ISSN 2421-5813

— Je ne crois pas décidément que nous ferons ce voyage

à travers tous ces ciels qui seraient de plus en plus clairs,

emportés au défi de toutes les lois de l’ombre.

Je nous vois mal en aigles invisibles, à jamais

tournoyant autour de cimes invisibles elles aussi

par excès de lumière . . .

                        (À ramasser les tessons du temps,

on ne fait pas l’éternité. Le dos se voûte seulement

comme aux glaneuses. On ne voit plus

que les labours massifs et les traces de la charrue

à travers notre tombe patiente.)

 

— Il est vrai qu’on aura peu vu le soleil tous ces jours,

espérer sous tant de nuages est moins facile,

le socle des montagnes fume de trop de brouillard . . .

(Il faut pourtant que nous n’ayons guère de force

pour lâcher prise faute d’un peu de soleil

et ne pouvoir porter sur les épaules, quelques heures,

un fagot de nuages . . .

Il faut que nous soyons restés bien naïfs

pour nous croire sauvés par le bleu du ciel

ou châtiés par l’orage et par la nuit.)

 

— Mais où donc pensiez-vous aller encore, avec ces pieds usés?

Rien que tourner le coin de la maison, ou franchir,

de nouveau, quelle frontière?

 

(L’enfant rêve d’aller de l’autre côté des montagnes,

le voyageur le fait parfois, et son haleine là-haut

devient visible, comme on dit que l’âme des morts…

 

On se demande quelle image il voit passer

dans le miroir des neiges, luire quelle flamme,

et s’il trouve une porte entrouverte derrière.

On imagine que, dans ces lointains, cela se peut:

une bougie brûlant dans un miroir, une main

de femme proche, une embrasure . . .)

 

Mais vous ici, tels que je vous retrouve,

vous n’aurez plus la force de boire dans ces flûtes de cristal,

vous serez sourds aux cloches de ces hautes tours,

aveugles à ces phares qui tournent selon le soleil,

piètres navigateurs pour une aussi étroite passe…

 

On vous voit mieux dans le crevasses des labours,

suant une sueur de mort, plutôt sombrés

qu’emportés vers ces derniers cygnes fiers…

 

— Je ne crois pas décidément que nous ferons encore ce voyage,

ni que nous échapperons au merlin sombre

une fois que les ailes du regard ne battront plus.

 

Des passants. On ne nous reverra pas sur ces routes,

pas plus que nous n’avons revu nos morts

ou seulement leur ombre…

                                 Leur corps est cendre,

cendre leur ombre et leur souvenir; la cendre même,

un vent sans nom et sans visage la disperse

et ce vent même, quoi l’efface?

                                  Néanmoins,

en passant, nous aurons encore entendu

ces cris d’oiseaux sous les nuages

dans le silence d’un midi d’octobre vide,

ces cris épars, à la fois près et comme très loin

(ils sont rares, parce que le froid

s’avance telle une ombre derrière la charrue des pluies),

ils mesurent l’espace…

                     Et moi qui passe au-dessous d’eux,

il me semble qu’ils ont parlé, non pas questionné, appelé,

mais répondu. Sous les nuages bas d’octobre.

Et déjà c’est un autre jour, je suis ailleurs,

déjà ils disent autre chose ou ils se taisent,

je passe, je m’étonne, et je ne peux en dire plus.

Philippe Jaccottet, Pensées sous les nuages

Lascia un commento

Il tuo indirizzo email non sarà pubblicato. I campi obbligatori sono contrassegnati *

*

*