Le primitivisme littéraire et ses territoires
Résumé Cet article s’intéresse à la représentation de l’espace des lointains dans la poésie d’avant-garde des années 1910, alors que l’intérêt pour l’art « nègre » s’affirme dans la capitale française. Il s’agira de montrer que la référence au paysage « sauvage » n’est plus lointaine mais assimilée à Paris, participant d’une forme de cosmopolitisme. L’intention de ces poètes – Cendrars, Cocteau, Soupault, Apollinaire – semble moins de décrire les territoires et cultures extra-occidentaux que de s’en servir comme impulsion pour renouveler la poésie et marquer leur marginalité dans le champ littéraire français.
Abstract This article focuses on the representation of remote places in avant-garde poetry of the 1910s, while the interest in “black” art is growing in the French capital. I aim to show that the reference to the “wild” landscape is no longer perceived as distant but is integrated into Paris, and that it participates in a form of cosmopolitanism. The intention of these poets – Cendrars, Cocteau, Soupault, Apollinaire – is less to describe non Western territories and cultures than to use them as an impulse to renew poetry and expose their marginality in the French literary field.
Mots-clés Primitivisme – espace – Afrique – poésie – avant-garde
Keywords Primitivism – space – Africa – poetry – avant-garde
Au début du XXe siècle, la scène artistique française est secouée par l’apparition des arts dits « primitifs » dans la capitale. Le primitivisme, c’est-à-dire l’intérêt esthétique que portent certains artistes européens à des formes artistiques non consacrées (l’« art nègre » mais aussi l’art brut, le folklore breton, l’art des enfants ou l’art préhistorique), n’est pas étranger aux bouleversements géopolitiques mondiaux et aux conquêtes coloniales. Les études, sculptures, objets et contes ramenés des colonies fournissent de nouvelles connaissances sur ces peuples « sauvages » qui attisent la curiosité et l’imaginaire depuis le Siècle des Lumières déjà. Mais au tournant du siècle, le rapport à l’altérité, « réelle » ou fantasmée, est rejoué.
Après le XIXe siècle et sa tradition d’exotisme, la référence à l’espace « primitif » – géographique ou culturel – ne constitue plus seulement un décor ou une machine à aventures, lointaine et pittoresque. La référence au « primitif », il s’agira de le montrer, s’émancipe de la mimésis pour participer d’une posture de rupture face aux formes esthétiques et sociétales françaises du tournant du siècle. À partir de la poésie de Blaise Cendrars et d’autres avant-gardes des années 1910, il s’agira d’interroger la valeur attachée aux territoires « nègres » afin d’esquisser une cartographie des enjeux sociologiques d’un primitivisme littéraire.
Dans un premier temps, je m’intéresserai à la représentation concrète de la géographie africaine telle qu’on la rencontre dans les poèmes, en la confrontant à la tradition d’exotisme dixneuvièmiste. Grâce au concept deleuzien de « déterritorialisation », le dépaysement sera ensuite envisagé comme un déplacement artistique et non plus géographique. L’espace sera finalement envisagé comme un champ, au sens bourdieusien, dans lequel la référence au « primitif », c’est-à-dire l’anti-académisme, permet d’affirmer une singularité. Car pour les poètes d’avant-gardes, il s’agit de placer la marge au centre, de trouver, selon les termes de Deleuze, « […] comment devenir le nomade et l’immigré et le tzigane de sa propre langue […] »[1].
L’espace des lointains
Face à l’exotisme
La convocation des espaces lointains par les avant-gardes s’élabore dans une critique de la tradition littéraire de l’exotisme. Celle-ci innerve toute entreprise d’expression de la variété du monde, notamment au début du XXe siècle, alors que la colonisation est à l’apogée de son développement et de son rayonnement. L’évocation pittoresque des lointains, dans la poésie romantique ou dans les récits d’aventures, est bousculée par la densification des échanges mondiaux qui tend à rapprocher les espaces. Marquée par la mondialisation (révolution des télécommunications et des transports), la poésie du début XXe siècle se distancie en effet des modes de représentation de l’espace des lointains, souvent associé au récit de voyage, descriptif, ou utilisé comme décor, figé et stéréotypé, des romans d’aventures[2].
Dans Continent Noir (1916)[3], Blaise Cendrars se joue des stéréotypes véhiculés par la littérature portant sur le monde « nègre ». N’ayant encore jamais visité l’Afrique subsaharienne[4], il évoque le continent à partir d’un matériel livresque qui mêle sources scientifiques (le géographe Strabon, la classification des « races » selon Moreau de Saint-Méry)[5] et éléments légendaires. « L’île merveilleuse de Saint-Borandion [qui] paraît et disparaît de temps en temps » convoque en effet un imaginaire fantastique, un « on dit » qui tranche avec les références aux travaux érudits et la série de lieux communs ethnologiques sur les « indigènes ». Les observations de Strabon glissent de la description, ou plutôt de la somme de généralités, au récit. Discours ethnologiques et imaginaire populaire deviennent, au même titre, matériau créatif pour le poète. Comme l’écrivait Mac Orlan à propos de La Folie Almayer de Joseph Conrad, roman paru en 1895 revisitant les codes du roman d’aventures : « l’exotisme ne domine pas la pensée de l’auteur, mais c’est au contraire l’auteur qui se sert de l’exotisme pour broder son sujet, ce qui est très différent […] »[6]. Cendrars réutilise lui aussi les stéréotypes exotiques attachés à l’Afrique de manière affichée, prenant du recul avec ceux-ci. Le continent noir, annoncé dans le titre, semble ainsi moins désigner la réalité géographique que le conglomérat des discours portés sur l’Afrique, continent de mots et de fantasmes.
Contrairement aux mondes « sauvages » tels qu’on les rencontre par exemple dans les romans d’aventures[7], reculés et mystérieux, l’Afrique de Continent noir n’est pas isolée. Le fantasme d’un lieu édénique, authentique et intouché, est démenti par le « commerce des Européens sur cette côte et leur libertinage », qui inscrivent cet espace dans un réseau marchand mondial. Comme Cendrars, Apollinaire relève la présence perverse des Blancs dans l’espace africain. Dans Les Soupirs du Servant de Dakar (1915), un tirailleur sénégalais rêve, depuis le champ de bataille, à son village d’enfance traditionnel où apparaît un évêque à la moralité douteuse : « Si doux si doux avec ma mère / De beurre de beurre avec ma sœur »[8]. Le pittoresque des cases et des éléments typiquement africains est rompu aussi par leur inscription dans l’espace de la modernité, bouleversé par la Guerre. La figuration de l’Ailleurs dans ces poèmes n’est donc ni figée ni hermétique, révélant par la même occasion l’hypocrisie d’une certaine forme d’exotisme dixneuvièmiste, telle qu’on la rencontre dans les récits de voyages ou la poésie romantique. En effet, il ne s’agit plus de répertorier le pittoresque, ni de concevoir l’ailleurs comme un lieu de rêverie où s’absenter du monde. Pour les avant-gardes, c’est le réel qui importe, englobant l’Ailleurs, l’Ici, les « primitifs » ainsi que l’observateur occidental, qui n’est pas étranger à cette altérité. Le monde représenté dans Les Soupirs du Servant de Dakar comme dans Continent noir est animé par des mouvements de circulation, des échanges économiques, des conflits mondiaux, des peuples hybrides et mobiles.
L’intercommunication des mondes
En réalité, peu de poèmes d’avant-gardes prennent pour décor l’Afrique, bien que beaucoup d’entre eux en évoquent des éléments : objets, lieux, peuples, anecdotes, etc. Continent noir et Les Soupirs du Servant de Dakar sont des cas singuliers, et tous deux associent l’Afrique à d’autres lieux géographiques : les Antilles pour le premier et l’Europe dans le second. Car les frontières de l’espace « primitif » sont mouvantes, souplesse qui permet une extension singulière, que saisit Cocteau dans Le Cap de Bonne-Espérance (1919) : « Ailleurs Fluides Ouvertures »[9]. Dans ce poème et bien d’autres composés par des poètes d’avant-garde, le traitement du paysage échappe à la mimésis. Le long poème de Cocteau, dédié à l’aviateur Roland Garros, emmène le lecteur dans la première traversée en avion de la Méditerranée. Mais le voyage ne suit pas une progression géographique réaliste, faisant apparaître par exemple, entre Paris et Tunis, des espaces vierges et des « nègres »[10]. Il n’est plus question de décrire un lieu ou une culture de manière fidèle, selon le point de vue unifiant d’un voyageur. Dans Ma danse (1914), Cendrars déplace ainsi le point focal du monde à sa représentation : « Le paysage ne m’intéresse plus / Mais la danse du paysage / La danse du paysage / Danse-paysage / Paritatitata »[11]. La réalité est appréhendée non pas de manière figée mais selon l’énergie d’un monde moderne en mouvement.
L’espace des lointains, tel qu’il apparaît chez ces poètes, constitue une mise en relation dynamique d’un lieu avec des ailleurs. Le paysage apparaît en termes de parenté, « une relation de contrées lointaines »[12]. Le rayonnement de Walt Whitman est palpable parmi les avant-gardes parisiennes[13]. Dans Feuilles d’herbe, le poète américain s’est appliqué à chanter l’homme de masse, l’industrie moderne, le monde en mouvement. Charles-Albert Cingria et Cendrars, comme bien d’autres, ont lu cette « intercommunication des mondes » dans les vers de Whitman : « Le chemin de fer jusqu’au Pacifique, le canal de Suez, les tunnels du Mont-Cenis, du Saint-Gothard et de Hoosac, le pont de Brooklyn, / Notre planète sillonnée en tous sens de rails, de lignes, de navires à vapeur faisant navette sur toutes les mers, / C’est la rondeur du globe contemporain que je mets à tes pieds. »[14] Ils procèdent à la même technique de catalogage des races et des villes, en recourant aux parallélismes et aux énumérations : « Les vaisseaux secouent la vaisselle / Rome Prague Londres Nice Paris »[15].
Julien Knebusch, s’étant penché sur le développement en poésie d’une conscience mondiale au tournant du XXe siècle, note qu’à « travers le trajet, le mouvement, le déplacement qu’il induit, le paysage s’apparente à un devenir qui met en relation un sujet avec divers mondes, du local au global et de l’espace réel à l’espace imaginaire. »[16] Ces rapprochements de zones géographiques lointaines répondent à une construction analogique, qui associe des lieux ou des temps divers. En joignant les antipodes, ils forment des parallèles poétiques qui réunissent le monde indépendamment de sa géographie physique. « [E]n toi faible / un chant des mondes / coïncide »[17] écrivait Cocteau. Le développement des moyens de communication et des facilités de transport favorise cette conscience globale du monde, qui inclut désormais les espaces « primitifs » par un « inventaire cumulatif du globe »[18]. Avec les mutations géopolitiques mondiales, la poésie de cette époque manifeste une nouvelle attention à un monde élargi et diversifié dont le chantre serait Whitman.
En créant des réseaux géographiques internationaux, les poètes mêlent des lieux mais aussi des époques différentes. Dans Le Cap de Bonne Espérance par exemple, Cocteau joue à la fois sur les analogies spatiales et temporelles. L’exploit aéronautique de Roland Garros est associé à la découverte du Nouveau Monde par Christophe Colomb : « Le jeune homme déjà de bronze / face à la mer / Christophe Colomb marin à quatorze ans »[19]. Le voyage géographique est associé à un déplacement temporel. L’enjeu du primitivisme se situe là, dans l’articulation entre les espaces des lointains, réels ou symboliques, et des temporalités archaïques réactualisées pour explorer de nouvelles terres créatrices. Jean-Claude Blachère définit en effet le primitivisme comme « la croyance à l’existence de formes premières d’une culture donnée et la croyance conjointe que ces formes archaïques peuvent constituer un modèle, ou du moins peuvent receler des solutions aux problèmes qui se posent aux sociétés modernes. »[20]. L’ailleurs est associé à une forme de culture primitive, qui, en ce début de siècle parmi les poètes d’avant-garde, est porteuse de renouveau.
Paris – les marges au centre
« Tour / Tour du monde »
Plus qu’une fuite hors du monde, cette ouverture intègre les lieux du monde. L’exploration du globe se fait bien souvent à partir d’un centre : Paris. L’expérience du voyage et du parcours n’est pas concrète mais symbolique, éprouvée à travers le cosmopolitisme de la capitale. On retrouve ce mouvement d’intégration dans la poésie de Cendrars, Cocteau, Apollinaire et Soupault à cette période. Le poème Tour de Cendrars propose des parallélismes, depuis la verticale de la Tour Eiffel – symbole de la modernité –, entre des espaces et des temps différents :
En Europe tu es comme un gibet […] Au cœur de l’Afrique c’est toi qui cours / Girafe / Autruche / Boa / Équateur / Moussons / En Australie tu as toujours été tabou / Tu es la gaffe que le capitaine Cook employait pour diriger son bateau d’aventuriers […] Tu es tout / Tour / Dieu antique / Bête moderne / Spectre solaire / Sujet de mon poème / Tour / Tour du monde / Tour en mouvement[21]
Cette idée de ville-monde apparaît aussi dans le poème Horizon de Soupault, où l’écrivain parcourt la planète depuis sa chambre : « Les maisons deviennent des transatlantiques / le bruit de la mer est monté jusqu’à moi / Nous arriverons dans deux jours au Congo / […] Notre-Dame cache le Gorisankar et les aurores boréales »[22]. La diversité et l’énergie universelles sont vécues depuis l’espace urbain, comme le commente avec acuité Marius-Ary Leblond en 1909 : « Ainsi en un seul lieu peut-on arriver à se donner l’illusion d’habiter l’univers. »[23]. Il s’agit de paver la ville par les éclats poétiques du monde entier, pour reprendre les vers de Whitman[24].
Les premières années du XXe siècle voient l’éclosion d’une poésie cosmopolite, qui fait de « Paris une nouvelle “Babel”, une “Cosmopolis”, un carrefour mondial de l’univers artistique. »[25] Le cosmopolitisme fait entrer l’habitus, les coutumes, les arts, les modes de vie et de pensée des continents dominés au cœur du « monde civilisé ». Le « primitif » n’est plus cantonné aux lointains mais est convoqué, assimilé dans l’espace de la modernité occidentale. Les articles d’Apollinaire sur l’art « nègre » peuvent être interprétés selon cette relation d’appropriation. Dans « Sur les musées » (1909), il écrit : « Le Louvre devrait recueillir certains chefs-d’œuvre exotiques dont l’aspect n’est pas moins émouvant que celui des beaux spécimens de la statuaire occidentale […] »[26]. L’espace du musée, c’est-à-dire l’espace « civilisé » français, doit faire de la place à l’art extra-occidental. Plutôt que d’exotisme, il témoigne d’un mouvement d’appropriation, donnant forme à des identités et expressions artistiques hybrides.
Déterritorialiser Paris et la langue
Les espaces, « sauvages » et « civilisés », tels qu’ils apparaissent dans les poèmes des années 1910, ne sont plus hermétiques et les cultures s’hybrident. Si les Blancs influent sur les pays qu’ils colonisent, comme je l’ai observé dans les poèmes d’Apollinaire et Cendrars, l’inverse est aussi vrai : Paris est ensauvagée par la référence « nègre ». Dans Vacances (@1917) de Cocteau, le sujet lyrique compare Paris à une jungle : « Hélas ! moi seul entre vous tous / chers fauves / je suis de Paris la jungle d’hommes »[27]. Et si Tour propose un voyage dans le monde par des sauts de puce analogiques, il témoigne aussi de la transformation du symbole de la modernité, au cœur même de Paris, en girafe, autruche, boa, etc. « Dieu Antique/ Bête moderne » : la modernité est primitive chez Cendrars, anachronisme sur lequel est fondé le primitivisme.
Les poètes d’avant-garde cherchent à déplacer Paris en terres inconnues pour ressourcer ses principes esthétiques, à penser l’Ici à partir des marges, à déterritorialiser la poésie française. La pensée de Deleuze fait de la « déterritorialisation » un concept central, désignant par là le mouvement de déclassification d’objets, d’animaux, de gestes, de signes, de traditions pour leur trouver de nouveaux usages. Avoir recours à cette notion pour décrire les enjeux du primitivisme littéraire est intéressant dans la mesure où elle permet de passer du territoire géographique à un espace plus abstrait, artistique, puis, dans un deuxième temps, sociologique. « Écrire n’a rien à voir avec signifier, mais avec arpenter, cartographier, même des contrées à venir. »[28] Le déplacement prôné par le philosophe n’est pas physique mais artistique.
D’après Deleuze, l’écrivain doit savoir créer une littérature mineure, c’est-à-dire une langue affectée d’un fort coefficient de déterritorialisation, qui suive une ligne révolutionnaire au sein de la « littérature des maîtres ». Il lui faut « faire de sa propre langue, à supposer qu’elle soit unique, qu’elle soit une langue majeure ou l’ait été, un usage mineur. Être dans sa propre langue comme un étranger […]. »[29] Au début du XXe siècle, le recours aux cultures « nègres » dépasse en effet le simple motif pour chercher à tracer dans le français cette langue autre.
Adaptés d’après des chants neo-zélandais, les « Poèmes nègres » de Tzara illustrent de manière évidente cette recherche d’une « langue étrangère ». Dans « Aranda », le langage se libère du signifié, jouant du malentendu initial sur le mot cacadou qui désigne en réalité une céréale : « beaucoup d’amas poser / des amas des amas poser / de grands amas poser / profonds amas poser »[30]. Les structures grammaticales répétitives (et fautives) font entendre la voix, le corps, le souffle, tout ce que le langage articulé et rationnel occulte. Si les poèmes de Tzara affichent explicitement ce lien aux littératures orales « nègres », cette altérité de la langue, et pas seulement dans la langue[31], traversent les pratiques des autres poètes d’avant-gardes. Le commentaire que fait le journaliste Paul Souday à propos du Cap de Bonne Espérance en 1919 est, à ce titre, frappant :
Mallarmé avait déjà supprimé la ponctuation, entrevu des mises en page étranges, violemment exclu tout cliché. M. Cocteau va jusqu’à éliminer la syntaxe, à procéder par suite de mots sans lien logique (ce qui est proprement du petit nègre) et à tomber dans la suite de syllabes sans signification précise (onomatopée, ou langage des animaux). Ainsi l’extrême raffinement rejoint l’ingénuité primitive. Il ne faut pas décourager systématiquement les essais d’où peut sortir du nouveau.[32]
Par moments, en effet, les vers du Cap de Bonne Espérance abandonnent toute référence au voyage pour devenir un peu matériau phonique :[33]
Travaillant les sens plutôt que le sens, Cocteau valorise ce qui était alors occulté en poésie : le prosaïque[34]. Il place ainsi la marge au centre car « la limite n’est pas en dehors du langage, elle en est le dehors »[35]. En convoquant le référent « nègre » dans l’espace parisien, les avant-gardes font sortir la langue de ses propres sillons et déterritorialisent la poésie française pour dessiner ainsi les « contrées à venir ».
« Le primitivisme tient de l’écart de conduite »
Ce processus de déterritorialisation suit la logique de rupture et de singularisation des avant-gardes dans le champ littéraire français. Des territoires africains tels qu’ils sont représentés par Apollinaire, Cendrars, Cocteau ou Soupault, cette analyse s’est intéressée à l’espace artistique, c’est-à-dire aux possibles formels qui sont incarnés par les œuvres, pour désormais aborder l’espace comme un champ. Cette homologie entre analyse interne et externe se justifie par le fait que la convocation des espaces lointains par les avant-gardes semble moins portée par l’intérêt de décrire les « primitifs » que d’en faire un élément subversif dans le Paris littéraire des années 1910-1920. Le dernier temps de cette étude propose d’esquisser les enjeux posés par la référence au « monde nègre » dans le champ littéraire français du début du XXe siècle. Anna Boschetti décrit les conditions du champ littéraire au moment de l’émergence de l’œuvre d’Apollinaire en remarquant l’existence de deux pôles[36]. Elle distingue la production tournée vers la recherche du succès, commercial et mondain, d’un secteur plus autonome qui, bien que presque dépourvu de marché, domine symboliquement car il détient le pouvoir de définir sa légitimité spécifique. Cette littérature d’avant-garde, dont le qualificatif révèle la recherche d’originalité, constitue un véritable champ dans le champ. « Dans tous ses aspects – traditions, références, problématiques, critères de valeurs, modes d’accès à l’existence, instances de légitimation, public –, l’avant-garde tend à s’opposer aussi bien à la “littérature officielle” qu’au marché de la grande production »[37].
L’attrait pour les cultures « nègres » témoigne d’une telle autonomie, marquant une rupture non seulement face à l’académisme mais aussi à la tradition de l’exotisme et son mode de représentation des lointains. Il n’est pas tellement question d’offrir un divertissement, en répondant à la demande de dépaysement du lectorat, mais d’user du référent « nègre » comme levier pour une réflexion artistique pointue, qui les dote d’un capital symbolique important dans le champ. Défendre les valeurs « nègres » – brutalité, expressivité, non rationalisme, etc. – est un acte transgressif qui répond à la logique d’indépendance de la poésie d’avant-garde. Comme l’analyse Philippe Dagen, l’incongruité d’une référence étrangère a cette fonction capitale de projeter celui qui s’en sert hors des manières et des modèles que ses contemporains admettent, reconnaissent et pratiquent : « Le primitivisme tient de l’écart de conduite »[38].
Ainsi Antipodes (1919), de Soupault, assimile à l’idée du voyage une tentation de rupture : « Le souffle d’une pensée fait tourner la mappemonde illuminée / Dakar Santiago Melbourne / Abandonner ses chaînes / Un désir balaie les pensées mortes »[39]. Le parcours du monde, qui ne s’effectue pas concrètement mais en pensée, répond à un désir de renouveau et de contestation d’un univers trop familier, que le sujet lyrique aimerait faire éclater : « J’aurais dû tout de même faire sauter la maison ». Zone, qui signe le ralliement d’Apollinaire au modernisme, s’ouvre aussi sur le rejet des valeurs et modèles occidentaux, vécus comme dépassés : « À la fin tu es las de ce monde ancien »[40]. Si le poème naît par une rupture, il se termine sous le signe des sculptures « nègres » : « Dormir parmi tes fétiches d’Océanie et de Guinée / Ils sont des Christ d’une autre forme et d’une autre croyance / Ce sont les Christ inférieurs des obscures espérances ». Le référent « primitif » n’est toutefois pas associé à une géographie lointaine. Il est niché au sein de ce « monde ancien », dans l’intimité d’une chambre.
L’intérêt pour les cultures dites « primitives » paraît donc orienté par une stratégie de singularisation dans un champ poétique qui avait longtemps été dominé par le symbolisme[41]. En effet, ils se démarquent d’une forme de poésie intellectuelle, pour tenter de retrouver par l’écriture une vitalité première, un rapport primitif au langage. Les expérimentations formelles des avant-gardes visent à renouveler la poésie loin des académismes, en recherchant une langue brute, expressive et sonore, telle qu’ils pensent la trouver dans des traditions littéraires « archaïques », comme la littérature orale « africaine ». Ils travaillent le français du dedans, font de celui-ci, comme écrit Deleuze à propos de l’écriture kafkaïenne, « un usage mineur ou intensif, [pour] trouver les points de non-culture et de sous-développement, les zones de tiers monde linguistiques par où une langue s’échappe, un animal se greffe, un agencement se branche »[42].
Conclusion
Trois types d’espaces se sont superposés dans cette étude du primitivisme littéraire autour de certains poèmes d’avant-gardes dans les années 1910. Thématique, le premier a révélé une mutation face à l’espace exotique du XIXe siècle, période à laquelle la conquête coloniale offre des nouveaux territoires et cultures à l’imaginaire. Réagissant à l’impulsion des inventions modernes, l’espace s’organise davantage en réseaux mondiaux, ancrés à Paris. Dans un deuxième temps, j’ai abordé le déplacement comme artistique, témoignant d’une volonté de dépayser, de déterritorialiser la poésie française en s’inspirant d’éléments extra-occidentaux. Finalement, la référence au « primitif » a été considérée comme un prétexte pour marquer une spécificité dans le champ littéraire français.
Le pouvoir de subversion et de renouvellement du référent « nègre » semble toutefois progressivement s’épuiser, lorsque Cocteau écrit en 1920 : « La crise nègre est devenue aussi ennuyeuse que le japonisme mallarméen. »[43] En effet, la poursuite de l’originalité tend paradoxalement à produire une homogénéisation. Mais la formule est peut-être trop rapide car les années suivantes verront paraître l’Anthologie nègre (1921) et se produire La Création du monde (1923) de Blaise Cendrars, qui continuent à explorer les possibilités, plus seulement poétiques, qu’offre le territoire « nègre », concret et symbolique.
Jehanne Denogent
Université de Lausanne
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POUR CITER CET ARTICLE
Jehanne Denogent, « Le primitivisme littéraire et ses territoires », Nouvelle Fribourg, n. 4, juin 2019, URL : https://www.nouvelle-fribourg.com/archives/le-primitivisme-litteraire-et-ses-territoires/
NOTES
1 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Éditions de Minuit, 1975, p. 35.
2 Jean-Marc Moura décrit les formes primaires d’exotisme dans La littérature des lointains. Histoire de l’exotisme européen au XXe siècle, Paris, Honoré Champion, 1998.
3 Blaise Cendrars, « Continent noir », Œuvres romanesques précédé de poésie complète. Tome I, Paris, Gallimard, (coll. « Bibliothèque de la Pléiade »), 2017, p. 87-88.
4 Cendrars ne fait qu’une courte escale à Dakar lorsqu’il se rend au Brésil en 1924, évoquée dans le recueil Feuilles de route, I. Le Formose.
5 Ce dictionnaire des idées reçues provient, selon Jean-Claude Blachère (Le Modèle Nègre), d’un ouvrage de Moreau de Saint-Méry, Description topographique, physique, civile, politique et historique de la partie française de l’Isle Saint Dominique (1877).
6 Mac Orlan, « La Folie-Almayer et les aventuriers dans la littérature », La Nouvelle Revue Française, t. 81, Paris, Éditions de la Nouvelle Revue Française, 1920, p. 933.
7 Que l’on pense à L’île mystérieuse ou à Cinq semaine en ballon de Jules Verne.
8 Guillaume Apollinaire, « Les Soupirs du Servant de Dakar », Œuvres poétiques complètes, Paris, Gallimard, (coll. « Bibliothèque de la Pléiade »), 1965, p. 235-236.
9 Jean Cocteau, « Le Cap de Bonne-Espérance », Œuvres poétiques complètes, Paris, Gallimard, (coll. « Bibliothèque de la Pléiade »), 1999, p. 35.
10 En signalant le mot « nègre » par des guillemets, je me réfère à la terminologie d’époque et à son cadre de pensée. Notons que la catégorie ethnologique du « nègre » avait alors des contours flous et désignait davantage les caractéristiques phénotypiques que l’origine géographique, associant volontiers les Océaniens aux Africains et aux Afro-américains.
11 Blaise Cendrars, « Ma danse », op. cit., p. 60.
12 ibid., p. 70.
13 Sur Walt Whitman et les avant-gardes voir notamment Anna Boschetti, La Poésie partout. Apollinaire, Homme-époque (1898-1918), Paris, Seuil, 2001 ; Michel Décaudin, La Crise des valeurs symbolistes. Vingt ans de la poésie française (1895-1914), Toulouse, Privat, 1960 ; Jean-Michel Maulpoix, « L’éclatement poétique au XXe siècle », dans Patrick Berthier et Michel Jarrety (dir.), Histoire de la France littéraire. Tome 3 : Modernités XIXe-XXe siècle, Paris, Presses Universitaires de France, 2006, p. 285-335.
14 Whitman Walt, Feuilles d’herbe, traduction de l’américain par Jacques Darras, Paris, Gallimard, 2002, p. 285-286.
15 Blaise Cendrars, « Hamac », op. cit., p. 61-62.
16 Julien Knebusch, Poésie planétaire, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2012, p. 256.
17 Jean Cocteau, « Le Cap de Bonne-Espérance », op. cit., p. 32.
18 Paul Morand, préface à Blaise Cendrars, Du monde entier, Paris, Gallimard, (coll. « Poésie »), 1967, p. 11.
19 Jean Cocteau, « Le Cap de Bonne Espérance », op. cit, p. 88.
20 Jean-Claude Blachère, op. cit., p. 17.
21 Blaise Cendrars, « Tour », op. cit., p. 54-56.
22 Philippe Soupault, « Horizon », in Poèmes et poésies, Paris, Grasset, « Les Cahiers Rouges », 2013, p. 32.
23 Marius-Ary Leblond, L’idéal du XIXe siècle : Le rêve du bonheur d’après Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre – les théories primitivistes et l’idéal artistique du socialisme, Paris, Félix Alcan, 1909, p. 116.
24 Walt Whitman est librement traduit et cité par Cingria dans « Le Grand Rythme ou mon nationalisme surintégral », La Revue romande n°10, Lausanne, 15 octobre 1919, p. 7-10.
25 Pascale Casanova s’est appliquée à décrire l’émulsion artistique autour de la capitale en des termes sociologiques dans La République mondiale des lettres, Paris, Seuil, 1999, p. 50.
26 Guillaume Apollinaire, « Sur les musées », Œuvres en prose complètes, tome 3, Paris, Gallimard, (coll. « Bibliothèque de la Pléiade »), 1991, p. 122-123.
27 Jean Cocteau, « Vacances », op. cit., p. 144.
28 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 11.
29 ibid., p. 48.
30 Tristan Tzara, « Poèmes nègres », Œuvres complètes, Tome I (1912-1924), Paris, Flammarion, 1975, p. 451.
31 Voir Annie Tomiche, « Poétiques de l’altération dans/de la langue », dans Annie Tomiche (dir.), Altérations, créations dans la langue : les langages dépravés, Clermont-Ferrand, Presses Universitaires Blaise Pascal, 2001, p. 5-23.
32 Paul Souday, in Philippe Soupault, op cit., p. 1557-1558.
33 Il paraît nécessaire pour cet extrait d’en proposer une reproduction tant le travail graphique est important, participant à la mise en voix du poème (Jean Cocteau, Œuvres poétiques complètes, op. cit., p. 31).
34 Sur l’éclatement de la poésie après le symbolisme, voir Jean-Michel Maulpoix, « L’éclatement poétique au XXe siècle », art. cit.
35 Gilles Deleuze, Critique et clinique, op. cit., p. 9.
36 Anna Boschetti, La Poésie partout. Apollinaire homme-époque (1898-1918), Paris, Seuil, 2001.
37 ibid., p. 28.
38 Philippe Dagen, Le Peintre, le poète, le sauvage : les voies du primitivisme dans l’art français, Paris, Flammarion, 1998, p. 269.
39 Philippe Soupault, « Antipodes », op. cit., p. 26-27.
40 Guilllaume Apollinaire, op. cit., p. 39-44.
41 Voir Anna Boschetti, op. cit.
42 Gilles Deleuze, Kafka. Pour une littérature mineure, op, cit., p. 50.
43 Jean Cocteau, in Action, n°3, réimpression Jean-Michel Place, 1999, p. 24.