ISSN 2421-5813

Qu’entend Marcel Proust par « métaphore » ? Et, considérée l’importance théorique et stylistique qu’il accorde à cette figure, comment peut-on expliquer une présence tellement massive de comparaisons en comme sous sa plume ?

Ces deux questions étaient à la base d’une rencontre en ligne qui a eu lieu mardi 5 mai 2020 en direct sur la plateforme Blackboard Collaborate Ultra de l’Università Cattolica del Sacro Cuore, où Ilaria Vidotto, première assistante à l’Université de Lausanne, a présenté sa communication avec le titre « De la translatio au translatum. La comparaison dans Du côté de chez Swann ». La rencontre faisait aussi partie des activités didactiques du cours de littérature française du professeur Davide Vago de l’Università Cattolica de Brescia, en Italie, centré sur l’analyse de l’esthétique proustienne.

La présentation d’Ilaria Vidotto, spécialiste de l’œuvre proustienne, était articulée en trois parties : la première offrait une reconstruction théorique de la valeur de la métaphore et de la comparaison dans l’œuvre de Proust ; la deuxième proposait des études de cas des occurrences de la comparaison dans Du côté de chez Swann ; la troisième récapitulait la perspective adoptée.

Métaphore et comparaison dans la pensée de Proust

Afin de reconstruire la théorie proustienne de la métaphore, Vidotto a fait référence à l’article « À propos du style de Flaubert » (1919), où l’auteur souligne la valeur stylistique de la métaphore, aussi bien qu’à la scène, contenue dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs, où le héros rend visite au peintre Elstir et relie la figure de style à la peinture.

Déjà dans ces deux textes, la métaphore manifeste sa double identité à l’intérieur de l’esthétique proustienne : il s’agit à la fois du fondement ontologique d’un réel que le sujet retrouve dans des moments exceptionnels et d’un geste scriptural par lequel l’écrivain arrive à fixer sur la page ses impressions.

Le passage à propos de la technique picturale d’Elstir reprend la conception classique de la métaphore, à savoir le remplacement d’un mot par un autre sur la base d’une relation analogique sans que le fondement de la ressemblance soit explicité. Ce phénomène de transfert se reproduit dans l’action de l’écriture, où l’artiste accomplit un nouvel acte de dénomination : ôter aux choses leur nom signifie abolir l’image conventionnelle qu’on en a, pour revenir à un état pré-notionnel où il est possible de rétablir des vérités poétiques.

Proust aborde la thématique de la métaphore aussi dans la célèbre scène de la digression esthétique contenue dans Le Temps retrouvé, mais encore une fois il ne clarifie pas explicitement sa conception de cet outil. Il nous reste donc à comprendre ce qu’il entend par « métaphore ».

Pour répondre à cette première question, Vidotto se réfère aux cahiers préparatoires de la Recherche, d’où l’on dégage que, pour Proust, la métaphore est plus qu’une figure de style : il s’agit à la fois d’un principe ontologique de transfert et d’un objet langagier.

Afin de clarifier, à travers des repères métalinguistiques, la conception proustienne de métaphore, Vidotto propose d’utiliser le mot de « translatio » pour se référer au moment du transfert par la dénomination, et le mot de « translatum » pour indiquer la traduction en écriture du processus de translation, obtenue en convoquant plusieurs procédés stylistiques, notamment des figures fondées sur l’analogie.

En ce qui concerne la comparaison, figure discréditée déjà à partir d’Aristote, il faut d’abord remarquer que Proust n’a jamais consacré à celle-ci une véritable réflexion théorique. Cependant, l’auteur l’utilise très souvent dans son roman, ce qui a inspiré la deuxième question à la base de cette rencontre. De cette façon, les prétendus défauts de cette figure (décrits, entre autres, par, Pellissier, Rémy de Gourmont et Jaccottet) se tournent, chez Proust, en atouts : l’exigence explicative qu’il impose à la métaphore-translatum s’appuie aisément sur la structure étendue de la comparaison. Nous pouvons donc conclure que, dans l’esthétique proustienne, la comparaison devient l’une des modalités de réalisation de la métaphore.

La comparaison en comme dans Du côté de chez Swann: typologie et exemples

L’analyse des occurrences des comparaisons dans le premier volume de la Recherche a été centré, à l’occasion de la rencontre, sur les comparaisons figuratives, à savoir celles susceptibles de créer un effet d’image. Cependant, tous les énoncés qui contiennent le mot « comme » ne réalisent pas nécessairement des comparaisons : il peut s’agir tout simplement d’un rapprochement qualitatif.

À ce propos, Vidotto signale que, pour dégager l’effet d’image, il faut une double condition : l’hétérogénéité sémantique et référentielle du comparé et du comparant, ce qui détermine une rupture d’isotopie. Cette perspective peut être repérée dans l’exemple suivant : « On voyait passer et repasser, obliquement levé vers le ciel, son beau visage aux joues brunes et sillonnées, devenues au retour de l’âge presque mauves comme les labours à l’automne »[1]

où le comparé (les « joues brunes ») et le comparant (les « labours à l’automne ») appartiennent à deux isotopies différentes (humaine pour le premier, végétale pour le second) et sont l’un inscrit dans le monde de la fiction et l’autre dans la réalité.

Comme on est arrivé à repérer plus de 2.000 occurrences de comparaison dans le chef-d’œuvre proustien, il est nécessaire d’adopter un critère d’analyse le plus efficace possible. Selon Vidotto, plutôt qu’un critère sémantico-lexical, il est plus opportun de s’orienter vers une approche morphosyntaxique, qui prend en compte la nature des termes et du lien qui les unit, aussi bien que le rapport avec le motif de la comparaison.

Cette perspective lui a permis de décrire plusieurs sous-catégories de comparaisons substantives (où deux syntagmes nominaux sont unis par un motif verbal ou adjectival), aussi bien qu’une série de déformations syntaxiques de ce prototype (causées, par exemple, par l’antéposition du comparant).

Cette taxonomie, accompagnée d’une riche série d’exemples, confirme que, selon le principe de clarté que Proust a fixé pour ses images, l’auteur préfère que le comparant produise une concrétisation plutôt qu’une relance analogique.

Récapitulation et conclusion

À la lumière de cette analyse, Vidotto a conclu que la comparaison représente, pour Proust, une posture cognitive : c’est un écran que l’écrivain interpose entre le réel et lui-même, dont la souplesse se reflète dans les variétés qu’elle assume sous sa plume.

Cependant, il ne faut pas parler de subversion de la tradition rhétorique de la comparaison chez Proust, mais plutôt d’une régénération : le potentiel de cette figure de style est élargi et renouvelé par rapport à la convention, car la comparaison devient une figure qui restitue le sens métaphorique du réel. Le transfert sur le plan linguistique d’un principe concernant la connaissance du réel crée un pont entre tradition et modernité et détermine le dépassement de la notion de rhétorique comme pur embellissement textuel.

Trois questions à Ilaria Vidotto, de l’Université de Lausanne

 

 

L’entretien est disponible aussi sur YouTube au lien suivant: https://www.youtube.com/watch?v=K0T8G3Bm8Uo

NOTES

1 Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Paris, Gallimard, 2019, p. 61.

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