ISSN 2421-5813

 

Davide Vago, Le Tissage du vivant: écrire l’empathie avec la nature (Pergaud, Colette, Genevoix, Giono)Dijon, Éditions universitaires de Dijon, coll. « Écritures », 2023.

Au milieu de la crise environnementale que nous traversons, plusieurs questions s’imposent à l’attention de la communauté scientifique, aussi dans le domaine des lettres : quel est le rôle que peut jouer la littérature en ce moment ? Est-elle douée d’une puissance résolutive ? Dans son dernier ouvrage, Le Tissage du vivant (2023), Davide Vago tente de répondre à ces interrogatifs en questionnant le rapport entre l’écriture (le « tissage », voire le texte) et les différents éléments de la nature (le « vivant »). En particulier, cet essai interroge l’empathie vers l’environnement qui habite le champ littéraire, en proposant une plongée et un parcours à travers la (éco)poétique de quatre auteurs qui ont marqué le vingtième siècle : Pergaud, Colette, Genevoix, Giono. Professeur associé à l’Université Catholique (Milan et Brescia, Italie), Davide Vago travaille dans le domaine de l’écopoétique depuis la fin des années 2010, après avoir consacré de nombreuses publications à Marcel Proust.

Malgré ce tournant critique, Proust est toujours présent dans le tissu argumentatif de ce nouveau volume. En effet, l’auteur de À la recherche du temps perdu semble être à l’origine des réflexions de Davide Vago. Dans la préface « Quand l’italien est heureux… » (pp. 9-12), la spécialiste de zoopoétique et proustienne Anne Simon dévoile  comment Proust ait eu un rôle crucial dans le tissage même de ce livre. Auteur de Proust en couleur[1]Vago montre encore une fois sa sensibilité par rapport aux couleurs et aux sons, qui le guident ici vers la découverte d’un univers en proie au péril. Cependant, l’écopoétique ne se donne pas comme un « remède écologiste » capable de sauver le monde ; par contre, le but des critiques, sensibles aux problématiques environnementales, est de dégager « un nouveau sentiment de la nature »[2]en soutenant ainsi le rôle de la littérature dans la défense de celle-ci.

Avant de s’enfoncer dans les chapitres consacrés aux quatre auteurs mentionnés, le chercheur trace avec précision un chemin qui met en relief les traits spécifiques de l’écopoétique par rapport à l’ecocriticism américain (pp. 13-21) ; en soutenant une approche linguistique et rhétorique dérivant des principes écopoétiques, Vago arrivera à démontrer que « la création littéraire est un lieu d’expression de la biodiversité » (p. 19). Dans le cadre de la « géographie littéraire »[3]le chercheur essaie de sonder le rapport entre l’homme et son environnement, se focalisant sur le sentiment d’empathie « qui a lieu »[4] dans le texte littéraire.

La première partie du livre s’ouvre sur une recherche étymologique grâce à laquelle Vago dévoile l’évolution du terme « empathie » à partir de « sympathie », en passant par l’allemand Einfühlung, ensuite par l’anglais empathy, jusqu’à la naissance du terme français en 1904.  Sa réflexion sur cette notion continue dans les pages qui constituent ce chapitre, titré « Percevoir la nature : l’empathie » (pp. 25-41). Le parcours initial lui permet d’ouvrir des pistes plus spécifiques qui conduisent aux éléments constitutifs de l’analyse : les configurations énonciatives. Dans le cadre de l’écopoétique, une attention particulière est ainsi portée aux outils linguistiques tels que la métaphore, la comparaison, la synesthésie, l’onomatopée etc. Toutes ces « ruses » (pour utiliser un mot-clé cher à Vago) seront prises en analyse seulement après avoir identifié un point de vue (PDV) qui permettra d’étudier le texte (pp. 38-41). Outre le PDV, Davide Vago dégage l’utilisation, parfois moins remarquée, du discours indirect libre (DIL). Il ne s’agira plus de lire les œuvres des écrivains selon une position anthropocentrée, mais plutôt d’accueillir « l’autrui » dans une perspective allocentrée. De toute façon, le pivot reste le langage : « L’empathie avec le vivant chez Pergaud, Colette, Genevoix et Giono représente donc l’expression d’une attention, d’un souci pour la nature qui va de pair avec de configurations littéraires originales » (p. 41).

La deuxième partie de l’essai est axée sur les quatre auteurs présentés à partir du sous-titre de l’ouvrage. Si d’une part le chercheur se focalise surtout sur les moyens linguistiques qui concernent « l’écriture des animaux », d’autre part il souligne l’importance de l’oikos, qui constitue le scenario de l’action des personnages-animaux dans les textes analysés (pp. 18-23). La relation étroite qui s’établit entre les animaux et l’oikos se reflète aussi sur le rapport incontournable entre les écrivains et leurs lieux de naissance, tous originaires du sud de la France. Le premier parmi ceux-ci est Louis Pergaud (1882-1915), considéré en effet un romancier « régionaliste ». Son esthétique se fonde sur l’exploitation des sens, sa production romanesque étant une digne héritière du symbolisme. La sensibilité joue un rôle crucial dans son écriture de l’empathie ; en particulier, on remarque une nette influence baudelairienne liée à la vue, étant donné que les descriptions visuelles des animaux et des lieux fleurissent dans les pages de ses romans, où l’on peut apercevoir aussi une évidente exploitation de l’ouïe (pp. 43-49). Ensuite, Vago souligne la théorie darwinienne cachée derrière le motif de la survie des bêtes. En effet, c’est en proposant le PDV des animaux dans des conditions de péril, par exemple la chasse, que le lecteur de Pergaud se trouve face aux « raisonnements » pour la survie (pp. 54-63). Le chercheur relève ainsi comment Pergaud exploite les anaphores, le PDV pour dire l’indicible des animaux, les structures morphologiques imprécises ou les verbes dans la voix active pour permettre au lecteur de « devenir » l’animal protagoniste : c’est le cas de Le miracle de Saint Hubert, qui est écrit selon un point de vue nouveau, celui des bêtes. Davide Vago montre comment les ruses énonciatives augmentent l’intérêt envers cet auteur malheureusement oublié qui a été capable de donner une voix moderne aux « sensations symbolistes », en faisant survivre (même dans un sens darwinien du terme) un sentiment de compassion et d’empathie envers les animaux.

En continuité avec le chapitre sur Pergaud, la section suivante du livre prend comme point de départ l’influence symboliste pour avancer une interprétation écopoétique de l’esthétique de l’œuvre de Colette (1873-1954). Davide Vago signale, par exemple, l’importance de l’odorat dans la production de l’autrice, dont la plume est capable de créer une « langue concrète, sensorielle, sensuelle » (p. 69). Le parcours de découverte de Colette montré dans ce chapitre nous conduit à travers l’analyse de Dialogues de bêtes, La Chatte, Les Vrilles de la vigne et La Paix chez les bêtes. L’univers des bêtes trouve sa place dans l’œuvre littéraire grâce à l’utilisation de synesthésies qui témoignent des racines sensualistes, ainsi que le foisonnement de comparaisons et de métaphores qui, avec la personnification, permettent d’entretenir des relations directes avec les animaux. En analysant La Chatte, Vago montre comment l’intrigue plutôt courte et banale devient le lieu d’illusion de l’hybridité homme-animal (pp. 67-73). Encore une fois, c’est le langage qui rend possible cette fusion et l’auteur du Tissage du vivant en effet remarque que la langue de Colette est une « langue unique », voire le résultat de l’union du langage humain et d’un langage et métalangage félins (le « langage-chat », p. 83). La réflexion de Vago sur la surabondance des possessifs confirme cette connexion entre la chatte et « son humain ». Ainsi Colette est-elle « à la recherche d’une harmonie perdue », quête qui marque l’ouvrage La Paix chez les bêtes. Dans ce texte, l’écrivaine dénonce l’attitude violente des hommes en montrant le pacifisme des animaux dont on devrait s’inspirer. En conclusion, nous pouvons condenser et résumer les traits de Colette avec les mots de Gérard Bonal proposés par Vago : « l’amitié des animaux, Colette n’y veut pas renoncer, ni à son vieux rêve, cet improbable jardin d’Eden où bêtes et humains vivraient en paix »[5].

Le troisième auteur sur lequel s’est concentrée l’attention de Davide Vago est Maurice Genevoix (1890-1980). Marqué par l’expérience de la Grande Guerre, celui-ci exploite le PDV d’un animal, par exemple un cerf, pour soutenir que le lien entre les êtres humains, les animaux et entre hommes et animaux peut vaincre la barbarie qui envahit l’oikos. Le cerf protagoniste du roman La Dernière Harde est appelé Rouge. Vago dévoile le procès d’anthropomorphisation et l’importance que l’auteur donne aux noms (pp. 88-90). Le romancier essaie de se pencher sur l’intériorité animale par des ruses que le chercheur arrive à dégager, notamment la syntaxe nominale qui est censée exprimer les sensations physiques de l’animal, et qui est simplifiée afin d’arriver à l’âme des animaux. Le chercheur montre comment se déroule la dénonciation de la guerre. Ceux de 14 ou Un jourtémoignent comment, grâce à l’empathie, le changement rapide du PDV permet d’accuser doublement les conflits (pp. 98-107). Sous la plume de Genevoix, le PDV de l’animal s’échange et s’entremêle avec le PDV d’un énonciateur qui a la fonction d’interpréter les actions et la pensée des bêtes. Le chercheur affirme ainsi que « la parole animale serait alors la tentative de traduire l’intraduisible à partir d’un point de vue autre » (p. 97). Genevoix est un auteur dont les romans foisonnent de sensualisme : Vago interroge les anaphores qui sont aussi un moyen pour rapprocher des événements lointains, l’utilisation de la protase quadripartite, ainsi que le sens de goût, plutôt que les sensations auditives, jusqu’à la personnification, ou mieux l’« animalisation » (p. 105) des sons.

Dans le dernier chapitre, l’auteur explore la production romanesque de Jean Giono (1895-1970). Ses « essaims métaphoriques » semblent fasciner particulièrement le chercheur qui en explore le « magma panique ». À propos de Pan, la réflexion de Vago s’ouvre sur Colline (pp. 110-118), qui fait partie de la Trilogie de Pan. Comme dans le cas de La Chatte de Colette, l’intrigue est plutôt simple, alors que le langage mérite toute l’attention du lecteur : la syntaxe suit une allure poétique, ce qui permet aussi d’augmenter la perception sensuelle qui se cache derrière les mots de Giono. Sa plume est capable de juxtaposer le PDV des humains du village au PDV du sanglier, à l’intérieur d’un oikos qui peut être justement considéré comme un véritable protagoniste actif. Onomatopées, « éternel présent » des verbes, synesthésies, allitérations évoquent des sensations physiques ou sentimentales. L’esthétique de Giono se fonde souvent sur l’image du cercle, si bien que Vago parle de « poète-acrobate » ; il insiste sur la rondeur gionienne avec l’analyse de Regain, œuvre dans laquelle on retrouve encore une fois la surabondance de métaphores visant à véhiculer le sensualisme. Le chercheur individue un certain déséquilibre dans la poétique de disproportion de l’écrivain : il interroge le langage afin de trouver les sources de cette instabilité à la base de Que ma joie demeure (pp. 126-133). Pourtant, il semble que la solution à ce manque d’harmonie dans le monde et dans le rapport entre hommes et animaux soit seulement une illusion, causant ce que Vago appelle le « deuil de l’empathie » (p. 138). En effet, l’auteur cherche à franchir cette barrière illusoire en démontrant à la fois la puissance du langage et ses limites. Cette tentative se révèle quand même un témoignage de la bienveillance de Giono à garder l’espoir de retrouver l’harmonie perdue, cette harmonie qu’aussi Pergaud, Colette et Genevoix cherchaient, en montrant à ses lecteurs l’image de l’homme « traversé, imbibé, lourd et lumineux des effluves, des influences du chant du monde »[6]

 

Edoardo Galmuzzi
Università Cattolica del Sacro Cuore, Milano

 

NOTES

1 Davide Vago, Proust en couleur, Paris, Honoré Champion, 2015.

2 Michel Collot, Un nouveau sentiment de la nature, Paris, Éditions Corti, 2022.

3 Cf. Michel Collot, Pour une géographie littéraire, Paris, Éditions Corti, 2014.

4 Cf. Pierre Schoentjes, Ce qui a lieu : essai d’écopoétique, Marseille, Wildproject, 2015.

5 Gérard Bonal, Colette et les bêtes, Paris, Tallandier, 2019, p. 125.

6 Jean Giono, « Le chant du monde », Solitude de la pitié, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1932, p. 183.

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