Langue maternelle (Strophe)
Plus de quarante ans ont passé : deux jours avant
Noël, au dos d’une carte postale représentant la cathé-
drale de Metz il écrivait :
Tu sais mon Vieux Robert quand on est au régiment l’on
change de caractère
et tout en bas :
Je ne vois plus rien à vous dire car la soupe sonne.
C’est une carte postale ramassée à Laon dans la rue un
jour d’hiver le vent
la rejetait au vent plus qu’anonyme sans adresse
et l’écriture ayant bien résisté violette sur fond vert
pomme
je demande à mon tour en effet qui parle où est l’au-
teur
à quoi ça rime d’écrire encore au chaud près des livres
cousus
dans la toile ou du cuir pour qu’au long de rails d’or
inégaux brille l’adoration perpétuelle écrire
pour se perdre à nouveau dans l’indistinction des
colonnes qui assiègent le Sacré Texte
quand parfois oh là là tous ces dos de costauds escamo-
tés bloqués dans leurs petites stalles
et qui gardent pour de bon la loi gravée sur les
épaules : Tu porteras ton nom ? Gloire. Misère. Je est
un autre ? Allons, allons, la vieille ruse. Quand Je ne
peut plus se souffrir, hop il tente ce détour avec astuce
ou rage vers un zénith obscur où clame Personne. Mais
qui s’arrache? Ma peau à moi reste collée et brûle.
Quel détour compliqué, mon Vieux Robert, pour obte-
nir l’oubli, un fragment délité du cœur dans la pous-
sière où vont les sabots des glaneurs d’apocryphes,
deux ou trois grains de poudre au fond du crâne en
mal de Pentecôte ! En attendant, glossolalies, fumées,
et ces braises comme à l’entracte qui s’éloignent à tra-
vers la panne éternelle, chacun son étincelle entre les
doigts, éclairant le bout de la ligne, heurtant la courbe
du miroir. Tu porteras ton nom. Lui qui t’enferme. Tu
ne peux pas déposer ce poids, ni franchir ce cercle
sinon d’une fine antenne déjà brûlée qui tâte le seuil
en cendres de l’incompréhensible. Détestable peut-
être, ton nom est prononcé derrière toi par la grande
mâchoire décrochée. Il y a eu crime. Argos est frappée
de stupeur. Redoute désormais l’annonce de toute vic-
toire. Langue tranchée, yeux crevés, oreilles mortes,
c’est la veuve somptueuse et volage qui s’avance accro-
chée aux basques sanglantes de ses enfants, et qui s’ac-
croupit de nouveau tandis qu’ils font le guet à l’écart
mais menaçant : Mère, il n’y a rien à faire, maintenant
il va falloir que tu y passes ; et balançant leurs membres
meurtriers dans le vide, criant : tu peux bien toujours
te finir sur la tombe d’Agamemnon, poète, — plus de
semence, plus de moisson, nous voici maîtres de la mai-
son sans fondateur où divague cette malheureuse.
Ainsi Mère on vous fait grand tort, on vous traite mal.
Certes la vie est difficile. Le dimanche les gens des
quartiers périphériques descendent vers le centre, mais
d’un pas alourdi comme s’ils montaient. Ils ont mis le
costume, la cravate, la robe qui fait un bruit sec. Les
gens passent devant les rideaux baissés des boudques,
devant les magasins qui n’ont pas de volets et paraissent
encore plus tristes, encombrés jusqu’au fond dans
l’ombre où suffoquent des chaises. Les gens regardent :
on a vu des chaises. C’est vrai. Un côté de la rue est
jaune, l’autre côté violet. Le violet gagne. Les gares
désœuvrées traversent le temps vide qui les traverse.
On a vu la même robe de mariée que la semaine der-
nière. C’était la même. Le trottoir était le, les maisons
étaient les, et le ciel était le, on était donc tous les
— mêmes, mais juste un peu plus expulsés. La vie est
difficile. On a beau parler et parler, descendre encore
une bouteille, autant dire qu’on n’a rien dit, qu’il ne
s’est rien passé. Si Renée vient à Andrésy, dis-lui qu’elle
m’achète de la sparterie comme on a vu à la devanture
de la rue de Rome. Je la lui rembourserai. Pas la rue
de Rome. La sparterie. L’asparte quoi ? Sur le pont de
l’Europe couraient vite comme des tapirs de longs
nuages qui avaient honte de se défaire, et les paroles
aussi c’est vapeur et fumée.
Mère, Mère, où étiez-vous dimanche ? — Je suis res-
tée à la maison, j’ai préparé la soupe, ils n’y ont qu’à
peine touché, affalés sans un mot devant le poste jus-
qu’à minuit, roulés dans la voix caverneuse qui
contrôle chaque brique du galandage et le béton. Sans
un mot et moi je ne suis plus que le ciment de leurs
solitudes. Je devrais crier, me défendre. Mais où trou-
ver la force? Je ne sais plus. J’en ai fait trop. Et je vois
toujours ces pedts qui s’endormaient ravis par la parole
mystérieuse : des grands malins ou des brutes mainte-
nant qui ricanent. Il faut céder la place, abandonner
tout cet ouvrage qui ne servira plus. Quelquefois je
crois bien que je commence à m’en aller, presque sans
m’en rendre compte, comme on s’assoupit malgré soi
au plein d’une telle fadgue. Et puis je me ressaisis.
Machinalement je range un peu, je ramasse la pelote et
les aiguilles, je sors les cartes postales, je rapproche la
lampe. Si d’autres survenaient, qui doivent tourner
dans la nuit, ne sachant où frapper, et gardant par-
tout enfoncé dans la mémoire l’angle idiot de la rue
d’Amsterdam et de la rue de Londres, à se cogner la
tête pour qu’elle éclate et comprendre c’que ça veut
dire? Et il n’y a que moi qui comprenne, allez, qui
apaise et qui réunisse, même si je m’éloigne, même s’ils
ne font que passer eux aussi, appelés sans répit, qu’est-
ce qui les appelle, du fond d’un pays où peut-être je les
précède, où ils me rejoignent, ensemble et séparés,
mais toute la séparadon murmure comme une prairie
vibrant d’abeilles. Alors de nouveau je me sens jeune et
belle. J’entre dans les bras de mes fils. Ils m’appellent
leur pedte fille, ils me
— Mère, voulez-vous bien vous
taire ? Ça ne regarde personne ces histoires de famille.
Restons entre nous je vous prie. Vous pouvez éteindre la
lampe car la maison s’éclaire. Y passe un rayon comme
un homme à jamais attentif qui se penche, et les étoiles
délicates avancent de leurs pas célestes, sans rien
déranger, sans un bruit, de sorte qu’on distingue tout
Bruxelles au fond d’un verre d’eau glacée, et l’ombre
qui s’y promène encore à l’imparfait définitif répète Je
marchais, Je marchais au milieu de choses mal unies,
tandis qu’au loin le cri de cuivre et d’acajou des vieux
rapides étire son glissement nocturne à travers l’Eu-
rope illuminée et que se lèvent d’autres souffles,
un vent du sud avec de fortes ailes, et soudain (oh je
me réjouis) dans le paysage en douceur déplié comme
une phrase de Montaigne, soudain la selle Brooks aux
exquis craquements par des senders vers la Loire invi-
sible, soudain le vent de Zeus dans un tourbillon plein
de paille et de poussières — ah Mère je me réjouis,
il est déjà trop tard pour rallumer la lampe
je me réjouis
le jour apparaît sur les toits comme un veilleur qui
tremble à la fin de sa garde
je me réjouis
restons ensemble ici
permettez près d’eux que je reste
dans l’acre et délectable odeur de l’encre et du tabac
qui leur rappelle quelque chose
qui les réjouit
et qu’insensiblement je fonde comme la touche d’ombre
le défaut dans l’éclat de la mosaïque.
Mais plus de quarante ans ont passé. Ma vie et la neige,
fondues. Les cloches de Noël ballant creuses déjà dans
l’aubépine ; dessous, le gris rêvant qu’il est le bleu, le
rose, l’ocre. Déjà le miel qui se fige contre la lèvre et
s’affadit, la boue au fond de l’encre et, de gauche à
droite sans fin, la lettre égarée des nuages signée par
une pie. Je regarde, j’écoute. Bible ouverte, muette,
bien labourée. Douze ou treize corbeaux pour l’exé-
gèse. Pieds et cœur dans la betterave. Au hasard le
vieux jour capucin, rôdeur entre les houx, prophétise
un pas sur les blés et l’empreinte éclatante du colza par
les collines. Des voix, des lambeaux déchirés s’arra-
chent de la hampe qui résiste. Vite emporté l’appel
même des freux — tentes de feutre à bas, chevaux en
rond, feux dispersés, rezzou sur le vallon, détonation
de l’ouest au détour du carré d’épines. Assez. Pas un
mot n’a changé l’inclinaison du sapin choisi pour la
foudre, ni retenu l’invisible foulée : elle déserte en hâte
les creux, heurte de proche en proche les bornes ren-
versées de l’oubli, et l’ornière s’enfonce, loin, loin du
tombereau dont la roue est rompue sous un hangar
qu’assomme l’espace à grands coups contre la même
poutre qui cède. J’ai cette ornière dans les os, ce tom-
bereau en travers du dos, sa roue en travers de la gorge,
et le poids du hangar je peux le porter, je le soulève,
je crie sur la toiture, je crie : assez ! — et le temps
infaillible se carre aux angles avec ses poings de tem-
pête dans les oreilles, avec son regard sans pupille aux
bords gelés et qui frissonne comme le poil d’une taupe,
puis recueille à nouveau la tasse de porcelaine, le
poteau à musique, le fil tiré droit sur la fumée et la soli-
tude à toute vitesse. J’ai franchi les haies, les barrières.
A même le sol violent du plateau je me suis couché, j’ai
serré la grosse boule taciturne entre mes bras comme
une tête pour l’entendre, pour qu’elle écoute, et plus
bas quand le bord se casse, après les pentes suaves où
broutent en paix les nuages près des taureaux, j’ai pro-
fané le bois aux sources — trois, neuf, douze goulots
d’argile roucoulant au ras de la mousse, et les poings
enterrés je tremblais sous la surveillance étroite entre
les coudriers et les bouleaux, mon souffle et mes mots
confondus au halètement de l’eau, mon désir de savoir
au ciel constellé d’agonies.
Plus de quarante ans ont passé. Tour à tour ces petites
maisons où j’aurais voulu m’arrêter. J’avais tant à vous
dire. Dans les jardins l’herbe était haute, et fraîche, si
haute qu’elle bloquait la porte, et toujours appeler de
loin, personne à la fenêtre, insister et personne, laisser
des lettres, mon cher enfant, mon grand amour, ma
douce mort, mon bel automne, écoutez-moi, n’ayez pas
peur, je dois, je dois continuer, dépasser le plateau, les
sources, quitter l’enfance, tuer l’amour, entrer dans le
verger désherbé de la mort qui chante maintenant trop
fort pour que je la comprenne, la soupe sonne, bientôt
la corne du chasseur, la grande tête de vache, le trou qui
pue, est-ce possible (yes sir), est-ce bien moi (yes sir), peut-
être un ou deux morceaux de mon cœur de ma rate de
ma trompe d’eustache en arrière sont restés, mais ici
où je suis de tous côtés ça cloue on déménage, même le
peu que tu pensais avoir encore te sera ôté, le gris, la
solitude, le pire ; les lettres sont restées dans la boîte et
si on les a lues pas de réponse, alors, était-ce moi qui
répondais à tort et à travers croyant séduire un arbre
ou une Dame ? mais qui m’avait parlé, vers qui fallait-il
revenir pour se perdre quand même, dans quel giron
de vent parmi ces conversions d’escadrons à fanions
d’azur et d’oiseaux qui ressuscitent, encore un coup
chercher refuge et s’effacer?
Jacques Réda, Celle qui vient à pas légers