ISSN 2421-5813

Résumé Proche d’Henri Michaux, Claude Cahun partage avec son ami belge un rapport très violent au corps. Le corps est malmené, fragmenté, nié : « Je ne voudrais coudre, piquer, tuer, qu’avec l’extrême pointe. Le reste du corps, la suite, quelle perte de temps ! Ne voyager qu’à la proue de moi-même ». Il s’agira aussi de voir comment l’identité est décomposée, fragmentée à l’extrême à travers le motif du vitrail (recomposer avec les morceaux) et celui du masque (l’artifice devient réalité, pluralité des visages). Nous verrons ainsi comment Claude Cahun, en allant au-delà des frontières de la cohésion du moi, en brouillant les genres sexuels, en rudoyant l’image du corps féminin, mène une exploration identitaire placée sous le signe de la modernité et de la subversion.

Mots-clés Défiguration, hybridation, fragmentation, masque, gender.

Abstract A close friend of Henri Michaux, Claude Cahun shared with her Belgian contemporary a violent relationship with the body. In my article, I consider the mistreatment, fragmentation and refusal of the body in both authors’ works, focusing particularly on Cahun’s notion of bodily violence as part of identity formation: « Only with the very tip would I wish to sew, sting, kill. The rest of the body, what comes after, what a waste of time! Only ever travel in the prow of myself » (trad. S. de Muth). Therefore I also examine how these authors decompose and fragment to bits their identities, paying special attention to Cahun’s use of stained glass windows as part of her poetic imagery (being this an object made up of tiny fragments) and her use of masks (evoking the artifice masquerading as reality, and the notion of a plurality of faces). In the course of my explorations, I hope to show how Claude Cahun’s work – through gender-bending, pushing the boundaries of the cohesive self, and mistreatment of the feminine body – constitutes a unique exploration of identity through practices of modernism and subversion.

Keywords Disfiguration, hybridization, fragmentation, mask, gender

Introduction

Claude Cahun est longtemps restée dans l’ombre du champ littéraire et artistique. Ce n’est qu’en 1995, soit plus de quarante ans après sa mort (en 1954), qu’eut lieu à Paris la première exposition d’envergure de son œuvre photographique[1]. Depuis, ses photographies sont de plus en plus exposées et sont surtout devenues un objet d’étude incontournable pour tout travail sérieux sur la photographie surréaliste. Si les écrits commencent à intéresser de plus en plus les chercheurs, notamment grâce à la republication de deux de ses œuvres (Héroïnes et Aveux non avenus)[2], la notoriété de Claude Cahun est encore largement circonscrite à son œuvre photographique. Toutefois, les deux versants de sa production sont également marqués par une réflexion sur le corps et sur le genre sexuel qui apporte à son travail une dimension particulièrement moderne dans sa déconstruction des concepts du masculin et du féminin.

Dans son texte publié le plus abouti, Aveux non avenus, Claude Cahun écrit : « Cette chose informe, énorme, douloureuse, horriblement voluptueuse, est-elle couchée en travers de ma route ? Arriviste de l’âme : se passer sur le corps »[3]. Cette citation illustre la complexité du rapport au corps dans l’œuvre de Claude Cahun. Le corps est ce qui gêne, physiquement et moralement. Il est inacceptable, insupportable. Sans forme, sans dénomination précise, il en est réduit à ce mot-caméléon au caractère vague et général : « chose ». Mais qu’est-ce donc que cette chose ? C’est bien la question que l’on retrouve en filigrane à travers la représentation du corps dans l’œuvre de Claude Cahun. Dans sa très riche correspondance avec nombre d’écrivains et d’artistes de son temps[4], le nom de Michaux nous retient dans le traitement particulier du corps partagé avec Claude Cahun. Nous nous appuierons ainsi sur la nature particulière de leurs échanges ainsi que sur leurs œuvres respectives, qui ont de nombreux points de contact sur cette question spécifique.

Refus du corps

Les échanges épistolaires entre Claude Cahun et Henri Michaux révèlent une curieuse entente sur la base d’une maladie quasi originelle augmentée d’une certaine neurasthénie. Ainsi, on retrouve régulièrement dans leurs échanges l’évocation d’une maladie qui se trouve n’être jamais bien définie :

L’hiver de 39-40 fut exécrable pour moi. Je tombai malade sans maladie précise (à part une bizarre crise d’urticaire « géant » extrêmement « spectaculaire »… le visage, les oreilles, le crâne et jusqu’aux orteils…).[5]

 De son côté, Michaux, habituellement si secret sur sa vie personnelle, s’épanche auprès de son amie : « Je sors d’évanouissement et de 3 jours de repos au lit »[6] ou bien : « La main droite ne veut plus servir. Elle entretient un panaris. De plus, non seulement je n’aime pas souffrir, mais je ne sais pas »[7]. Ce qui pourrait n’être qu’un échange entre deux hypocondriaques s’avère l’indice d’une certaine perception du corps. En examinant les écrits publiés, on observe une préoccupation particulière pour le corps, et notamment pour le corps malade qui devient le sujet même de l’écriture. Dans la postface de Mes Propriétés, ajoutée lors de la publication de La Nuit remue, Michaux explique clairement : « Par hygiène, peut-être, j’ai écrit “Mes Propriétés”, pour ma santé. Sans doute n’écrit-on pas pour autre chose. Sans doute ne pense-t-on pas autrement »[8]. La santé, comme état du corps, est ainsi le corps même de l’écriture. Ainsi, dans la postface de Mes Propriétés, Michaux développe ce qu’il évoquait dans sa lettre à propos du panaris dans le fragment « Crier » :

Le panaris est une souffrance atroce. Mais ce qui me faisait souffrir le plus, c’était que je ne pouvais crier. Car j’étais à l’hôtel. La nuit venait de tomber et ma chambre était prise entre deux autres où l’on dormait. Alors, je me mis à sortir de mon crâne des grosses caisses, des cuivres, et un instrument qui résonnait plus que des orgues. Et profitant de la force prodigieuse que me donnait la fièvre, j’en fis un orchestre assourdissant. Tout tremblait de vibrations. Alors, enfin assuré que dans ce tumulte ma voix ne serait pas entendue, je me mis à hurler, à hurler pendant des heures, et parvins à me soulager petit à petit.[9]

 Si la correspondance de Claude Cahun et de Michaux regorge de considérations médicales (« Mais si vous souffrez du foie allez donc voir mon homéopathe, le Dr Lancelot, rue de Rome» ; « Êtes-vous remise ? Je l’espère, car je n’ai aucun remède fameux pour la grippe ni pour les yeux de S. Par contre l’insomnie si vous en avez, il y a “le rééducateur du centre du sommeil”… !… formule tout à fait nouvelle, le Somnothyril »)[10], c’est parce qu’ils partagent ce rapport problématique au corps qui est, comme le note Raymond Bellour, « le premier problème, […] cette réalité toujours connue et inconnue par où le monde et l’être ensemble sont problème. Ici il est le médiateur initial de la difficulté de l’être »[11].

Claude Cahun met son corps en avant en le photographiant, le maquillant, le déguisant, mais en même temps elle souhaiterait s’en débarrasser : « J’eusse donné facilement, trop facilement mon âme (on voit qu’elle ne pèse pas lourd), et mon corps par-dessus le marché »[12]. Tout se passe comme si son corps l’empêchait d’avancer, presque de vivre. « Il faut jeter du lest »[13]. Le corps est ce qui l’empêche de se concentrer en elle-même : « Je ne voudrais coudre, piquer, tuer qu’avec l’extrême pointe. Le reste du corps, la suite, quelle perte de temps ! Ne voyager qu’à la proue de moi-même »[14]. Le corps est beaucoup trop encombrant, il gêne : « Il faudrait élaguer ce corps, branche par branche, membre par membre, faire appel aux chirurgiens »[15].

Chez Michaux, on retrouve également cette volonté de se débarrasser du corps, notamment dans la récurrence du thème de la séparation de l’âme et du corps :

L’âme adore nager. Pour nager on s’étend sur le ventre. L’âme se déboîte et s’en va. Elle s’en va en nageant. […] Quand l’âme quitte le corps par le ventre pour nager, il se produit une telle libération de je ne sais quoi, c’est un abandon, une jouissance, un relâchement si intime.[16]

Le corps est ce qui pèse, ce qui contraint, ce qui retient l’âme d’être libre. Chez Claude Cahun, cette idée de corps qui retient s’incarne textuellement par le symbole de la corde :

Tel un chien attaché d’une trop courte corde, inquiet, affamé de mouvements libres au soleil, ronge sournoisement le chanvre et s’enfuit dans la campagne ; telle sa niche lourde, humide d’une paille souillée, gardant l’odeur, l’empreinte de la bête, les restes déjà corrompus d’une pâtée dont elle s’est nourrie, ne sait plus qu’attendre, éperdument, trop imprégnée de cette présence pour rendre tolérable tout autre usage – bonne à jeter au feu ; ainsi mon corps.[17]

Comme la corde ou la laisse, le corps est ce qui empêcherait de partir, d’être libre. Le corps pour Claude Cahun est une sorte de prison dont il faudrait à tout prix s’échapper. Par ailleurs, l’image du chien suggère que le problème du corps est un rappel de la condition animale. Le terme de corruption évoque également un résidu de morale judéo-chrétienne qui condamne le corps comme objet de tentation, comme sale a priori. Mais le corps n’est pas seulement dénigré, il est maltraité. Plusieurs scènes d’automutilation sont présentes dans Aveux non avenus et l’énucléation revient deux fois :

Tes yeux t’( ?) offensent ? Crève-les. – Ta main ? Tranche-la. – Le reste ? C’est bien simple châtre !… Eh ! quoi maintenant ?… – Avec ton âme ? … homme impudique ! Je t’en ai dit assez, arrange-toi.[18]

 puis plus loin :

Frapper en plein visage, en plein centre de l’âme, au cœur de l’œil – du seul qui compte (mon œil droit, de naissance, est un miroir sans tain.) Frapper au plus visible : en plein noir de la pupille dilatée. Et pour ne pas rater son coup, devant la glace grossissante.[19]

Dans cette scène d’automutilation de l’œil qui rappelle la célèbre scène du Chien andalou de Luis Buñuel où un barbier incise l’œil de son client avec un rasoir, Claude Cahun s’attaque à la partie du corps la plus investie symboliquement :

Le visage est, de toutes les zones du corps humain, celle où se condensent les valeurs les plus élevées. En elle se cristallise le sentiment d’identité, s’établit la reconnaissance de l’autre, se fixent les qualités de séduction, s’identifie le sexe, etc. L’altération du visage qui montre une trace de lésion aux yeux des autres est vécue comme un drame, à l’image parfois d’une privation d’identité[…].[20]

Ainsi, la défiguration dont il est question ci-dessus révèle une volonté d’anéantissement, une haine profonde de soi qui rappelle fortement Michaux :

Quel drôle de Narcisse je fais : je me scalpe. Je m’écorche. Des pieds à la tête Je m’écorche. Des pieds à la tête, des pieds au front, que je m’arrache comme une souffrante pelure. Ainsi je me martyrise. Pourquoi ? Besoin d’activité. Que faire alors ? Je m’écorche. Je n’ai pas l’imagination du bonheur. Et pourquoi moi ? Il ne me vient pas à l’esprit d’en écorcher un autre que moi. Il faudrait y penser peut-être.[21]

 Cet extrait particulièrement violent illustre parfaitement ce refus du corps, ce besoin de se défaire de l’enveloppe corporelle. De plus, le symbole de la peau arrachée est également présent dans Aveux non avenus à travers l’évocation du supplice de Marsyas (« Marsyas n’est un mythe que pour les petits enfants. Joue avec l’écorché et ne mélange pas ta peau »)[22]. Mais ce refus du corps, comme chez Claude Cahun, est accompagné d’un narcissisme exacerbé. Bien que maltraité, le corps est l’objet de toutes les attentions. En effet, on pourrait parler pour ces deux auteurs d’une sorte de narcissisme masochiste, d’une forme de plaisir à se mettre en scène tout en se torturant.

Brouillage des genres

En ce qui concerne Claude Cahun, il est envisageable de rapprocher ce rejet du corps à la relation complexe que celle-ci entretient avec la féminité. Aveux non avenus est d’ailleurs son premier texte où la marque du féminin apparaît. Tous ses articles parus dans le Phare de la Loire en 1913-1914 sont écrits au masculin, Amor amicitiae et Vues et visions sont également écrits sous la plume d’un ou plusieurs narrateurs masculins. Un seul article avait été écrit en tant que Lucy Schwob et donc assumé en tant que texte produit par une femme. Il s’agit d’une réponse au journal Philosophies à l’enquête : « En somme, nous vous demandons tout à coup de nous révéler une méditation que vous feriez sur le thème : Dieu… »[23]. La méditation de « Mlle Lucie Schwob » commence par ces mots :

Je ne puis répondre à votre question que d’une façon que vous jugerez très sotte, très féminine. Mais peut-être me sera-t-il beaucoup pardonné parce que cette réponse sera franche, révélatrice, telle que vous la souhaitiez en somme et, par contraste, servira de repoussoir à votre propre dieu, qui vous apparaîtra d’autant plus, et d’autant plus adorable, que le mien vous paraîtra grotesque.

Tout se passe comme si le fait d’être une femme lui posait un problème. Dans Aveux non avenus, la marque du féminin est là, mais elle apparaît en alternance avec le masculin, comme s’il y avait une lutte entre les deux genres. La féminité est vue négativement : « Pardonnez : j’ai l’esprit lent… et la chair forte !), et plus féminine. – Qu’y puis-je ? Ah ! l’épuiser »[24]. Mais cette difficulté à s’assumer en tant que femme est-elle à assimiler à une forme de misogynie comme l’écrit Georgiana Colevile dans son article, « Je est un(e) autre, structures de l’anorexie dans les autoportraits de Claude Cahun »[25] ? Rien n’est moins évident. Ce qui est rejeté c’est son propre corps et voire la conception de la féminité telle qu’elle est véhiculée dans la société. Elle n’hésite d’ailleurs pas à se contredire : « Pour moi, femme je suis, et pour un coup m’en glorifie. Si quelqu’un me marche sur le pied, qu’il m’aime ou s’excuse »[26]. Le problème n’est pas la femme, mais l’image de la femme : « Extrait du code viril : la femme doit céder à son mari sa gloire et même sa sainteté ; elle doit le suivre partout jusque dans la débauche, l’enfer s’il y a lieu – et sans rien y perdre de sa vertu »[27]. Claude Cahun s’est si bien évertuée à brouiller les genres que la figure de l’androgyne est devenue emblématique de son œuvre. Notamment dans la mesure où ses autoportraits photographiques, beaucoup plus diffusés que ses écrits, marquent par le brouillage des caractères de différenciation sexuelle : cheveux très courts, maquillage abondant, visage impassible. Le résultat est saisissant. Pour qui ne connaîtrait pas Claude Cahun, comment déterminer le genre sexuel de la personne photographiée ? L’artiste se joue des codes, « brouille les cartes ». L’une des Héroïnes est consacrée à cette figure : « L’Androgyne, héroïne, entre les héroïnes ». Au-delà de la fascination de l’homosexuel homme, le brouillage des sexes entre en résonnance avec les fantasmes fin de siècle[28] :

Sommes-nous donc une époque d’irrémédiable décadence ?… […] Nous n’avons plus conscience des sexes. Les hommes sont des femmes, les femmes sont des hommes et ils s’en vantent. Rien, ni personne à sa place…[29]

 Claude Cahun reprend à son compte ces préoccupations décadentes et fait apparaître dans ses Aveux Eric et Reutler, protagonistes du roman de Rachilde Les Hors nature, dans lequel se met en place, comme dans ses autres romans, une esthétique de la subversion jouant sur l’inversion sexuelle et estompant les frontières du masculin et du féminin[30]. Jean-Michel Devésa a souligné la complexité de ce brouillage qui allie métamorphose de soi, indéfinition, indifférenciation et indétermination[31]. On observe en effet dans l’œuvre des mouvements parallèles et parfois contraires. Le neutre relève du refus des catégories, il se situerait du côté de l’indifférenciation, du côté du non-sexe, du refus de la différence. À cette posture s’ajoute celle de l’indétermination, de la position ambiguë, indéfinissable, du flottement sexuel que l’on pourrait assimiler à la figure de l’androgyne dans son acception moderne, à l’inverse de celle du mythe platonicien. Le mythe du Banquet évoque ce que l’on appellerait aujourd’hui un hermaphrodite, être doublement sexué, désignation qui apparaît à plusieurs reprises dans les Aveux. Ces multiples identités (sexuellement identifiables comme féminin et masculin, ambiguës et asexuelles) contribuent à l’indéfinition de l’ensemble. Comme l’écrit avec justesse Jean-François Rabain :

Ces dédoublements, ces métamorphoses, semblent être l’expression d’un projet artistique qui cherche à élaborer une iconographie du neutre à travers le refus du corps enfermé dans un genre déterminé.[32]

La question se joue ici sur le gender, autrement dit la réflexion sur le genre sexuel, sur ce qui définit le masculin et le féminin dans de différents lieux et à différentes époques, et sur la manière dont les normes se reproduisent au point de sembler « naturelles ». Claude Cahun, par sa déconstruction du genre sexuel entendu comme norme établie, se pose en avant-garde de toute la réflexion des gender studies qui s’est développée près d’un demi-siècle plus tard et qui remit en cause les origines biologiques du genre sexuel.

Toutefois, la frontière que trace Claude Cahun entre sa pratique artistique et sa vie est passablement floue et Lucy Schwob devient « Claude » dans ses œuvres et dans la vie. C’est de ce prénom neutre, ou doublement sexué selon l’envie, qu’elle signe ses lettres et c’est par celui-ci que l’appellent ses amis. Claude Cahun se joue des signes sexuels jusque dans la marque grammaticale du genre en écrivant, comme nous l’avons déjà signalé, au masculin. Dans Amor amicitiae, figure la dédicace en miroir : « A R.M. son ami Claude Cahun »[33]. Le « R. » renvoie à son deuxième prénom « Renée » dont elle usait pour signer ses compositions au lycée et le « M. » à son troisième prénom « Mathilde ». Au-delà du jeu narcissique de l’examen de son propre reflet dans le miroir, on observe ici la création d’un personnage hermaphrodite, à la fois masculin et féminin.

Fragmentation de l’identité

Chez Claude Cahun, le brouillage est de mise, mais il n’est pas un facteur de simulation. Le masque est l’instrument qui permet de démultiplier les facettes de l’identité. Les masques permettent de rendre compte d’une identité authentiquement protéiforme. L’authenticité semble en effet entrer en contradiction avec ce goût du mystère incarné par le masque. L’œuvre de Claude Cahun n’est pas une œuvre immédiate. Son écriture demande à être décodée, décryptée. Il n’est pas question de fiction ou d’invention, mais d’une sorte de décalage, de projection de la réalité. Claude Cahun se situe dans la tradition symboliste, où l’artifice est le symbole qui donne accès à la vérité cachée, à l’Idée, comme le proclame Moréas dans son manifeste :

[…] Ennemie de l’enseignement, la déclamation, la fausse sensibilité, la description objective, la poésie symbolique cherche à vêtir l’Idée d’une forme sensible qui, néanmoins, ne serait pas son but à elle-même, mais qui, tout en servant à exprimer l’Idée, demeurerait sujette. L’Idée, à son tour, ne doit point se laisser voir privée des somptueuses simarres des analogies extérieures ; car le caractère essentiel de l’art symbolique consiste à ne jamais aller jusqu’à la conception de l’Idée en soi. Ainsi, dans cet art, les tableaux de la nature, les actions des humains, tous les phénomènes concrets ne sauraient se manifester eux-mêmes ; ce sont là des apparences sensibles destinées à représenter leurs affinités ésotériques avec des Idées primordiales.[34]

 Les artifices utilisés par Claude Cahun n’entrent pas en contradiction avec l’exigence d’authenticité[35]. Ils sont la manifestation d’une représentation « ésotérique » de la vérité. Dans Aveux non avenus, c’est au lecteur de décrypter ce qu’elle a rendu délibérément abscons, quitte à le laisser décontenancé : « Alors supprimer les titres. Ce sont des clefs »[36]. Au lieu de se définir, elle semble chercher à s’« indéfinir »[37]. Dans sa fonction dissimulatrice, le masque protège : il est le « judas » derrière lequel elle s’est « réfugiée ». Ce besoin se traduit dans son écriture par une utilisation intensive des codes, des symboles, des références non explicitées : « J’ai moi-même intérêt à compliquer le jeu »[38]. Le masque peut par ailleurs avoir une fonction protectrice et devenir un adjuvant pour la sincérité. Comme le formule Oscar Wilde avec son goût des paradoxes : « Oui la forme objective est en réalité la plus subjective. L’homme est moins lui-même quand il parle pour son propre compte. Donnez-lui un masque et il dira la vérité »[39]. Mais le masque permet également de rendre compte d’une identité complexe, variée, fragmentée. La neuvième section d’Aveux non avenus s’ouvre avec un photomontage dans lequel apparaît une enfilade de onze visages autoportraits autour desquels il est écrit : « Sous ce masque un autre masque. Je n’en finirai pas de soulever tous ces visages »[40]. Tout en cachant le visage, le masque montre un autre visage, multipliant les possibilités à l’infini. Somme toute, le visage est un masque comme les autres.

Cette fragmentation est également l’une des manifestations d’une profonde tension. Dans un autoportrait double intitulé Que me veux-tu ? réalisé en 1930, on voit réellement apparaître ce qui semble être deux personnalités bien distinctes. Le visage de gauche, par l’arrondi du visage, dégage quelque chose d’enfantin. Le regard est inquiet, la tension se sent dans le froncement des sourcils et le mouvement de la bouche vers le bas. L’épaule est nue, blanche, pure : c’est la victime innocente. Face à elle, l’autre visage la scrute avec un regard littéralement noir, le bord de la paupière souligné de khôl. Le profil marque les angles du visage découpé par les ombres. Le « nez de courlis », coupable et accusateur, est au centre de l’image. Comme le notait Mireille Calle-Gruber :

Le visage fait la scène de son dé-visage : il se défait dans les forces agoniques du noir et blanc : prédateur-et-proie, bourreau-et-victime. Animal-humain.[41]

Elle se fait donc Héautontimorouménos, bourreau de soi-même comme dans le poème de Baudelaire :

Je suis la plaie et le couteau !

Je suis le soufflet et la joue !

Je suis les membres et la roue,

Et la victime et le bourreau ![42]

Mais si l’identité n’est pas homogène, la tension ne se présente pas seulement sous la forme du dédoublement. Le huitième photomontage d’Aveux non avenus exprime particulièrement cette tendance à l’éparpillement, à la fragmentation. Le corps y est extrêmement malmené. Il est découpé, morcelé, et même dépecé (comme le visage certainement extrait d’une planche anatomique en bas). Il y a des visages sans corps, des corps sans tête, un œil qui se promène seul (à gauche), une main qui sort d’une bouche à droite, et en arrière-plan, une radiographie du thorax sur laquelle on devine les côtes et qui évoque bien sûr un squelette.

huitième photomontage

Claude-Cahun-Henri-Michaux-1925-Collection-Soizic-Audouard

La présence du double portrait d’Henri Michaux en haut à droite n’est pas anodine. Elle souligne cette fracture identitaire partagée. Cette photographie fut d’ailleurs utilisée par les éditions Gallimard pour la couverture de la réédition en 2000 de Qui je fus, recueil dans lequel le corps est mis en pièce :

Il l’emparouille et l’endosque contre terre ;

Il le rague et le roupéte jusqu’à son drâle ;

Il le pratéle et le libucque et lui baroufle les ouillais ;

Il le tocarde et le marmine,

Le manage rape à ri et ripe à ra.

Enfin il l’écorcobalisse.

L’autre hésite, s’espudrine, se défaisse, se torse et se ruine.

C’en sera bientôt fini de lui ;

Il se reprise et s’emmargine… mais en vain

Le cerveau tombe qui a tant roulé.

Abrah ! Abrah ! Abrah !

Le pied a failli !

Le bras a cassé !

Le sang a coulé ![43]

Comme dans le photomontage de Claude Cahun, le corps est morcelé, fragmenté, dispersé. Dans celui-ci, l’artiste s’amuse également à mettre en relation visuelle la forme de son nez avec celle d’un oiseau dont le bec est coupé par des ciseaux recourbés. On y verra sans mal un besoin de se ramener au stéréotype sémitique, une évocation de ses origines juives et de la ressemblance physique avec son père et son oncle. Ce photomontage illustre à la fois la recherche identitaire, mais aussi la démultiplication du moi. Il ne s’agit pas de trouver le vrai moi, mais les images du moi. On voit ainsi le visage et le corps de Claude Cahun apparaître en plusieurs exemplaires. L’identité est, à l’image du corps, fragmentée, morcelée.

Conclusion

La correspondance de Claude Cahun et de Henri Michaux mentionnée plus haut permet de mettre en relief les points de contact entre ces deux êtres singuliers. Elle donne sur leur œuvre un regard plus intime, plus charnel et fait apparaître clairement que le corps est le centre de leurs préoccupations. Elle nous invite à mesurer la proximité de leur rapport au corps meurtri, à l’identité fragmentée jusque dans leurs écrits publiés. Il est ainsi frappant d’y observer la même violence, le même côté suicidaire et autodestructeur. Cependant, si comme nous l’avons souligné le corps est avant tout ce qui pèse, ce dont il faudrait se débarrasser, s’il est le témoin matériel de la haine de soi, des tensions internes, il est aussi celui que l’on pourra maquiller, déguiser, travestir afin d’exprimer toutes les facettes du moi :

Devant son miroir un jour d’enthousiasme, on applique trop son masque, il vous mord à la peau. Après la fête, on soulève un coin pour voir… Décalcomanie manquée. On s’aperçoit avec horreur que la chair et le cache sont devenus inséparables. Vite, un peu de salive ; on recolle le pansement sur la plaie. Il m’en souvient c’était Carnaval. J’avais passé mes heures solitaires à déguiser mon âme. Les masques en étaient si parfaits que lorsqu’il leur arrivait de se croiser sur la grand’place de ma conscience, ils ne se reconnaissaient pas. J’adoptais tout à tour les opinions les plus rébarbatives, celles qui me déplaisaient le plus obtenaient le plus de succès. Mais les fards que j’avais employés semblaient indélébiles. Je frottais tant pour nettoyer que j’enlevais la peau. Et mon âme comme un visage écorché, à vif, n’avait plus forme humaine.[44]

Le déguisement est « indélébile », il finit par faire partie du sujet. David Le Breton note au sujet de l’opposition âme/corps :

Le dualisme de la modernité a cessé d’opposer l’âme au corps, plus subtilement il oppose l’homme à son propre corps à la manière d’un dédoublement. Le corps détaché de l’homme, devenu un objet à façonner, à modifier, à moduler selon le goût du jour, vaut pour l’homme, en ce sens que modifier ses apparences revient à modifier l’homme lui-même.[45]

L’œuvre de Claude Cahun illustre particulièrement ce penchant de la modernité où le corps devient un accessoire grâce auquel s’exprime l’essentiel. Les nombreux autoportraits photographiques témoignent avec éloquence de ces jeux sur les apparences, ce façonnement des identités. Bien qu’encore peu étudiée, l’œuvre écrite de Claude Cahun présente ainsi de nombreux intérêts notamment par son caractère précurseur dans le traitement du corps, son questionnement de la féminité et des catégories sexuelles, les tensions surmontées. La publication à venir de cette correspondance permettra d’ailleurs de donner un nouvel éclairage à ses écrits et contribuera à apporter de nouveaux éléments aux problématiques centrales du corps et de l’identité.

Bibliographie

Œuvres citées

BAUDELAIRE Charles, Les Fleurs du mal, Alançon, August Poulet-Malassis, 1857.

CAHUN Claude, Aveux non avenus [1ère éd. 1930], préface de François Leperlier, notes de Charlotte Maria et François Leperlier, Paris, Librairie Arthème Fayard, 2011.

—, Écrits, éd. François Leperlier, Paris, J.-M. Place, 2002.

—, Héroïnes, Mille et une nuits, 2006.

MICHAUX Henri, La Nuit remue, Éditions Gallimard, Paris, 1935.

—, Qui je fus… avec des illustrations de Georges Aubert, Paris, Gallimard, 1927.

—, Vents et poussières, Paris, K. Flinker, 1962.

MORÉAS Jean, « Le Symbolisme », Le Figaro, samedi 18 septembre 1886, Supplément littéraire.

RACHILDE, Les Hors nature, mœurs contemporaines, Paris, Mercure de France, 1897.

Ouvrages critiques

BELLOUR Raymond, Henri Michaux, Paris, Gallimard, 1986,.

LE BRETON David, La Sociologie du corps, 8e éd. mise à jour, Paris, Presses universitaires de France, 2012, (« Que sais-je ? », n° 2678).

MARIA Charlotte, Correspondances de Claude Cahun : la lettre et l’œuvre, Université de Caen Basse-Normandie, 2013, [En ligne : http://www.theses.fr/2013CAEN1710].

Collectifs

Claude Cahun : contexte, posture, filiation. Pour une esthétique de l’entre-deux, éd. Andrea Oberhuber, Montréal, Département des littératures de langue française, coll. « Paragraphes », 2007.

Jeu de masques : les femmes et le travestissement textuel, 1500-1940, éds. Jean-Philippe Beaulieu et Andrea Oberhuber, Saint-Étienne, « L’école du genre », n° 6, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2011.

Articles de revues

CALLE-GRUBER Mireille, « Tourner autour », Littérature, n° 142, juin 2006.

KLEIN Jean-Pierre, « La Psychiatrie de l’ellipse et ses positions énonciatives », Sémiotiques, n° 3, octobre 1992.

RABAIN Jean-François, « L’écriture du corps chez Claude Cahun », Mélusine, Autoreprésentation féminine, vol. 33, éd. Georgiana Colvile, 2013.

SLAMA Béatrice, « Où vont les sexes ? Figures romanesques et fantasmes ‘fin de siècle’ », Europe, Littérature d’une fin de siècle, vol. 751-752, novembre 1991.

Charlotte Maria

Université de Caen Basse Normandie

POUR CITER CET ARTICLE  Charlotte Maria, « Défigurations et hybridations : l’identité au corps au corps », Nouvelle Fribourg, n. 1, juin 2015. URL : https://www.nouvelle-fribourg.com/archives/defigurations-et- hybridations-lidentite-au-corps-a-corps/

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NOTES

1 Claude Cahun 1894-1954, 23 juin au 17 septembre 1995, Musée d’art moderne de la Ville de Paris.

2 Claude Cahun, Héroïnes, Paris, Mille et une nuits, 2006.

3 Claude Cahun, Aveux non avenus [1ère éd. 1930], préface de François Leperlier, notes de Charlotte Maria et François Leperlier, Paris, Librairie Arthème Fayard, 2011, p. 27.

4 Voir Charlotte Maria, Correspondances de Claude Cahun : la lettre et l’œuvre, thèse pour l'obtention du titre de docteur soutenue à l'Université de Caen Basse-Normandie, 2013, thèse en instance de publication.

5 Lettre de Claude Cahun à C.-H. Barbier du 21 janvier 1951.

6 Lettre de Henri Michaux à Claude Cahun du 30 avril 1926.

7 Lettre de Henri Michaux à Claude Cahun [été 1928].

8 Henri Michaux, « Postface » à Mes Propriétés, dans La Nuit remue, Paris, Éditions Gallimard, 1935, p. 194.

9 « Crier », dans Henri Michaux, Mes Propriétés [1ère éd. 1929], repris dans La Nuit remue, Op. cit., p. 130.

10 Lettre de Henri Michaux à Claude Cahun [janvier 1934] ; Lettre de Henri Michaux à Claude Cahun du 15 janvier 1939 : le ‘S’ se réfère à Suzanne Malherbe

11 Raymond Bellour, Henri Michaux, Paris, Éditions Gallimard, coll. « Folio/Essais », 1986, p. 56.

12 Ibid., p. 6.

13 « Éphémérides », dans Claude Cahun, Écrits, éd. F. Leperlier, Paris, J.-M. Place, 2002, p. 461.

14 Ibid., p. 2.

15 Ibid., p. 106.

16 « Paresse », dans Henri Michaux, Mes Propriétés, repris dans La Nuit remue, Op. cit., p. 128.

17 Claude Cahun, Aveux non avenus, Op.cit., p 16.

18 Ibid., p. 106.

19 Ibid., p. 229.

20 David Le Breton, La sociologie du corps, 8e éd. mise à jour, Paris, Presses universitaires de France, 2012, 127 p., (« Que sais-je ? », n° 2678), p. 121.

21 Henri Michaux, Vents et poussières, Paris, K. Flinker, 1962, p. 63.

22 Claude Cahun, Aveux non avenus, Op. cit., p. 193.

23 Enquête proposée dans le journal Philosophie n°5/6, mars 1926. Ce journal était dirigé par Pierre Morhange, professeur de philosophie en province et à Paris.

24 Aveux non avenus, Op. cit., p. 8.

25 Georgiana Colvile, « Je est un(e) autre, structures de l’anorexie dans les autoportraits de Claude Cahun », Mélusine, n°18, Paris, L’âge d’homme, 1998, p. 252-259.

26 Aveux non avenus, Op. cit., p 193.

27 « Ephémérides », Mercure de France n°685, 1er janvier 1927.

28 Béatrice Slama, « Où vont les sexes ? Figures romanesques et fantasmes 'fin de siècle' », Europe, Littérature d’une fin de siècle, vol. 751-752, novembre 1991, p. 27-37.

29 Octave Mirbeau, « Le tripot aux champs », Le Gaulois, 25 août 1884.

30 Marie-Gersande Raoult, « Troubles du genre chez Rachilde. La mascarade des sexes dans Monsieur Vénus et Madame Adonis » dans Jeu de masques: les femmes et le travestissement textuel, 1500-1940, éds. Jean-Philippe Beaulieu et Andrea Oberhuber, « L’école du genre », n° 6, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2011, Saint-Étienne, p. 172-184.

31 Jean-Michel Devésa, « Claude Cahun, au miroir de l’indéfinition », dans Claude Cahun : contexte, posture, filiation. Pour une esthétique de l’entre-deux, Op. cit., p. 57-67.

32 Jean-François Rabain, « L’écriture du corps chez Claude Cahun », Mélusine, Autoreprésentation féminine, vol. 33, éd. Georgiana Colvile, 2013, p. 32-43.

33 Claude Cahun, Amor amicitiae [publication posthume], dans Écrits, Op. cit., p. 494.

34 Jean Moréas, « Le Symbolisme », Le Figaro, samedi 18 septembre 1886, Supplément littéraire, p. 1-2.

35 Charlotte Maria, « Claude Cahun ou les masques de l’identité », Jeu de masques, Op. cit., p. 227-237.

36 Claude Cahun, Aveux non avenus, Op. cit., p. 32.

37 « Et l’enfant commença de se confondre et de s’indéfinir », Claude Cahun, Aveux non avenus, Op. cit., p. 78. Claude Cahun, Aveux non avenus, Op. cit., p. 172.

38 Claude Cahun, Aveux non avenus, Op. cit., p. 172.

39 Oscar Wilde, La Critique est un art, cité par Jean-Pierre Klein, « La Psychiatrie de l’ellipse et ses positions énonciatives », Sémiotiques, n°3, octobre 1992, p. 112.

40 Claude Cahun, Aveux non avenus, Op. cit., p. 202.

41 Mireille Calle-Gruber, « Tourner autour », Littérature, n° 142, juin 2006, p. 88-101.

42 « L’Héautontimorouménos », dans Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, Op. cit., p. 102.

43 « Le Grand Combat », dans Henri Michaux, Qui je fus, Paris, Gallimard, 1927, p. 74.

44 « Carnaval en chambre », dans Claude Cahun, La ligne de cœur, Nantes, mars 1926, repris dans Écrits, Op. cit., p. 232.

45 David Le Breton, Op. cit., p. 151-152.

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