Le temps des mots croisés
Ô soleil de minuit sans sommeil solitude
Dans les logis déserts d’hommes où vous veillez
Épouses d’épouvante elles font leur étude
Des monstres grimaçants autour de l’oreiller
Qui donc a déchaîné la peur cette bannie
Et barbouille de bleu panique les carreaux
Le sable sous le toit Dans le cœur l’insomnie
Personne ne lit plus le sort dans les tarots
Sorciers vous pouvez danser dans la bruyère
Elles ne veulent plus savoir si tu leurs mens
Amour qui les courbas mieux qu’aucune prière
Quand la gare de l’Est eut mangé leurs amants
Femmes qui connaissez enfin comme nous-mêmes
Le paradis perdu de nos bras dénoués
Entendez-vous nos voix qui murmurent Je t’aime
Et votre lèvre à l’air donne un baiser troué
Absence abominable absinthe de la guerre
N’en es-tu pas encore amèrement grisée
Nos jambes se mêlaient t’en souviens-tu naguère
Et je savais pour toi ce que ton corps faisait
Nous n’avons pas assez chéri ces heures doubles
Pas assez partagé nos songes différents
Pas assez regardé le fond de nos yeux troubles
Et pas assez causé de nos cœurs concurrents
Si ce n’est pas pourtant pour que je te le dise
Pourquoi m’arrive-t-il d’entendre ou de penser
Si les nuages font au jour des mèches grises
Et si les arbres noirs se mettent à danser
Écoute Dans la nuit mon sang bat et t’appelle
Je cherche dans le lit ton poids et ta couleur
Faut-il que tout m’échappe et si ce n’est pas elle
Que me fait tout cela Je ne suis pas des leurs
Je ne suis pas des leurs puisqu’il faut pour en être
S’arracher à sa peau vivante comme à Bar
L’homme de Ligier qui tend vers la fenêtre
Squelette par en haut son pauvre cœur barbare
Je ne suis pas des leurs puisque la chair humaine
N’est pas comme un gâteau qu’on tranche avec le fer
Et qu’il faut à ma vie une chaleur germaine
Qu’on ne peut détourner le fleuve de la mer
Je ne suis pas des leurs enfin parce que l’ombre
Est faite pour qu’on s’aime et l’arbre pour le ciel
Et que les peupliers de leur semence encombrent
Le vent porteur d’amour d’abeilles et de miel
Je suis à toi Je suis à toi seule J’adore
La trace de tes pas le creux où tu te mis
Ta pantoufle perdue où ton mouchoir Va dors
Dors mon enfant craintif Je veille c’est promis
Je veille Il se fait tard La nuit du moyen âge
Couvre d’un manteau noir cet univers brisé
Peut-être pas pour nous mais cessera l’orage
Un jour et reviendra le temps des mots croisés
Louis Aragon, Le Crève-cœur