ISSN 2421-5813

Une exposition de Jean-Marie Pirot au Duomo Vecchio de Brescia

L’exposition réalisée à Brescia en avril, intitulée « Nourrir le monde avec la beauté », a rassemblé 40 œuvres de l’artiste français Arcabas, pseudonyme de Jean-Marie Pirot, l’une des personnalités les plus importantes et originales de l’art sacré contemporain. L’exposition a été accueillie dans l’espace très charmant du Duomo Vecchio de la ville lombarde, appelé aussi la « Rotonda » pour sa forme singulière : il s’agit en effet d’une cathédrale romane, extrêmement suggestive, où règne une atmosphère mystique apte à héberger de nombreuses initiatives culturelles, comme il arrive depuis plusieurs années.

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Autoportrait à la blouse bleue

Né en 1926 à Trémery, en Lorraine, de mère allemande et de père français, Pirot a passé son enfance à Metz. Pendant la seconde guerre mondiale, il s’est engagé dans l’armée allemande, mais il a déserté et s’est réfugié à Paris, où il s’est consacré à l’étude des beaux-arts. De 1950 à 1969, après son diplôme, il a enseigné les arts décoratifs à Grenoble, jusqu’à obtenir en 1960 le prix « Cattedra di pittura ». Parmi toutes les techniques artistiques qu’il a expérimentées, Arcabas a toujours privilégié la peinture. Son inspiration principale vient de la Bible et son champ d’expression artistique préféré est l’art sacré. Son œuvre la plus importante est le monumental Ensemble d’art sacré contemporain, réalisé pour l’église de Saint-Hugues de Chartreuse entre 1953 et 1986. À partir de 1984, cette église est devenue « Musée départemental d’art sacré » et contient une bonne partie des œuvres de l’artiste. En outre, entre les années 60 et 70, Arcabas a travaillé comme décorateur théâtral pour les productions de Strindberg, Bernanos, Camus et Stravinski. L’histoire artistique d’Arcabas est symptomatique du parcours de l’art sacré au XXe siècle. Après la rupture nette entre les milieux de l’Église et les artistes, qui s’est produite au début du « siècle bref », Arcabas, avec sa peinture paisible et inspirée, a renoué un dialogue que l’on craignait inexorablement interrompu. Il le fait en prenant des distances de la peinture religieuse académique et imitative du XIXe siècle, affaiblie d’ailleurs par sa divulgation mécanique, que l’on voit dans les décorations des nos églises plus récentes. Il n’y a aucune trace d’hagiographie, ni d’idiote exubérance sentimentale dans les œuvres d’Arcabas. Au contraire, il y a une recherche artistique profonde, qui évolue grâce à des exigences intérieures également profondes. Il est naturel, quasi trop facile, d’évoquer face aux œuvres de ce peintre la célèbre invitation augustinienne à ré-entrer à l’intérieur de nous-même pour y chercher, in interiore homine, la vérité. C’est ce que propose Arcabas lui-même : il se définit comme un instrument qui, en utilisant des couleurs et en peignant, arrive à régler ses émotions : « Je ne connais pas l’effet de mon art sur le monde. Je suis un artisan, un ouvrier : je me contente de peindre ce qui émerge de moi, de mon cœur et de le porter à l’extérieur ». Du point de vue conceptuel, Arcabas se place avec décision dans le sillon d’une tradition platonique augustinienne, qui voit dans le binôme beauté-vérité une référence indispensable pour la création artistique : la vérité ultime et définitive sur l’histoire du monde est Dieu, et elle se manifeste parmi les hommes à travers la beauté. Elle se retrouve dans ce qui est tout d’abord créé, mais aussi dans ce qui naît de la main de l’artiste. Il s’agit d’une beauté qui interroge et qui inquiète, qui ne véhicule pas nécessairement un message de sérénité et de contemplation.

Le choix de Brescia pour une exposition sur Arcabas renvoie forcément le cœur et la pensée au Pape qui plus que tous, au cours du XXe siècle, a cherché à renouer le dialogue fécond entre les artistes et le Catholicisme : on parle bien sûr de Giovanni Battista Montini (1897-1978), Paul VI, et l’on se réfère à son célèbre discours adressé aux artistes en 1964, prononcé dans le cadre magnifique offert par la Chapelle Sixtine. Cet appel a abouti ensuite à l’inauguration de la section d’art moderne et contemporain des Musées du Vatican.

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Lettre aux artistes

« Le thème est le suivant » a dit Montini, « Nous avons besoin de rétablir l’amitié entre l’Eglise et les artistes (…). On vous a fait lutter parce qu’on vous a imposé comme canon principal l’imitation, à vous qui êtes des créateurs, toujours vivaces, féconds en idées et promoteurs de mille nouveautés. (…) On vous a souvent mis une cape de plomb sur le dos, nous pouvons le dire, pardonnez-nous (…). On a fait recours à des substituts, à l’oléographie, à l’œuvre d’art de peu de mérites et de peu de dépenses aussi parce que, à notre décharge, nous n’avions pas les moyens pour faire de grandes choses, belles, nouvelles, dignes d’être admirées… Refaisons-nous la paix ? Aujourd’hui ? Ici ? Voulons-nous redevenir amis ? Le Pape redevient-il l’ami des artistes ? ». Le besoin alors était (et est encore) celui de faire correspondre une forme d’expression artistique adéquate à la nouvelle conscience théologique du Christianisme : l’intention est celle d’arriver à incarner la profondeur de ce sentiment religieux, voire une esthétique cohérente avec la sensibilité contemporaine des croyants, un style qui puisse traduire ce que signifie être chrétien aujourd’hui. Plus loin dans ce même discours, Montini suggère un parallélisme intéressant entre la fonction du sacerdoce et celle de l’artiste : elle serait dans le deux cas « de rendre accessible et compréhensible, même émouvant, le monde du spirituel, de l’invisible, de l’infaillible, de Dieu. Et de cette opération… vous êtes les maîtres. C’est votre métier, votre mission ; et votre art est d’arracher du ciel de l’esprit ses trésors et de les revêtir de paroles, de couleurs, de formes, d’accessibilité ». C’est exactement cette intention qui a été reconnue à la base des œuvres d’Arcabas.

À l’exposition de Brescia on trouve beaucoup de tableaux moins connus, avec des sujets plus personnels. On se réfère en particulier à l’autoportrait qui représente l’artiste après une intervention à l’œil gauche, puis au portrait de sa femme dans un intérieur, à la hauteur de la meilleure peinture du genre de la fin du XIXe siècle, ou encore au portrait de celle-ci dans l’acte de se faire admirer avec une robe rouge flamboyant qui renvoie à George de La Tour, peintre très présent chez Arcabas. Dans ces œuvres, on devine la grâce d’un amour tenace, la force des liens nourris de l’épaisseur quotidienne du silence, des passions transformées par le temps en tendresse : c’est ce que ces tableaux dévoilent à nos yeux en demandant en échange une attitude de gentillesse et de décence.

On y voit aussi beaucoup de natures mortes, voire la poésie quotidienne des choses et leur silencieuse éloquence.

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Deux citrons

Le chant immobile des objets, gardiens opiniâtres de la mémoire humaine, des instants perdus, des expériences usées par le temps, mais ressuscitées comme par miracle à la vue d’une chaise, d’une tasse, d’une poignée d’épingles jetées nonchalamment.

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La casserole rouge

 

 

 

 

 

 

L’être est capable de se dégager aussi d’une simple serviette en papier. Le peintre écoute et traduit pour nous, tout simplement. La réalité existe, appelle, interroge : l’homme en réponse lui donne la vie.

Grâce à cette exposition, on découvre aussi un Arcabas paysagiste, assez insolite, bien que très présent.

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L’ange paysagiste

Malgré la variété de genres, les œuvres exposées à Brescia montrent encore une fois le dévouement profond d’Arcabas à l’Écriture, intérêt qui mérite une dernière remarque. Je parle de « dévouement à l’Écriture » et non, comme il pourrait être naturel, d’« art sacré » : il y a dans cette nuance le secret de sa popularité et le mérite de son travail.

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Les Pélerins d’Emmaüs rouge

Arcabas ne se contente pas d’agir comme illustrateur, comme il est arrivé parfois aux meilleurs interprètes de l’art religieux dans l’histoire, il ne se borne pas à créer des commentaires dépouillés des sujets sacrés. À travers les instruments propres de la peinture, avec sa propre façon de manipuler les concepts et grâce à une grande rigueur biblique, Arcabas accomplit une véritable œuvre d’exégèse de l’Écriture. Pendant qu’il transforme en art une page de la Bible, Jean-Marie Pirot, se servant de la sagesse d’artisan propre à Arcabas, l’interprète et démêle les couches enchevêtrées du sens, en ne mettant pas sous les yeux de l’observateur un récit d’images, mais une véritable, et très personnelle, herméneutique biblique médiatisée par la peinture.

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Lutte de Jacob avec l’Ange

                                                              

 

Fabio Larovere

Professeur d’Histoire des valeurs artistiques du territoire, Université Catholique de Brescia

POUR CITER CET ARTICLE  Fabio Larovere,  “Arcabas. Nourrir le monde avec la beauté”, Nouvelle Fribourg, n. 2, novembre 2016. URL : https://www.nouvelle-fribourg.com/musee-dart-et-dhistoire/arcabas-nourrir-le-monde-avec-la-beaute/


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