Corps et perception de l’être
Nouvelle Fribourg n. 1
« La première chose qui s’offre à l’homme, quand il regarde,
c’est son corps, c’est-à-dire une certaine portion de matière qui lui est propre.
Mais pour comprendre ce qu’elle est, il faut qu’il la compare
avec tout ce qui est au-dessus de lui, et tout ce qui est au-dessous,
afin de reconnaître ses justes bornes. »
Blaise Pascal, Pensées (1669)
« Qu’est-ce qu’un corps ? », titre de l’exposition d’ouverture du Musée du Quai Branly de Paris (2007), pose à nouveau la question centrale amenée par la modernité poétique : mis en cause par les changements sociaux et historiques produits au cours du XXe siècle, le statut du corps se situe en effet au cœur des préoccupations, aussi bien esthétiques qu’ontologiques, de tous les arts qui en ont fait un objet soigné et torturé, idéalisé et manipulé, géométrisé et sectionné, multiplié jusqu’à l’effacement. Le corps est devenu ainsi le siège même de l’expérimentation artistique.
Ce bouleversement relève d’ailleurs de l’irruption de la pensée phénoménologique en philosophie qui, en brisant le dualisme entre l’âme et le corps, a placé ce dernier au centre du rapport de l’individu au monde : « Mon corps, écrit Maurice Merleau-Ponty, est à la fois voyant et visible (…). Visible et mobile, mon corps est au nombre des choses, il est l’une d’elles, il est pris dans le tissu du monde».
Ainsi, le corps devient l’instrument d’un voyage kinesthésique dans l’espace du monde, de même que dans l’ « espace du dedans », pour le dire avec Henri Michaux. De plus, en tant que visible et voyant à la fois, il assume la charge d’être simultanément le sujet et l’objet d’une exploration de l’extérieur et de l’intérieur, la forme et l’outil pour être perçus et pour se concevoir ; il devient le lieu propice à un processus inépuisable de tensions dialectiques entre affirmation et rectification, entre identité et altérité, fabriqué tant par soi-même que par les autres. Comme le soutient Alain Corbin, « le corps est une fiction, un ensemble de représentations mentales, une image inconsciente qui s’élabore, se dissout, se reconstruit au fil de l’histoire du sujet », sous la médiation de l’expérience et du discours autour d’elle. Or est-ce qu’on peut accepter la définition proposée par Umberto Eco, qui conçoit le corps comme une « œuvre ouverte » ?
Certes, le corps est une œuvre : une œuvre d’art en soi. Mais à quoi fait-il allusion l’adjectif “ouvert” ? La littérature et les arts figuratifs du XXe siècle nous offrent une image du corps sous le double signe de l’ouverture et de la finitude : ils nous ont montré qu’il s’agit d’un infini de pluralités. Le corps se définit en particulier comme :
Hybride : à côté de la connotation symbolique d’hybridation, le corps se révèle effectivement hétérogène et, en tant que tel, en mesure de créer de nouvelles catégories à appliquer à la lecture d’un monde où elles se projettent;
Fragmenté : le moi, dont le corps est signe, n’est pas que variable mais aussi fondamentalement pluriel, ce qui n’implique pas seulement une fluctuation dans la succession chronologique, mais aussi dans la synchronie de chaque instant ; on passe de la continuité dans le temps à la pluralité dans le présent ;
Défiguré : le corps perd son visage individuel en refusant toute imposition identitaire aprioristique ; néanmoins, le mouvement de déconstruction prélude à la tentative d’une recomposition plus vraie qui passe à travers une expérience de déséquilibre, de vertige, de vide.
En suivant ces trois substantifs clés de la réflexion littéraire et artistique – hybridation, fragmentation et défiguration – nous demandons ici de “travailler” sur le corps, sur ses images et ses représentations, et de le concevoir comme “l’objet d’un travail”, d’une “fabrication”. Le corps, matière et pensée, serait ainsi envisagé comme un champ d’investigation et d’expériences, comme le relais entre le geste et le mot, la vie et l’écriture.
Quels liens s’établissent alors entre le corps et l’expression dans le processus créateur ? De quelle manière le corps est-il mis en jeu dans la production artistique du XXe siècle ? Notre défi est aussi celui de mettre en relation arts figuratifs et littérature, étant donné la réflexion commune à ces deux domaines qui a caractérisé tout le XXe siècle. En fait, peintres et sculpteurs ébranlent les codes figuratifs de la tradition pour donner à leur tour cette image hybridée, fragmentée et défigurée du corps, et donc du moi, de l’homme moderne. Nous proposons des pistes d’analyse :
- Corps hybrides et hybridation de la forme: emprunts, combinatoire et mélanges vont redéfinir les relations entre composition, formes et figures.
- Le corps entre représentation et défiguration.
- Visages fragmentés et pluralité d’énonciation.
- Le corps entre mouvement kinesthésique et immobilité physique.
- Recherche d’une identité fixe ou acceptation et valorisation de la pluralité ?
- Mesurer, penser, maîtriser le temps et l’espace à travers le corps.
- La perception : perçu et percepteur à la fois, le corps comme plaque sensible qui produit et reçoit des sensations.
Date limite : 15 octobre 2014