La carte et le territoire de Michel Houellebecq, une nouvelle perspective du portrait littéraire
Résumé Dans La carte et le territoire, la préoccupation constante de Michel Houellebecq de représenter l’écrivain à l’œuvre est d’autant plus évidente que le protagoniste de son livre, Jed Martin, est un peintre qui cherche à surprendre les gens dans l’exercice de leurs métiers. Parmi les sujets du roman figure le portrait de Houellebecq lui-même, devenu personnage – portrait dont la réalisation constitue le point de focalisation du texte. Notre attention se dirige vers l’examen des significations du portrait comme point de départ pour une réflexion métalittéraire sur le lien entre mimesis et vérité.
Abstract In The Map and the Territory, Michel Houellebecq’s main concern is to represent the writer at his working desk – and that is even more obvious when one recalls that Jed Martin, the novel’s main character, is a painter whose activity is to depict people while they are working. Among the novel’s topics, the portrait of Houellebecq himself (inserted in the novel as a character) is what I am interested in. My attention turns to an exam of portrait significances as a starting point for a metaliterary reflection about the link between mimesis and truth.
Mots-clés Portrait, autoportrait, motif du double, perspective narrative, œuvre d’art
Keywords Portrait, self-portrait, alter ego, narrative perspective, artwork
Être contemporain signifie selon Giorgio Agamben ne pas se limiter à vivre avec son époque, mais élucider ce qui se trouve sans lumière[1]. Écrivain contemporain, dans le sens que le philosophe italien donne à ce terme, Michel Houellebecq représente dans ses romans, les problèmes du monde dans lequel il vit et qui est le nôtre, pour faire surgir des vérités dissimulées. En tant qu’artiste, il désire, comme le montre Rita Schober, lutter contre toutes les formes d’art contribuant à la consolidation du système dominant[2]. Ainsi, par son roman, il combat le formalisme, tout en proposant un retour à la narration et à la fiction, ce qui, selon les chercheurs de nos jours, caractérise l’écriture romanesque des dernières décennies, désireuse de remettre le récit dans ses droits[3]. Comme les écrivains de l’extrême contemporain, Michel Houellebecq produit du fictif sous le schéma d’un retour au roman « réaliste » traditionnel, créant une prose narrative qui tend à englober divers genres du roman[4]. La Carte et le territoire présente un récit qui réunit les formes du roman réaliste classique, de la biographique romancée et de l’enquête policière. La transparence autofictionnelle de ce roman[5] – valable pour tous ses livres – est toute particulière et bien subtile, car Michel Houellebecq est présent dans le récit comme personnage sous son nom complet. D’autre part, les références à l’auteur sont aussi enrichies par le récit de la vie et de la création d’un artiste fictif, le peintre Jed Martin, dont certains aspects biographiques font penser à l’autobiographie houellebecquienne. En même temps, ce qui rend encore plus subtile cette piste de recherche est le recours, dans la troisième partie du roman, à une enquête policière pour l’élucidation du meurtre de Houellebecq-personnage. En tant que personnage du roman – organisé en prologue, trois parties et un épilogue –, Houellebecq apparaît dans la deuxième partie, occupant ainsi le centre de son roman.
Ce qui nous semble fonctionner comme moyen de mise en valeur de la transparence autofictionnelle, c’est le portrait, constituant le point de rencontre des deux artistes du roman, le peintre Jed Martin et l’écrivain Michel Houellebecq. Le peintre demande à l’écrivain, personnalité artistique célèbre, d’écrire sur lui dans le catalogue de sa future exposition. À son tour, il peint le portrait de l’écrivain pour ajouter la pièce manquante à la série de portraits représentant des gens dans l’exercice de leurs métiers. La création du portrait constitue pour les deux artistes un objet de réflexion pendant trois entretiens, lors des trois visites placées au centre du livre, que Jed Martin rend à Houellebecq-personnage. Les entretiens sont construits par un enchevêtrement de perspectives narratives : celle du narrateur, avec celles de Jed Martin et de Houellebecq-personnage, réalisant un mélange de narration, discours indirect libre et dialogue. Ce dernier met en scène Jed Martin comme un double de l’écrivain, reprenant la tradition littéraire du thème du double, favori des romantiques. Mais dans l’acception de Houellebecq, le double ne ressemble pas à la Muse de Nuit de mai d’Alfred de Musset, qui incite le poète à chanter avec son luth les beautés et les maux de ce monde. Il dérive de l’autre rimbaldien et de l’Igitur mallarméen, ayant, comme dans l’âge symboliste de la modernisation du discours littéraire, le sens manifeste de la réflexion sur le moi créateur[6]. Ainsi modernisé, le motif du double propose, chez Houellebecq, l’entretien de l’artiste, en fin de carrière, avec son double plus jeune, à l’âge de la force créatrice[7]. Ce que Houellebecq-personnage remarque avec un œil plus âgé et plus expérimenté, Jed l’a vécu ou pressenti sans se poser de questions, agissant uniquement au nom du désir de s’exprimer dans et par son art. C’est un jeu de miroirs dans lequel l’artiste, au bout de sa voie, peut suivre la formation de la conscience artistique. Il illustre également la complexité du regard artistique houellebecquien, de l’œil ouvert sur le monde, qui se voit voir[8]. La complexité de ce regard est enrichie par les deux perspectives des arts plastiques et de la littérature. Tout cela devient visible durant les trois visites que le peintre rend à l’écrivain.
La représentation du réel
Le peintre se rend pour la première fois chez l’écrivain pour lui demander de le présenter dans le catalogue de l’exposition qu’il prépare. Dans ce but, il lui montre un dossier avec des photocopies de ses œuvres. Intrigué par la question de l’écrivain, qui essaie de comprendre sa décision d’abandonner la photographie pour la peinture, le peintre commence à se poser des questions sur son art, auxquelles il semble ne jamais avoir pensé, vu les hésitations soulignées par le narrateur :
Jed réfléchit longtemps avant de répondre. « Je ne suis pas très sûr de savoir, avoua-t-il finalement. Mais le problème des arts plastiques, il me semble, poursuivit-il avec hésitation, c’est l’abondance des sujets. Par exemple, je pourrais parfaitement considérer ce radiateur comme un sujet pictural valable. […] Vous, je ne sais pas si vous pourriez faire quelque chose sur le plan littéraire, avec le radiateur, insista Jed. Enfin si, il y a Robbe-Grillet, il aurait simplement décrit le radiateur… Mais, je ne sais pas, je ne trouve pas ça tellement intéressant. » (p. 136)[9]
Par l’exemple de la représentation du radiateur, ce passage aborde la question de la transposition du réel en art. Grâce à l’expérience acquise, et en adversaire du formalisme, Houellebecq-personnage se lance, exploitant cet exemple, dans un véritable plaidoyer sur les possibilités de l’expression artistique en littérature, pour faire ressortir des sens qui conduisent à la compréhension de la vérité. En parlant vite, avec passion, il explique comment un objet banal comme le radiateur peut inspirer la forme littéraire et la thématique. Cet objet peut être à l’origine d’un thriller : « On pourrait très bien imaginer un thriller avec un important marché portant sur des milliers de radiateurs. » (p. 138), aussi bien qu’à l’origine d’un roman sur la condition humaine :
On pouvait considérer comme scandaleux que cette maison récente ait été équipée de radiateurs aussi anciens, de radiateurs au rabais en quelque sorte, et en cas d’accidents, par exemple d’une explosion de radiateurs, je pourrais vraisemblablement me retourner contre les constructeurs. […] Voilà un sujet magnifique, foutrement intéressant même, un authentique drame humain ! » (p. 138)
Ce même objet pourrait également conduire à des réflexions sur l’industrie : « On pourrait très bien, aujourd’hui, retracer dans un roman le parcours du minerai de fer, la fusion réductrice du fer et du coke métallurgique, l’usinage du matériau, la commercialisation enfin. » (p. 139). Enumérant toutes ces formes d’expression littéraire, l’écrivain formule un principe qui doit gouverner la création artistique : le dépassement du formalisme par le symbole et par la suggestion de sens implicites. Il dirige ainsi son double vers la compréhension de sa mission d’artiste. « D’un tableau à l’autre j’essaie de construire un espace artificiel, symbolique, où je puisse représenter des situations qui aient un sens pour le groupe. » (p. 145), avoue le jeune créateur après avoir entendu parler son confrère plus âgé. Par l’intermédiaire des voix de ses personnages, Houellebecq trouve la manière de s’impliquer dans son texte pour souligner l’importance de la formation d’une conscience artistique dont le but est de révéler « au groupe », c’est-à-dire à ceux à qui s’adresse le message, les aspects cachés du monde dans lequel on vit.
Une fois arrivé chez lui, Jed prend la décision de faire le portrait de Houellebecq-personnage, tout comme celui-ci fera le sien. Cette décision représente le moment où les deux artistes, entraînés dans le jeu de miroirs, conscients de leur mission, pourront désormais créer chacun le portrait de l’autre, exprimant chacun les traits de l’autre à travers sa propre intériorité.
La création du portrait
Le peintre rend une deuxième visite à l’écrivain, pour le photographier, surtout dans son bureau en vue de la création de son portrait. Pendant l’entretien, une théorie de la création du portrait, commune à la peinture et à la littérature, semble se constituer à partir des réflexions des deux artistes.
L’écrivain met en discussion le problème de la valeur, soulignant l’opposition entre les intérêts de la société économique et la condition de l’artiste. Dans la société économique, la valeur est éphémère, car un produit devient vite obsolète, pour être remplacé par un autre, amélioré techniquement. Cette mentalité s’applique aussi à l’artiste, en tant que producteur de valeur :
Nous aussi nous sommes des produits…, poursuivit-il, des produits culturels. Nous aussi nous serons frappés d’obsolescence. Le fonctionnement du dispositif est identique – à ceci près qu’il n’y a pas, en général, d’amélioration technique ou fonctionnelle évidente ; seule demeure l’exigence de nouveauté à l’état pur. (p. 167)
L’observation pessimiste de Houellebecq-personnage, concernant la reconnaissance de la valeur artistique par la société, renvoie pourtant, grâce au syntagme « l’exigence de nouveauté à l’état pur », à un principe de base de l’esthétique houellebecquienne : le renouvellement des formes d’expression littéraire comme modalité de résistance pour la sauvegarde de la culture. La remarque du peintre : « Il y a quelque chose dans votre regard, je ne saurais pas dire quoi, mais je crois que je peux le transcrire… » (p. 169), continue cette idée, posant la question du savoir-faire. Houellebecq rencontre ici l’idée des poétiques modernes de souche mallarméenne[10], soulignant que la représentation de la vérité ne vient pas d’une explication donnée par l’artiste, lui-même ne la connaissant pas (« Il y a quelque chose dans votre regard, je ne saurais pas dire quoi « ), mais de la maîtrise des moyens artistiques (« mais je crois que je peux le transcrire »), qui mène au déchiffrement de cette vérité. En tant que peintre, créateur de portrait, Jed mise sur la réussite du regard de l’être portraituré pour parvenir à la révélation de la vérité humaine[11]. La perspective narrative, exprimant d’ailleurs la voix de l’auteur, intervient pour expliquer d’où vient la confiance du peintre dans la réussite de sa création : « Le mot de passion traversa soudain l’esprit de Jed […] » (p. 168). Houellebecq écrit le mot passion en italique pour souligner la même importance qu’a pour lui le mot vérité. Les deux mots expriment la source et le but de la création artistique, la passion d’entamer l’acte pour faire ressortir la vérité.
Le double jeune incite son double âgé à expliquer la manière dont l’artiste doit répondre à cette exigence dans la création d’un portrait, tout en tenant compte de la singularité de l’être portraituré :
Ce qui est curieux, vous savez… poursuivit-il plus calmement, un portraitiste, on s’attend qu’il met en avant la singularité du modèle, ce qui fait de lui un être humain unique. Et c’est ce que je fais, dans un sens, mais d’un autre point de vue j’ai l’impression que les gens se ressemblent beaucoup plus qu’on ne le dit habituellement, surtout quand je fais les méplats, les maxillaires, j’ai l’impression de répéter les motifs d’un puzzle. Je sais bien que les êtres humains c’est le sujet du roman, de la great occidental novel, un des grands sujets de la peinture aussi, mais je ne peux pas m’empêcher de penser que les gens sont beaucoup moins différents entre eux qu’ils ne le croient en général. Qu’il y a trop de complications dans la société, trop de distinctions, de catégories… (p. 171)
Le double âgé développe sa réflexion sur un schéma antithétique, en choisissant l’exemple de deux œuvres célèbres qui mettent face à face le grotesque et le sublime. Il qualifie le portrait de Dora May par Picasso « hideusement déformé parce que son âme est hideuse » (p. 172). En revanche, « le portrait de Ducon, appartenant à la Guilde des Marchands, par Van Dyke, là c’est autre chose ; parce que ce n’est pas Ducon qui intéresse Van Dyck, c’est la Guilde des Marchands. » (p. 172). En s’appuyant sur ces deux exemples, Houellebecq-personnage soutient l’idée que l’exécution du portrait réclame l’expression du sublime et que, dans ce but, il ne doit pas représenter le regard personnel et subjectif du créateur sur le monde, mais le regard de l’artiste sensible à la création du beau et à l’expression de la vérité[12]. Pour renforcer cette idée, il oppose le portrait créé artistiquement au portrait photographié :
Vous savez, je me rends compte de ce que vous êtes en train de faire, j’en connais les conséquences. Vous êtes un bon artiste, sans entrer dans les détails on peut dire ça. Le résultat, c’est que j’ai été pris en photo des milliers de fois, mais s’il y a une image de moi, une seule, qui persistera dans les siècles à venir, ce sera votre tableau. (p. 173)
Ce passage exprime synthétiquement la confiance de Houellebecq dans la survivance du portrait artistique grâce à la représentation de la singularité comme vérité de l’être humain. Ainsi, on peut comprendre que le portrait créé par le peintre n’est pas le portrait de Houellebecq-personnage, mais le portrait de celui-ci en tant que représentant de sa « Guilde », le portrait de l’artiste en général.
La reconnaissance de la vérité
Le peintre rend une dernière visite à l’écrivain après la fermeture de l’exposition, pour lui offrir le portrait. En le regardant, l’écrivain remarque : « Je le regarderai quelquefois, il me rappellera que j’ai eu une vie intense, par moments. » (p. 250) Le dernier entretien donne aux deux artistes l’occasion de continuer la réflexion sur l’art du portrait, une fois l’œuvre achevée. La réplique de Houellebecq-personnage marque le moment de la reconnaissance de la vérité encryptée dans l’œuvre. Pour lui, le portrait, son portrait, lui donne la possibilité de récupérer ce qu’il a perdu de sa vie. Cela ne se fait pas instantanément, par un simple regard, mais « par moments ». Ce sont les moments privilégiés que seul l’art peut procurer, qui laissent transparaître l’existence avec ce qu’elle a de plus « intense ». Le portrait de Houellebecq-personnage confirme ainsi son rôle dans la mise en évidence de l’autofiction. Mais à travers la réplique du personnage, il faut surtout reconnaître l’auteur qui parle de son art, le roman se présentant ainsi comme une fiction autoréférentielle. Tout comme Proust, qui montre dans son roman que seule la littérature est en mesure de représenter authentiquement la vie, parce qu’elle exprime et explique le vécu, en traversant le visible pour accéder à l’essence, Houellebecq met en évidence, à travers le portrait, la fonction de l’art de restituer la vie sublimée par l’acte artistique, devenue authentique et vivante parce qu’elle fait ressortir la vérité intérieure, et rend ainsi la singularité humaine généralement valable. Si Proust l’a démontré en utilisant « je » comme personne du discours pour parler de « moi », Houellebecq utilise le thème du double en tant que dialogue entre « moi » et « moi ». Par l’intermédiaire de la peinture, Jed Martin est celui qui confirme, dans le jeu du double, l’insuffisance de la mimesis dans l’expression de l’énigme humaine. Le prologue du roman l’a présenté dans un moment de manque de créativité, incapable de finir un tableau représentant les portraits de deux artistes plastiques, le britannique Damien Hirst et l’américain Jeff Koons. S’il lui a été facile de peindre le portrait du premier, car le visage communiquait sans effort le cynisme de l’homme riche, après trois semaines de retouches, il n’est toujours pas arrivé à surprendre sur la toile l’exaltation perçue dans le regard du dernier. Les entretiens avec Houellebec-personnage l’ont aidé à comprendre la mission de l’art d’aller au-delà des apparences pour exprimer la vérité par les moyens artistiques, qui assurent la réussite de l’expression du regard sur le monde.
L’utilisation du thème du double s’enrichit de significations lors de la séparation définitive des deux artistes:
Sur le seuil de la porte, ils furent saisis par le froid. La neige luisait faiblement. Les branches noires des arbres dénudés se détachaient sur le ciel gris sombre. « Il va y avoir du verglas, dit Houellebecq, conduisez prudemment. » Au moment où il faisait demi-tour pour repartir, Jed le vit qui agitait très lentement sa main à la hauteur de l’épaule, en signe d’adieu. (p. 258)
Le conseil adressé à Jed par Houellebecq-personnage, de même que son geste timide et délicat d’adieu, dénoncent son attachement pour le jeune artiste. Cette conduite paternelle rappelle le principe fondamental de la poétique houellebecquienne ainsi formulé dans Rester vivant : « Compte tenu des caractéristiques de l’époque moderne, l’amour ne peut plus guère se manifester ; mais l’idéal de l’amour n’a pas diminué. Étant, comme tout idéal, fondamentalement situé hors du temps, il ne saurait ni diminuer, ni disparaître. »[13] La rencontre des deux artistes et leurs entretiens soulignent l’importance de la communication interhumaine pour faire ressortir l’amour comme porte d’accès vers la vérité humaine. Le portrait de Houellebecq-personnage exécuté par Jed fait valoir la mission de l’art de transmettre cette vérité en lui subordonnant tous les autres aspects de la vie, comme il ressort de cette phrase dont les historiens d’art caractérisent le tableau : « Peu de gens de toutes façons, au moment de la présentation du tableau, prêtèrent attention au fond, éclipsé par l’incroyable expressivité du personnage principal. » (p. 180). Tout cela renvoie à l’idée centrale de la poétique houellebecquienne de dépasser le confort de la simple mimesis pour dénoncer la vérité.
Conclusion
Mettant au centre de son roman le problème de la création du portrait, genre qui exprime l’essence de l’être dans les arts visuels et dans la littérature, Michel Houellebecq pratique sans doute une écriture de soi, évitant pourtant la création d’un autoportrait à la manière de Montaigne ou de Leiris. L’originalité de son autofiction réside dans l’invention d’un artiste fictif grâce auquel, au lieu d’entreprendre un travail d’exploration de son passé et de son devenir, il traverse les étapes de sa formation artistique. Il exprime ainsi l’espoir de trouver dans le passé d’autrui ce qu’il a perdu ou ce qu’il n’a pas saisi dans sa propre évolution. Mais l’auteur se livre aussi à travers le portrait de Houellebecq-personnage. Il exploite ainsi le thème du double, en créant par le truchement des deux personnages son portrait d’artiste complexe, à la fois créateur et penseur de l’acte littéraire. Le peintre crée le portrait de Houellebecq-personnage, qui devient le chef d’œuvre de sa création, car il a compris que ce qu’il doit transmettre par son art est la vérité humaine exprimée par l’être portraituré. L’écrivain présente le portrait du peintre, tout en soulignant l’importance du regard porté sur la société de son temps, qui doit être simple et direct[14]. Le trait d’union de ces deux portraits est l’expression de la vérité, principe fondateur de la poétique houllebecquienne, comme il l’a souligné dans Rester vivant, avant même d’entamer la création romanesque[15]. En même temps, le dialogue entre le peintre et l’écrivain souligne l’importance de la communication et de la compréhension réciproque des artistes pour la sauvegarde de la vie spirituelle dans le monde technico-économique.
La création du portrait confère au roman la qualité spéculaire. Les deux protagonistes du roman créent des portraits d’artistes, comme Houellebecq lui-même, qui crée son portrait à travers leurs productions. En même temps, les deux artistes renvoient eux aussi à l’écrivain, qui présente ainsi son image sous deux hypostases : l’artiste engagé dans l’acte créateur (Jed Martin) et l’artiste lancé dans des réflexions sur l’art (Houellebecq-personnage). Les techniques spéculaires utilisées contribuent ainsi à la complexité du portrait d’artiste de Houellebecq, producteur du texte et narrateur du roman, mais aussi personnage engagé dans la trame avec sa propre identité, posture dans laquelle il est aussi sujet d’une œuvre. Parler de soi-même à travers son portrait créé par un autre lui donne l’occasion de se voir dans et par l’acte artistique. Houellebecq préfère le portrait à l’autoportrait pour se représenter parce qu’il préfère s’exposer, au lieu de s’explorer. C’est ce qu’on pourrait comprendre de la phrase en capitales figurant comme titre de la première exposition de son personnage artiste : LA CARTE EST PLUS INTÉRESSANTE QUE LE TERRITOIRE.
Yvonne Goga
Université Babeș-Bolyai, Cluj-Napoca
Fondatrice du Centre d’Etude du Roman Français Actuel (CERFA)
Bibliographie
BEAUJOUR, Michel, Miroirs d’encre. Rhétorique de l’autoportrait, Paris, Seuil, 1980.
GODARD, Roger, Itinéraires du roman contemporain, Paris, Armand Collin, 2006.
COPELLO, Fernando – DELGADO-RICHET Aurora (dir.), Le portrait. Champs d’expérimentation, Rennes, Presse Universitaire de Rennes, 2013.
GAUCHER-REMOND Elisabeth – GARAPON Jean (dir.), L’autoportrait dans la littérature française. Du Moyen Âge au xviie siècle, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2013.
LASCAUX Sandrine et OUALLET Yves (dir.), Autoportrait et altérité, Mont-Saint-Aignan, Presses Universitaires de Rouen et du Havre, 2014.
LEJEUNE Philippe, L’autobiographie en France, Paris, Armand Colin, 1998.
LEJEUNE Philippe – VIOLLET Catherine (dir.), Genèse du « Je ». Manuscrits et autobiographie, Paris, CNRS éditions, 2000.
OBERGÖKER Timo (dir.), Les lieux de l’extrême contemporain, München, Martin Meidenbauer, 2011.
RINNER Fridum (dir.), Identité en métamorphose dans l’écriture contemporaine, Presses de l’Université de Provence, 2006.
VALETTE Bernard, Esthétique du roman moderne, Paris, Nathan, 1993.
VIART Dominique, La littérature française au présent. Héritage, modernité, mutations, Paris, Bordas, 2008 (2e édition augmentée).
POUR CITER CET ARTICLE
Yvonne Goga, « La carte et le territoire de Michel Houellebecq, une nouvelle perspective du portrait littéraire », Nouvelle Fribourg, n. 3, juin 2018, URL : https://www.nouvelle-fribourg.com/archives/la-carte-et-le-territoire-de-michel-houellebecq-une-nouvelle-perspective-du-portrait-litteraire/
NOTES
1 Le philosophe italien souligne cette idée dans ces termes : « Au contraire, le contemporain est celui qui perçoit l’obscurité de son temps comme une affaire qui le regarde et n’a cesse de l’interpeller, quelque chose qui, plus que toute lumière, est directement et singulièrement tourné vers lui. Contemporain est celui qui reçoit en plein visage le faisceau de ténèbres qui provient de son temps ». Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ?, (traduit en français par Maxime Rovere), Paris, Ed. Payot-Rivages, 2008, p. 22.
2 Voir Rita Schober, « Vision du monde et théorie du roman, concepts opératoires des romans de Michel Houellebecq », Marc Dambre, Aline Mura-Brunel, Bruno Blanckman, Le roman français au tournant du XXIe siècle, Paris, Presse Sorbonne Nouvelle, 2004.
3 Voir Dominique Viart, « Mémoires du récit. Questions à la modernité», Revue des lettres modernes, série Ecritures contemporaines, n° 1, Paris-Caen, Lettres modernes, Minard, 1998 et La littérature française au présent. Héritage, modernité, mutations, Paris, Bordas, 2008 (2e édition augmentée).Voir aussi Aaron Kibédi-Varga, « Le Récit postmoderne », Littérature, n° 77, 1990.
4 Christelle Reggiani montre que le romanesque contemporain trouve des moyens de refuge dans les genres du roman pour éviter une exploration directe du passé. « Le romanesque contemporain », Timo Obergöker (éd.), Les lieux de l’extrême contemporain, München, Martin Meidenbauer, 2011, pp. 23-33.
5 Raphaël Baroni affirme même que : « Le dernier roman de Michel Houellebecq, La Carte et le territoire, apparaît comme un cas exemplaire d’autofiction », « Authentifier la fiction ou généraliser l’autobiographie ? », dans Joël Zufferey (dir.), L’Autofiction : variations génériques et discursives, Louvain‑la‑Neuve, Academia / L’Harmattan, 2012, p.91. Agathe Novak-Lechevalier estime que « si l’on parle d’autofiction, il faut se souvenir qu’il s’agit là d’une sorte d’autofiction très particulière : car la fictionnalisation de l’auteur n’a pas ici pour objet d’authentifier le roman en le reliant à une expérience subjective donnée comme authentique ; bien au contraire, elle tend à ébranler ce point d’ancrage réel en l’arrimant à la fiction. » Agathe Novak‑Lechevalier, « Porté disparu : Michel Houellebecq et l’art de l’évanouissement », Fabula / Les colloques, Les «voix» de Michel Houellebecq, URL : http://www.fabula.org/colloques/document4307.php, page consultée le 15 mai 2018.
6 La célèbre phrase rimbaldienne « Je est un autre » de la Lettre adressée à Paul Demeny le 15 mai 1871, nomme la naissance du créateur de ses propres visions. Dans Igitur, œuvre en prose, Mallarmé développe l'aventure de la création de la pensé pure, de celui qui peut entretenir son rêve par l’acte créateur. Igitur est « Le personnage qui, croyant à l’existence du seul Absolu, s’imagine être partout dans un rêve [... ]. » Stéphane Mallarmé, Igitur, Oeuvres complètes, texte établi et annoté par Henri Mondor et G. Ean-Aubry, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1970, p. 442.
7 Paul Guimard a exploité de la même manière le thème du double, dans son roman Le mauvais temps, Paris, Denoël, 1976, tout en proposant, par l’entretien entre le double jeune et le double âgé, une forme d’accès à la communication avec son monde.
8 Georges Perec construit son roman Un homme qui dort, Paris, Denoël, 1967, sur l’idée du double envisageant l’artiste au travail face à sa propre image. Le double est exprimé d’une manière originale par l’emploi du pronom personnel « tu » qui accentue l’unité familière avec le moi.
9 Michel, Houellebecq, La Carte et le territoire, Paris, Flammarion, 2010. Voir cette édition pour toutes les références de pages entre parenthèses dans le corps du texte.
10 Dans l’article intitulé « Le Mystère dans les lettres », Mallarmé explique la mission de la littéarure de faire ressortir l’énigme par l’acte de la lecture, ce qui renvoie à la maîtrise des moyens d’expression artistique : « Un solitaire tacite concert se donne, par la lecture, à l’esprit qui regagne, sur une sonorité moindre, la signification : aucun moyen mental exaltant la symphonie, ne manquera, raréfié et c’est tout – du fait de la pensée. » Oeuvres, éd. Henri Mondor et G. Jean-Aubry, Paris, Gallimard, coo. Bibliothèque de la Pléïade, 1970, p.380.
11 Fernando Copello et Aurora Delgado-Richet souligne ainsi l’importance du regard dans l’exécution du portrait : « Ce regard multiplie les possibilités du portrait, le met en mouvement, le tire de son isolement et l’intègre dans le monde. Ce regard est une forme de reproductibilité qui n’est pas technique et uniforme mais ouverte à des réceptions individuelles. Il y a un dialogue étrange entre ce regard immuable de l’être portraituré et son spectateur en mouvement dans l’espace et dans le temps. » , Le portrait. Champs d’expérimentation, Fernando Copello et Aurora Delgado-Richet (dir.), Presse universitaire de Rennes, 2013, p. 9.
12 Cela correspond à l’invitation lancée par Houellebecq aux créateurs de littérature dans Rester vivant, Paris, Editions J’AI LU Librio, 2016, (première édition : Editions de La Différence, 1991) : « Croyez à l’identité entre le Vrai, le Beau et le Bien », p. 26.
13 Michel Houellebecq, Rester Vivant, op.cit., p. 10.
14 « Dans ses titres comme dans sa peinture elle-même, Martin est toujours simple et direct : il décrit le monde, ne s’autorisant que rarement une notation poétique, un sous-titre servant de commentaire. » La Carte et le territoire, op.cit., p. 184.
15 « La vérité est scandaleuse. Mais sans elle, il n’y a rien qui vaille. Une vision honnête et naïve du monde est déjà un chef-d’œuvre. En regard de cette exigence, l’originalité pèse peu. Ne vous en préoccupez pas. De toute manière, une originalité se dégagera forcément de la somme de vos défauts. Pour ce qui vous concerne, dites simplement la vérité ; dites tout simplement la vérité, ni plus ni moins. » Rester vivant, op.cit., p. 27.