Enchâssement des espaces fictionnels : le cas de l’onirisme dans L’Herbe rouge et Les Bâtisseurs d’empire de Boris Vian
Résumé Si l’œuvre littéraire de Boris Vian paraît être traversée par le rêve, l’onirisme demeure une voie quasi inexplorée dans le paysage des études vianesques. Plusieurs de ses œuvres semblent pourtant appeler par leurs thèmes et leurs formes le monde parallèle des songes. C’est le cas notamment du roman L’herbe rouge et de la pièce Les Bâtisseurs d’empire publiés respectivement en 1950 et 1959. L’objectif de cet article est de cerner non seulement la manière dont l’espace dans le corpus est teinté d’onirisme, mais aussi la façon dont la frontière du monde des rêves est en perpétuelle concurrence avec celles de l’espace fictionnel et de l’univers référentiel du lecteur.
Abstract Although dream is constantly present in the work of Boris Vian, it remains an almost unexplored path in Vianesque studies. However, many of his writings deal, by their themes and forms, with the parallel world of dreams. It is the case of the novel L’herbe rouge and the play Les Bâtisseurs d’empire, published respectively in 1950 and 1959. Therefore, this article aims to demonstrate not only that space, in the selected corpus, is tinted with oneirism, but also that this oneirism causes the boundaries of the dreamed world to be in competition with those of the fictional space and of the reader’s referential reality.
Mots-clés Espace littéraire – onirisme littéraire – narratologie – herméneutique – comparaison générique – Boris Vian
Keywords Literary space – oneirism – narratology – hermeneutics – literary genres – Boris Vian
Si pour Paul Ricœur c’est par l’acte de lecture que « le texte devient œuvre dans l’interaction entre texte et récepteur »[1], c’est également par la rencontre de ces instances lectrice et textuelle que naît l’espace littéraire, défini par Maurice Blanchot comme un espace pourvu de frontières englobant les mondes fictionnel et référentiel convoqués par le récit[2]. Or, en interférant avec les frontières attendues de l’espace littéraire comme avec celles du récit[3], les fictions atopiques, en ce qu’elles « résistent à l’inscription géographique, mais refusent en outre toute classification générique »[4], sont à même de remettre en question les fonctions traditionnelles de l’ouverture dans l’œuvre, voire de remanier la relation construite par l’espace littéraire entre monde réel et monde fictif. Le cas des espaces oniriques me semble tout désigné pour esquisser une réflexion sur la distance entre fiction et réalité en littérature. Si passer du monde réel à la fiction est un acte habituel, voire naturel, le passage du monde fictionnel à celui du rêve (dans une œuvre de prime abord non-identifiée comme « récit de rêve ») convoque une interaction nouvelle entre le texte et le lecteur. En effet, ces espaces donnent lieu à un redoublement de la tension génératrice de l’œuvre par l’ajout d’une frontière supplémentaire à traverser, celle du rêve, différenciée à la fois de celle du monde référentiel du lecteur et de celle de la réalité fictive immanente au récit. Autrement dit, l’entrée dans un texte onirique aurait, pour condition d’accès, une superposition des niveaux, comme une mise en abyme de espaces fictionnels : un monde rêvé dans un monde déjà fictif. Or, les frontières respectives de ces mondes enchâssés seraient floues et poreuses, admettant la permutation des indices textuels et produisant un va-et-vient de l’attention du lecteur entre deux réalités concomitantes. C’est le cas notamment du roman L’herbe rouge[5] et de la pièce Les Bâtisseurs d’empire[6] de Boris Vian dont la structure du monde rêvé, enchâssée dans la fiction, apparaît dès l’incipit du roman et dès l’exposition de la fable[7]. C’est donc dire que l’entrée dans ces œuvres par l’acte de lecture est caractérisée par deux passages, successifs ou simultanés, du lecteur dans la fiction. Ces passages créent, selon mon hypothèse, de multiples frontières, d’abord englobantes — celles de l’espace littéraire au sens entendu par Blanchot — puis d’autres, perméables, illustrant un troisième niveau, celui du rêve. Or, comment s’opère ce deuxième passage du monde fictif généré par la rencontre préalable avec le texte vers le monde doublement fictif du rêve, inséré en quelque sorte dans l’univers « réel » des personnages du récit ? Il sera question de dégager, à travers l’analyse des incipits, les obstacles à la compréhension engendrés par l’onirisme des textes, lesquels entravent l’entrée du lecteur dans l’œuvre. Je considérerai que ces conflits interprétatifs ont trait aux marques de fictionnalité présentes dans les premières pages des textes, en particulier lorsque celles-ci sont confrontées, soit à l’indétermination du sens telle que décrite par Tzvetan Todorov dans Symbolisme et interprétation comme « constitutive de toute évocation »[8], soit à l’insignifiance du parcours indiciaire tracé par les textes et destiné à mettre en échec toute entreprise de décodage[9].
L’herbe rouge[10]
Le roman de science-fiction L’herbe rouge narre l’expérience d’un ingénieur, Wolf, qui cherche à créer une machine capable de lui faire revivre ses souvenirs afin de les oublier. L’espace y est manifestement étrange, apparemment transformé par un événement inconnu du lecteur. L’œuvre s’ouvre sur une scène de réveil :
Le vent, tiède et endormi, poussait une brassée de feuilles contre la fenêtre. Wolf, fasciné, guettait le petit coin de jour démasqué périodiquement par le retour en arrière de la branche. Sans motif, il se secoua soudain, appuya ses mains sur le bord de son bureau et se leva. Au passage, il fit grincer la lame grinçante du parquet et ferma la porte silencieusement pour compenser. Il descendit l’escalier, se retrouva dehors et ses pieds prirent contact avec l’allée de briques, bordée d’orties bifides, qui menait au Carré, à travers l’herbe rouge du pays.[11]
L’entrée, en apparence surprenante, dans le monde onirique à travers l’éveil n’a cependant rien d’inattendu. Il s’agit plutôt d’un motif récurrent selon Jean-Daniel Gollut pour qui le réveil peut effectivement « s’avérer, contre toute attente, le premier contenu d’un rêve ! »[12], comme « une fausse indication de réveil, sorte d’équivalent narratif de l’impression de “réveil dans le rêve” »[13]. Or, il ajoute : « Après indication de réveil, il faudra que le récit présente nombre d’indices significatifs du rêve pour que l’on se dispose à y reconnaître le monde onirique prétendument quitté »[14]. Les premières pages du roman permettent de voir émerger la pointe d’un monde onirique représenté, conformément à ce que décrit Gollut comme un monde où « l’impossible se mêle au réel »[15].
D’une part, certains éléments structurants de l’espace semblent résolument œuvrer à titre d’agents transitifs permettant au réel et au rêve de s’imbriquer, créant un effet de flottement, une impression d’incertitude. D’abord, la fenêtre, apparaissant dès les premières lignes, comporte des caractéristiques notables, bien que sa très brève mention tende à la reléguer au rang de simple élément décoratif. Elle constitue, en effet, le premier point d’accès vers l’extérieur. Elle est également la première porte d’entrée pour le lecteur qui pourra constater que ladite fenêtre est fermée, puisque le vent, les feuilles et la branche se heurtent contre celle-ci, empêchant Wolf de prendre pleinement emprise sur le réel et ne lui permettant uniquement d’épier, dans un état de fascination, « le petit coin de jour démasqué périodiquement » (HR, p. 9). L’instabilité du réel et sa mise à l’écart par la fenêtre fermée ne pourraient ainsi être plus appréhensibles. L’escalier, emprunté ensuite par Wolf pour rejoindre l’extérieur, n’est pas non plus anodin, puisqu’il indique le passage du dedans vers le dehors. Sans m’attarder sur cette dialectique maintes fois explorée en analyse littéraire de l’espace, je me contenterai d’étayer l’importance que j’accorde à cette transition par les mots de Gaston Bachelard :
[L]e dedans et le dehors vécus par l’imagination ne peuvent plus être pris dans leur simple réciprocité. […] en choisissant des départs plus concrets, plus phénoménologiquement exacts, nous nous rendrons compte que la dialectique du dedans et du dehors se multiplie et se diversifie en d’innombrables nuances.[16]
Ainsi, l’escalier, emprunté immédiatement au levé d’ailleurs « sans motif » (HR, p. 9) du lit, mène directement et sans escale à l’extérieur « à travers l’herbe rouge du pays » (HR, p. 9). L’escalier lui-même se dresse donc comme élément de transition du personnage vers le monde onirique et structure un premier passage entre l’espace fictif et l’espace rêvé. De plus, une fois le contact pris avec l’extérieur, le premier élément spatial visible est la machine, véritable moteur de l’action. C’est par elle que le protagoniste voyagera au cœur de ses souvenirs : « La machine, à cent pas, charcutait le ciel de sa structure d’acier gris, le cernait de triangles inhumains. » (HR, p. 9). Si la structure apparaît d’emblée inusitée, d’abord par sa désignation au moyen du déterminant défini « la » (sans toutefois que le lecteur connaisse préalablement sa nature ou sa fonction), puis par sa grandeur et son originalité puisqu’elle semble toucher le ciel en y traçant des formes non seulement singulières, mais aussi inhumaines, son étrangeté est confirmée quelques lignes plus loin :
Il regarda l’appareil. La case était remontée, et entre les quatre pieds râblés béait un puits profond. Il contenait, rangés en bon ordre, les éléments destructeurs qui viendraient s’ajuster automatiquement à la suite les uns des autres, au fur et à mesure de leur usure. (HR, p. 10)
Ce passage, qui se garde bien de renseigner véritablement le lecteur sur la nature de l’étonnante machine, confère à celle-ci un caractère inquiétant (en regard notamment de la profondeur du puits qu’elle surplombe et des éléments destructeurs qu’il recèle) et une certaine autonomie (puisque ces derniers sont pourvus d’ajustements automatisés). L’inquiétude est d’ailleurs confirmée dans le cotexte immédiat à travers les paroles de Wolf : « Pourvu qu’il n’y ait pas de pépin » (HR, p. 10). En somme, bien que l’incipit mette en scène ce qui semble être le réveil du personnage principal, les indices textuels que sont les trois premiers éléments structurants de l’espace tendent à contredire celui-ci, indiquant plutôt le passage graduel du personnage vers l’espace du rêve.
D’autre part, l’analyse des quelques passages strictement descriptifs permet d’approfondir la thèse de l’entrée dans le monde onirique. En plus des extraits précédemment cités concernant la machine, trois autres séquences descriptives peuvent être découpées dans les limites du passage qui m’intéresse. Si toutes contribuent à dessiner un peu mieux l’espace auquel le personnage et le lecteur ont affaire, elles illustrent chacune également des aspects signifiants de l’espace onirique que je tente de délimiter. Le premier de ces extraits a justement à voir avec les limites, représentant l’espace extérieur du Carré comme fermé, tel un espace imbriqué dans un autre, à l’image de la structure interne de l’œuvre : « Wolf était tout seul au milieu du Carré. Les hauts murs de pierre rose s’élevaient nets et précis à quelques centaines de mètres. » (HR, p. 11) Ainsi, l’espace du pays, que l’on aurait pu croire vaste et étendu, est pour le moment contraint par une frontière physique englobante et strictement définie. Plus loin, la mention du son des voitures parvenant par-delà le mur ajoute une couche de sens à cette frontière, confirmant son statut de sous-ensemble spatial dans un monde plus vaste, tout comme l’était l’espace onirique au sein de l’espace littéraire de Blanchot, évoqué au moment de fixer nos hypothèses. Le deuxième extrait, quant à lui, attire l’attention du lecteur vers ce que Gollut désigne comme un « décalage par rapport aux normes ordinaires du réel »[17], un écart d’où « les images rapportées du rêve se caractérise[nt] souvent, en regard, par une apparence de bizarrerie, sinon de franche absurdité »[18]. On peut lire : « Le ciel, assez bas, luisait sans bruit. Pour le moment, on pouvait le toucher du doigt en montant sur une chaise ; mais il suffisait d’une risée, d’une saute de vent, pour qu’il se rétracte et s’élève à l’infini… » (HR, p. 11) Ce ciel modulable et imprévisible ne saurait en effet correspondre à aucun univers référentiel disponible pour le lecteur et l’entraîne, dès lors, dans un monde invraisemblable s’apparentant au rêve du fait qu’il semble indépendant et évanescent, menaçant sans cesse de fuir au moindre soubresaut. Finalement, la dernière séquence descriptive contenue dans l’incipit de L’herbe rouge offre à voir un conflit de lecture lié à l’indétermination du sens qui, telle que l’explique Todorov, se dresse « comme une opposition irréductible, et profondément déroutante pour l’interprétation, entre la clarté de l’appareil allégorique […], et l’obscurité du message qu’il délivre »[19]. Ainsi, le passage, par cette indétermination, donne lieu à une « variété »[20] dans l’interprétation : « Il avait la tête légèrement inclinée comme toujours, et son profil dur se découpait sur la tôle, moins résistante, de l’armoire de contrôle. Le vent plaquait sur son corps sa chemise de toile blanche et son pantalon bleu. » (HR, p. 11). Si l’on peut comprendre ce passage au plus simple, c’est-à-dire comme une description agrémentant la fiction et dessinant le protagoniste au sein du décor, on peut également être tenté d’y voir une métaphore du personnage allongé, la tête cantée sur l’oreiller, le visage rendu stoïque par le rêve en cours, ses vêtements ramenés contre son corps par le simple effet de la gravité. Plus encore, le vent, élément naturel intervenant dans l’extrait, n’a, jusqu’alors, pas tout à fait les caractéristiques du vent telles qu’elles seraient actualisées dans le réel. Il est décrit dès la première ligne comme « tiède et endormi » et semble, lui aussi, imprévisible, menaçant de surgir à tout moment et de modifier radicalement le paysage en faisant littéralement s’envoler le ciel. En somme, l’espace, dans ses principaux éléments structuraux et dans sa description lors des pauses narratives, met en échec la toute première piste de lecture, celle du réveil de Wolf. Par conséquent, il brouille, par le rêve et son croisement au réel, la compréhension du récit.
En outre, il est également possible d’observer dans l’incipit de l’œuvre certaines caractéristiques de la configuration narrative qui, comme la composition de l’espace, témoignent de l’enchâssement des espaces fictionnels. La première de ces singularités concerne l’alliage inattendu d’un narrateur extradiégétique-hétérodiégétique et d’une focalisation interne. Si les récits de rêve, voire les fictions atopiques et fantaisistes en général, ont tendance à mettre en scène un « je » aux prises avec l’intrusion de l’étrange dans le familier, le roman de Vian prend plutôt le pari, selon Camus, d’une « construction inhabituelle d’un espace subjectif en “il” », qui compromet l’entrée dans l’œuvre en voilant le réel :
La focalisation interne [ainsi jointe à une narration externe], loin d’élucider les motivations du protagoniste, nous donne en effet accès à une intériorité pour le moins opaque : on a beau voir “avec” lui, ses sentiments et ses pensées nous demeurent inaccessibles, d’autant que cette focalisation interne est généralement stricte. […] D’une certaine manière, les effets de la focalisation interne stricte par laquelle se manifeste le mieux l’incompréhensibilité des événements auxquels le personnage se heurte sont ici redoublés par l’incompréhension de ce qui se produit dans l’esprit du personnage, incompréhension que l’on attendrait davantage d’une focalisation externe.[21]
Dans L’herbe rouge, la focalisation dite interne stricte donne à voir par la voix du narrateur extra-hétérodiégétique les perceptions de Wolf comme autant d’intrusions du réel fictif dans l’espace du rêve. Or, si ces perceptions sont décrites, ce n’est que pour accentuer les effets de flou de l’atmosphère onirique qui se présentent à la lecture. Les sens sont donc mis en action : « Il y avait de temps en temps l’écho fugitif d’une voiture » (HR, p. 12), « Wolf, sans se retourner, perçut à ses côtés le parfum blond de sa femme. » (HR, p. 12), mais ils sont imprégnés chaque fois d’une certaine imprécision, les impressions demeurant « opaques », dépourvues d’explication. De surcroît, la narration, à travers ce même jeu d’impressions sensorielles, met systématiquement en échec le regard, ajoutant au caractère incompréhensible de la restriction de champ décrite par Camus. Ainsi, Wolf ne voit pas, mais perçoit sa femme à ses côtés. Son seul regard est insuffisant pour se convaincre de la solidité de la machine, qu’il doit éprouver de « ses mains laminées » (HR, p. 11). Les yeux de Folavril, petite amie du mécanicien adjoint de Wolf, sont, eux aussi, cachés « derrière une grille de cheveux jaunes » (HR, p. 12), ce qui rend son identification difficile. Le sens de l’observation du protagoniste est même formellement suspendu dans le texte qui combine une fois de plus le familier et l’étrange :
Le jour était pareil aux autres et seul un observateur très entraîné aurait pu remarquer la zébrure filiforme, comme une craquelure dorée, qui marquait l’azur, juste au-dessus de la machine. Mais les yeux de Wolf, pensifs, rêvaient parmi l’herbe rouge. (HR, p. 11-12)
Bref, le lecteur est soumis aux mêmes contraintes restrictives que le narrateur (soit celles d’être observateur externe des pérégrinations des personnages), contraintes qui alimentent l’effet onirique de l’espace, déployé dans l’incipit.
Les Bâtisseurs d’empire
La pièce absurde Les Bâtisseurs d’empire raconte la fuite irrationnelle d’une famille poursuivie par un bruit inquiétant et hantée par un personnage-objet « laid à voir »[22], le schmürz, qui subit la violence décomplexée des autres personnages pendant toute la durée de la fable. L’espace a pour spécificité de se détériorer et de se rapetisser d’acte en acte. La pièce s’ouvre sur l’arrivée de la famille sur un nouvel étage de l’immeuble qu’elle habite :
La scène se passe dans une pièce sans particularités, bourgeoisement meublée, avec un buffet Henri II au fond, une table de salle à manger et des chaises, le tout dans un coin, des fenêtres fermées, des portes qui mènent partout où il faut et dans le coin où il n’y a pas de table, l’arrivée d’un escalier censé partir d’une pièce supposée au-dessous, et qui enchaîne sur un escalier censé mener à une pièce qui serait au-dessus. (BE, p. 5)
Si l’espace scénique, ainsi présenté dans sa part mimétique, semble pour le moins banal, il suffit de s’y pencher avec un peu plus d’attention pour déceler les signes ambigus d’un espace onirique absurde et irréel. D’abord, l’appartement mis en scène constitue un espace refermé sur lui-même (des fenêtres closes, des portes « qui mènent partout où il faut », en sous-entendant nulle part où il ne faut pas) que le texte ne manquera pas, dans les lignes suivantes, de clore davantage. La première entreprise du personnage du père sera de condamner au moyen de planches et de clous l’arrivée de l’escalier menant au-dessous et d’où la famille vient d’émerger. Le rétrécissement de l’espace et sa dégradation seront également marqués à plusieurs reprises : « Mais comment peux-tu être d’aussi mauvaise foi ? En bas, j’avais ma chambre… » (BE, p. 10), « Il y avait six pièces. » (BE, p. 11), « Tu vois… Il n’y a que deux pièces. J’en étais sûre. » (BE, p. 13), « Mais écoute, on a encore de la chance… regarde cet escalier… / Oh, il n’a rien d’extraordinaire, ça, la petite a raison. / […] / Il est moins bien que le précédent. » (BE, p. 10). L’espace clos de la scène, dans lequel les personnages semblent déjà agir étrangement, sera bientôt obscurci par l’ajout de didascalies supplémentaires, conférant à leur tour une part d’insolite et d’inquiétant à l’espace mimétique de la pièce, c’est-à-dire celui destiné à être représenté sur scène. Ainsi, on note la présence du personnage-objet, le schmürz, placé « dans un coin, […] tout enveloppé de bandages et vêtu de loques. Il a un bras en écharpe et tient une canne de l’autre. Il boite, il saigne et il est laid à voir. » (BE, p. 6) Aussi, l’introduction du schmürz est encadrée dans le texte de deux didascalies destinées à être représentées, mais, cette fois, hors de la scène, à partir des coulisses. D’abord : « On entend, venu du dehors un bruit à faire peur, dont la nature reste à préciser. Un bruit grave roulant surmonté de battements aigres. » (BE, p. 6), puis « Le bruit se fait entendre à nouveau dans la rue, c’est-à-dire par-delà les fenêtres. » (BE, p. 6). S’il pourrait être taxé d’arbitraire de qualifier ces deux éléments, soit le schmürz et le bruit, de cauchemardesques, il est indéniable que leur étrangeté et leur imprécision jettent un voile d’incompréhension sur la lecture. Ces incertitudes ne seront d’ailleurs que renforcées à mesure que la pièce se jouera, celle-ci ne répondant jamais aux questions posées dès l’exposition quant à la nature de cesdits éléments. En somme, l’espace mimétique, qui n’a rien de conventionnel, entrave le travail d’interprétation du texte, à la manière d’un rêve résistant à la signification par sa finitude et son hermétisme.
L’espace onirique, en tant que monde enchâssé dans la fiction, est également perceptible à travers l’espace diégétique de la pièce. Ce dernier renvoie au discours descriptif sur un espace non actualisé en scène, mais présent au sein des dialogues. Par cet espace diégétique, il est possible de prendre la mesure de l’enchâssement des espaces fictionnels et des passages s’opérant entre eux. En effet, le réel fictionnel cherche — et échoue — à pénétrer l’espace du rêve à travers les souvenirs et leur négation. Ainsi, lorsque le personnage de Zénobie se rappelle la réalité passée : « Oui, j’avais ma chambre, à côté de la vôtre, en face du petit salon. » (BE, p. 10), « Le petit salon, avec les fauteuils rouge foncé et la glace de Venise, et les jolis rideaux en soie rouge. Le tapis rouge et le lustre doré. » (BE, p. 11), « On avait six pièces… on y était seuls… des arbres devant les fenêtres. » (BE, p. 12), sa parole est chaque fois remise en doute, comme si le réel, ou le souvenir de celui-ci, n’avait aucune véritable emprise sur l’expérience fantaisiste en cours. Comme si, enfin, le réel peinait à franchir pour de bon la frontière de cette dernière : « Comment, du petit salon ? » (BE, p. 10), « Zénobie, tu es sûre de ce que tu dis ? » (BE, p. 11), « Des arbres ! (Il s’approche du schmürz, tape dessus.) Des arbres… » (BE, p. 12).
Toutefois, ce n’est pas que dans l’espace diégétique que le réel est refoulé. La frontière de l’espace onirique, sans être parfaitement infranchissable, repousse également le réel qui tente de s’infiltrer par les voies narratives. Ainsi, l’intrigue, qui s’appuie fortement sur des procédés absurdes, sur l’incohérence et le désordre, rejette les manifestations de l’espace réel fictionnel qui semble précéder l’action. En effet, dès les premières pages, le récit comme le discours sont voués à l’irrationnel et à l’irréel. Les oublis se multiplient : « Tu ne te rappelles pas que tu étais équarrisseur en Normandie ? Jadis ? Auparavant ? / […] /Cela me stupéfie, voilà tout. J’ai complètement oublié. » (BE, p. 9), de même que les contradictions : « je ne sais jamais de quel côté on tourne pour visser. / Comme ça… (Elle lui montre à l’envers) / Non, c’est comme ça. (Il lui montre dans le bon sens.) » (BE, p. 7), et les actes de déni : « Et il n’était pas là ! / Qui ça, n’était pas là ? / Lui ! (Du doigt, elle désigne le schmürz, immobile. Il y a un très long silence.) / Zénobie, ma petite fille, de qui parles-tu ? » (BE, p. 11). L’effet onirique, engendré par ces simples manifestations de l’absurdité narrative ambiante, est d’autant plus fort lorsque les personnages tentent de faire intervenir la logique au sein du songe en essayant de faire s’appliquer les lois du réel dans l’espace du rêve au moyen de questions, qui sont d’abord balayées du revers de la main, puis qui servent à confirmer la thèse de l’irréalité de l’univers. D’abord : « Combien de temps est-ce que ça va continuer ? Combien de fois est-ce qu’on va être obligés de se précipiter comme ça, dans la nuit, en laissant la moitié des choses derrière nous, tous les coins qu’on connaît, le soleil, les arbres… / Mais écoute, on a encore de la chance… regarde cet escalier… » (BE, p. 9-10), puis :
Pourquoi est-ce qu’on s’en va chaque fois qu’on entend ce bruit ? (Le père et la mère ont rentré le cou dans les épaules.) Qu’est-ce que c’est, ce bruit ? Dis-le-moi ! Dis-le-moi, Maman… / Zénobie, mon petit ange, on t’a répété cent fois de ne pas demander ça. / On ne le sait pas, ce que c’est. Si on le savait, on te le dirait. / Mais tu sais tout, d’habitude. / D’habitude, oui. Mais justement c’est une circonstance exceptionnelle. Et puis les choses que je sais, c’est plutôt les choses qui ont une importance réelle, pas les mirages. / Ce bruit, ça n’a pas d’importance réelle, alors ? / Au fond, non. / C’est une image. / Un symbole. / Un repère. / Un avertissement. Mais il ne faut pas confondre l’image, le signal, le symbole, le repère et l’avertissement avec la chose elle-même. Ce serait une grave erreur. / Une confusion. (BE, p. 13-14)
Il est donc possible de conclure, à la suite de cette lecture de l’exposition des Bâtisseurs d’empire, que les frontières de l’espace mimétique de la scène, qui correspondent à l’espace onirique de l’œuvre, ne sont pas suffisamment hermétiques pour empêcher formellement le réel fictionnel d’y pénétrer. En revanche, elles sont assez résistantes pour récuser chaque fois les incursions de ce réel, que celles-ci soient introduites par la fable ou par les personnages eux-mêmes qui cherchent à saisir l’univers de la fiction. C’est donc systématiquement en vain que le réel fictif s’efforce de rompre l’enchâssement des espaces fictionnels en tentant d’abolir les frontières, créant dès lors des permutations visibles.
Conclusions
Au terme de ces analyses, il est possible d’affirmer que le réel fictif des récits pénètre chaque fois le rêve, confirmant l’enchâssement présupposé des espaces fictionnels inclus dans l’espace littéraire. Or, ces intrusions sont structurées différemment au sein des œuvres, prouvant la multiplicité des passages entre les frontières. Ces passages s’opèrent donc de manières diverses et ont, en définitive, des rôles distincts. D’un côté, dans L’herbe rouge, les mécanismes transitifs mis en place entre le réel fictif et l’espace du rêve (tels que l’étrangeté et l’autonomie de l’espace, la mise en texte de dispositifs narratifs non-conventionnels et la mise en échec du regard) tendent à voiler au lecteur l’espace onirique en question, le faisant buter dans son travail herméneutique sur des obstacles qui font volontairement échouer toute entreprise interprétative. De l’autre, dans Les Bâtisseurs d’empire, le système d’échanges entre les frontières du rêve et du réel fictif agit plutôt comme un guide et dévoile l’espace onirique, l’offrant au lecteur à déchiffrer comme tel. L’échec de la rationalité, de la pensée et de la parole, qui appartient au réel, et la représentation, quant à elle reliée au monde des songes, du désordre, de l’incohérence et de l’étrangeté envahissant l’espace, en sont les marques. Enfin, l’analyse de l’enchâssement des espaces littéraires, fictifs et oniriques, de même que l’observation détaillée de leurs échanges, pourrait aussi permettre de réfléchir à la question des fonctions formelles des espaces dits oniriques auxquels Jean-Pierre Sarrazac attribue la valeur de détour et pour qui « [l]a finalité du jeu de rêve n’est donc pas d’engendrer un “autre monde” […] [mais] consiste à offrir un point de regard sur le monde – point d’éloignement et de tension (comme la flèche sur l’arc bandé) à partir duquel la fiction théâtrale peut viser, atteindre, pénétrer au cœur du réel »[23].
Lydia Couette
Université du Québec à Trois-Rivières
Bibliographie
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– (dir.), Europe : Boris Vian, novembre-décembre 2009.
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TODOROV Tzvetan, Symbolisme et interprétation, Paris, Seuil, 1978.
POUR CITER CET ARTICLE
Lydia Couette, « Enchâssement des espaces fictionnels : le cas de l’onirisme dans L’Herbe rouge et Les Bâtisseurs d’empire de Boris Vian », Nouvelle Fribourg, n. 4, juin 2019, URL : https://www.nouvelle-fribourg.com/archives/enchassement-des-espaces-fictionnels-le-cas-de-lonirisme-dans-lherbe-rouge-et-les-batisseurs-dempire-de-boris-vian/
NOTES
1 Paul Ricœur, Temps et récit, Paris, Seuil, 1983, p. 146.
2 Maurice Blanchot, L’espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955.
3 Je veux parler ici des frontières du récit telles que sont, entre autres, l’incipit dans le roman et l’exposition au théâtre.
4 Audrey Camus, « Espèces d’espaces : Vers une typologie des espaces fictionnels », dans Audrey Camus et Rachel Bouvet (dir.), Topographies romanesques, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2011, p. 40.
5 Boris Vian, L’herbe rouge, Paris, Pauvert, 1962, 194 p.
6 Boris Vian, Les Bâtisseurs d’empire ou le Schmürz, Paris, l’Arche, 1959, 81 p.
7 Les affinités de l’œuvre de Boris Vian avec les courants du surréalisme, de l’absurde, du fantastique et de l’insolite donnent à voir dans les textes des espaces qui s’apparentent à des mondes rêvés. De nombreux théoriciens ont effleuré l’angle, sans toutefois s’y consacrer dans le cadre d’une recherche approfondie. Voir dans la section des orientations bibliographiques, Audrey Camus (2009), Gilbert Pestureau (1978), Noël Arnaud (1977).
8 Tzvetan Todorov, Symbolisme et interprétation, Paris, Seuil, 1978, p. 76.
9 Audrey Camus, « Les contrées étranges de l’insignifiant : retour sur la notion de fantastique moderne », Études françaises, 2009, vol. 45, no 1, p. 89-107.
10 Le passage choisi correspond au premier chapitre du roman (p. 9-12).
11 Boris Vian, L’herbe rouge, Paris, Pauvert, 1962, p. 9. (Désormais, les passages tirés de l’œuvre seront cités dans le corps du texte, entre parenthèses, précédés des initiales HR).
12 Jean-Daniel Gollut, Conter les rêves. La narration de l’expérience onirique dans les œuvres de la modernité, Paris, José Corti, 1993, p. 76.
13 ibid., p. 75.
14 ibid.
15 ibid., p. 86.
16 Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, Paris, PUF, 1957, p. 195.
17 Jean-Daniel Gollut, op. cit., p. 86.
18 ibid.
19 Tzvetan Todorov, op. cit., p. 85.
20 ibid.
21 Audrey Camus, « art. cit. », p. 106.
22 Boris Vian, Les Bâtisseurs d’empire ou le Schmürz, Paris, l’Arche, 1959, p. 6. (Désormais, les passages tirés de l’œuvre seront cités dans le corps du texte, entre parenthèses, précédés des initiales BE).
23 Jean-Pierre Sarrazac, Jeux de rêves et autres détours, Belval, Circé, p. 59.