ISSN 2421-5813

Résumé : Le présent article vise à aborder la notion de tragique dans l’œuvre de Samuel Beckett, en particulier dans ses contes et dans ses romans, par rapport à la structure aporétique qui caractérise son écriture : l’auteur, pris entre la nécessité de communiquer et l’insuffisance des instruments du langage, conçoit l’art comme une expérience liminaire, qui n’arrive pas à briser la barrière de l’indicible, ce qui se traduit par le recours à la figure de l’épanorthose. Néanmoins, c’est cette expérience de la limite elle-même qui fait l’objet de ses ouvrages. L’insuffisance de la valeur épistémologique de l’écriture au centre de la réflexion beckettienne trouve un correspondant concret dans l’acte de marcher, qui est toujours pénible pour les personnages de ses textes. Marcher et raconter, actions qui sont liées l’une à l’autre par un recours significatif à la métonymie et à la métaphore, deviennent ainsi les deux expériences de la limite, sources d’angoisse et de créativité suspendues dans l’espace clos de l’écriture.

Mots-clés : Beckett – Trilogie – contes – tragique – limite – rhétorique

Abstract : The present article aims to investigate the notion of tragic in Beckett’s works, especially his prose works, in relation to the impasse that characterizes the syntactic structure of his writings. Caught between the need to communicate and the lack of proper linguistic instruments, the author conceives art as a liminal experience that does not allow to go beyond the boundaries of human knowledge. Nevertheless, Beckett makes of this limited experience the very object of his artistic quest. The epistemological insufficiency of writing, which is at the center of Beckett’s works, finds an interesting correspondence with the concrete act of walking, which is always uncomfortable for his characters. Moreover, Beckett links walking and telling through the use of metonymy and metaphor, which become the textual embodiment of the experience of the limit, together with epanorthosis. In the end, the exploration of the limit is the both exalting and frustrating experience allowing for literary creation.

Keywords : Beckett – Trilogy – short-stories – tragic – limit – rhetoric

Introduction

Au-delà de la répartition entre les genres de la prose, de la poésie et du théâtre, la notion de tragique est présente dans tous les écrits de Samuel Beckett, en particulier dans les trois romans Molloy, Malone meurt et L’Innommable, qui seront au centre de la présente analyse. Après avoir identifié les traits du tragique de Beckett à l’aide d’une réflexion sur le tragique moderne tel qu’il a été conçu par Søren Kierkegaard, nous allons isoler une problématique concrète : la déchéance physique de ses personnages, laquelle se manifeste dans l’action, toujours inconfortable, de marcher. Ensuite, nous verrons que l’allure chancelante de ces héros n’est qu’un élément figuré ouvrant à une prise de conscience plus profonde de l’impossibilité de progresser dans la narration. Enfin, cette considération nous permettra d’offrir une interprétation du caractère expérimental des ouvrages de Beckett, qui représente le correspondant formel de l’impossibilité de progresser vers l’attribution d’un sens situé au-delà de la vie humaine. Les nombreuses solutions formelles adoptées par l’auteur ne sont qu’un jeu – des plus sérieux – dans lequel l’homme s’attarde à la limite extrême de la connaissance de soi et de la réalité. La littérature est le jeu visé par Beckett lors de son interrogation sur l’épistémologie de l’écriture.

Le tragique au XXe siècle

Selon le philosophe danois Søren Kierkegaard, qui a été significativement défini comme « the apostle of the absurd »[1] par Marjorie Grene, le tragique se constitue à partir d’un noyau de caractéristiques immuables qui s’adaptent au caractère propre de chaque époque. Si, d’un côté, « tout développement dans le temps se trouve au-dedans de ce que la notion circonscrit »[2], de l’autre, le tragique se conforme au fil des siècles à la perte des horizons sociaux, religieux et civils qui délimitaient au contraire l’expérience des anciens. Selon Kierkegaard, cette perte a entraîné plusieurs effets, parmi lesquels nous retrouvons aussi une individualisation du sentiment de culpabilité et, par conséquent, la naissance d’un nouveau type de personnage, qui sera « subjectivement réfléchi en soi »[3]. Cette projection à l’intérieur de soi détermine un changement dans la narration, puisque « la scène » accompagnant l’intrigue « n’est pas extérieure, mais intérieure, c’est une scène spirituelle »[4]. Le vide entourant le sujet provoque une crise qui consiste précisément à engager une relation toute différente avec la limite, puisque celle-ci n’est plus représentée par l’objet extérieur qu’est la communauté. Nous touchons ici à la différence majeure entre le tragique ancien et le tragique moderne : bien que le tragique soit toujours à repérer dans l’ « intuition d’une limite incontournable, de laquelle la condition humaine ne peut être dispensée »[5], l’expression de ce même sentiment au XXe siècle ne se rapporte plus à une communauté solide, alors que ce lien était sans doute présent dans les contextes de la Grèce ancienne ou de l’Europe chrétienne. En revanche, le XXe siècle, « siècle des idéologies », offre une multiplicité de solutions herméneutiques et morales qui s’excluent réciproquement ; ainsi, plus d’un sens peut être attribué à l’expérience humaine et plusieurs systèmes de valeurs en découlent.

Il est temps maintenant de situer Beckett par rapport à cette nouvelle notion de tragique. Nous sommes persuadée que la réponse de l’auteur irlandais face à cette lacune de sens n’est pas du tout résignée. Au contraire, Beckett accueille le paradoxe de l’existence humaine tel qu’il le formule dans les Trois dialogues, en replaçant l’enjeu de l’écriture à un niveau éthique. Son entreprise devient ainsi l’ « obligation d’exprimer »[6], impératif de l’artiste s’appliquant à la seule chose qui puisse être vraiment exprimée, c’est-à-dire l’expérience du vide et de l’absence de sens. Cette approche du thème de la limite nous éclaire sur la nouveauté que la production de Beckett apporte dans la tradition européenne, centrée plutôt sur le ré-établissement d’une unité perdue à travers l’instrument linguistique. Bien entendu, nous verrons que l’expression d’une expérience insensée n’est pas du tout insensée en elle-même, et qu’elle produit au contraire, en faveur de la littérature, une nouvelle plaidoirie qui permet de sonder les limites et les possibilités de la connaissance humaine.

Stephen Dedalus à Sandymount strand

Afin d’introduire une enquête sur les attentes épistémologiques qui accompagnent l’acte créateur de l’écriture, il convient de trouver dans le texte un point de départ concret : dans notre cas, nous avons choisi d’analyser la valeur d’une action en particulier, qui est pour les personnages beckettiens plus difficile et plus douloureuse que l’on ne peut l’imaginer : la marche. Pour établir immédiatement une connexion entre la marche et l’écriture, deux actions fortement chargées d’attentes, il faut revenir au lien inévitable avec Joyce : pour un jeune écrivain irlandais, il est en effet impossible de ne pas se mesurer avec un écrivain qui vient d’apporter de telles innovations dans la littérature européenne. James Knowlson, le biographe de Beckett, lui attribue des mots qui éclairent ce rapport, du moins du point de vue de la continuité et de la rupture stylistique :

I realized that Joyce had gone as far as one could in the direction of knowing more, [being] in control of one’s material. He was always adding to it; you only have to look at his proofs to see that. I realized that my own way was in impoverishment, in lack of knowledge and in taking away, in subtracting rather than in adding.[7]

Beckett est très clair lorsqu’il s’oppose lui-même à Joyce. Il va suivre en fait le chemin qui conduit à ce qu’il appelle ‘lessness’[8], à savoir une réduction progressive au silence et une reconnaissance de l’insuffisance des instruments offerts par le langage. Cependant, les deux écrivains utilisent le motif de la progression physique afin d’introduire ce niveau de réflexion profonde sur la portée de la création littéraire. Dans Proteus, le troisième épisode de Ulysses, Stephen reconnaît que « his first duty as a writer is to explore the formal and material properties of the medium he must use, language »[9]. C’est pour cette raison qu’on est autorisé à lire ce chapitre comme une spéculation sur la nature du langage, suggérant une dimension métatextuelle où il est possible de juger de la narration comme d’un acte[10] en mesure de fixer l’expérience à travers des mots porteurs d’une vérité. En outre, c’est le premier chapitre où Joyce utilise systématiquement le monologue intérieur : si l’on admet avec Tom McCarthy que Proteus constitue « the primal scene of modern writing »[11], on peut supposer que l’intention de Joyce est de conférer au monologue intérieur la tâche d’inaugurer une nouvelle ère littéraire. Proteus serait donc une déclaration des intentions de l’auteur, qui reconnaît plus tard le caractère impraticable de cette entreprise à travers la pluralité de styles[12] qui marque le reste du roman. Enfin, les attentes concernant une révélation épistémologique semblent être trahies par l’impossibilité de fixer l’expérience dans une seule solution formelle.

Le début de Proteus mérite à ce propos une lecture approfondie. Joyce introduit le lecteur dans les pensées de Stephen in medias res, lorsqu’il essaie d’appréhender la réalité en allant au-delà de ce qu’il appelle « limit of the diaphane ». Il s’impose de fermer les yeux pour voir vraiment (« Shut your eyes and see ») en obligeant le lecteur à participer à la tentative d’isoler le sens de l’ouïe pendant qu’il marche sur la plage de Sandymount. L’interaction de son corps avec le milieu ambiant produit des bruits soigneusement rapportés. « A stride at a time », Stephen procède, en suivant un rythme qui module son expérience : il s’agit de son propre rythme, que le monologue intérieur reproduit et qui est annoncé au paragraphe suivant comme la forme primordiale de la création littéraire (« Acatalectic tetrameter of iambs marching »). Les pas de Stephen s’encadrent dans un contexte où l’espace et le temps deviennent interchangeables, s’inscrivant dans « a very short space of time through very short times of space ». C’est à ce moment que la tension de Stephen, concentrée dans cet effort de compréhension de la réalité, se relâche et qu’il se rend compte que l’éclosion totale de la « signature of all things » ne se produira pas. L’éternité n’est qu’une hypothèse, destinée à s’évanouir, comme le suggère l’allusion de Stephen à des vers de William Blake : « Am I walking into eternity along Sandymount strand ? »[13]

Joyce présente la plage comme un lieu situé à la limite entre la terre et l’eau, où s’inscrit le sens que Stephen cherche à délinéer (littéralement, « deline the mare ») :

a line, of half-line, that itself suggests the very act of what Stephen is doing, his delineating of the sea, or rather his de-lineating of space itself, his erasure and re-inscription of its lines and borders.[14]

La délimitation de l’espace est une opération à la fois physique et intellectuelle, correspondant à la tentative de contenir la réalité dans l’horizon, physique et intellectuel lui aussi, qui marque la fin du paysage. Cependant, cette ligne est mobile et l’univers s’étend bien au-delà de l’expérience humaine, si bien que la consolation d’un sens figé est forcément niée.

Le problème posé dans Proteus peut être ainsi reformulé : comment la narration – et plus spécifiquement une narration conduite à travers l’instrument du monologue intérieur – peut-elle servir d’instrument de connaissance ? Quelle est la valeur épistémologique de cette entreprise ? Joyce semble entrevoir la limite incontournable de toute forme de connaissance humaine, surtout à travers les formes nombreuses que ce roman protéiforme assume au fil des pages, lesquelles ne représentent qu’une acceptation définitive de l’incapacité de fixer une vérité. Beckett est encore plus radical : non seulement il nie toute possibilité de fixer une fois pour toutes un sens, mais chez lui l’inverse du sens, c’est-à-dire le non-sens, devient le véritable objet de la quête artistique.

Samuel Beckett : marche et déchéance 

Dans la prose de Beckett, l’action de marcher est toujours très inconfortable, voire impossible. Elle met en évidence l’ « unreliability of the body » dont parle Kathryn White, qui ajoute que le corps est perçu comme « a constant source of discomfort », « a hindrance »[15]. Les contes brefs rédigés avant la parution de la Trilogie en fournissent un très bon exemple. Les personnages y sont toujours en lutte avec le mouvement.

Dans ses contes, où le moi est au centre de la narration, Beckett inclut beaucoup de détails sur les conditions physiques précaires de ses pitoyables héros, des misérables boiteux et malchanceux, errant dans un monde qui les rejette – cela aussi à cause du fait qu’ils sont souvent réintégrés après une période de réclusion ou d’absence. Dans L’Expulsé, par exemple, la marche est une scène à jouer : lorsqu’il était petit, le moi qui raconte l’histoire, « ayant compissé [s]a culotte, ou l’ayant conchiée »[16], était obligé de passer toute la journée avec ce poids dans ses braies en faisant semblant d’être parfaitement à l’aise, ce qui l’a conduit à acquérir une allure très gauche. Il décrit cette attitude dans un long paragraphe, de manière à expliquer son incroyable prédisposition aux chutes. L’incapacité de garder son équilibre le tient à la marge de la société : « Si vous n’êtes pas foutu de circuler comme tout le monde, vous feriez mieux de rester chez vous »[17]. Le narrateur dans Le Calmant est une figure estompée par l’âge, parlant déjà peut-être de l’au-delà (« Je ne sais plus quand je suis mort »)[18]. Son retour au monde après avoir été ‘jeté dehors’ est douloureux. Pour lui, non seulement marcher, mais même rester debout, pose un problème apparemment insoluble :

Je ne pus me lever à la première tentative, ni mettons à la seconde, et une fois debout enfin, et appuyé au mur, je me demandais si je pouvais le rester, je veux dire debout, appuyé au mur. Sortir et marcher, impossible.[19]

Malgré cette invalidité, le narrateur arrive à faire quelque pas, en s’appuyant sur ce qu’il trouve autour de lui, notamment des troncs d’arbre, dans l’environnement indéfini où il se trouve. Il s’affaiblit peu à peu, à tel point qu’il arrive à souhaiter de ne plus bouger : « Mes jambes me faisaient mal, volontiers chaque pas eût été le dernier »[20]. Après quelques pages, la douleur laisse la place à l’insensibilité et le personnage ne ressent plus son corps ; le conte se clôt sur l’image de l’homme couché sur une pierre, désirant rejoindre les étoiles. Dans La Fin, Beckett introduit aussi le sentiment d’angoisse, plus présent ici qu’ailleurs. La voix narrative transmet en effet l’accablement d’un homme qui vient d’être congédié d’un asile et se trouve abandonné aux menaces du monde extérieur et incapable de s’occuper de lui-même. « Dans la rue, j’étais perdu »[21] : dans des rues qui étaient familières, il est sans aucun point de repère et l’action de marcher est encore une fois la marque douloureuse d’une exclusion. Sa faiblesse et l’absence d’un but précis l’amènent à perdre conscience de l’espace et du temps. Ainsi, la scène finale est une dissolution onirique dans un monde liquide, où les « rues glaciales et tumultueuses, les visages terrifiants, les bruits qui coupent, percent, lacèrent »[22] ne sont plus qu’une menace distante, existant dans le seul lieu de la mémoire. L’angoisse qui hante le protagoniste de La Fin se relie au discours de Kierkegaard, puisque, pour le philosophe danois, celle-ci est le sentiment par excellence du tragique moderne :

L’angoisse est le sens par lequel l’être s’approprie de la peine et l’assimile. (…) Comme un regard passionnément érotique convoite son objet, ainsi l’angoisse regarde la peine afin de la convoiter. Comme un regard d’amour calme et inflexible s’occupe de l’objet aimé, c’est ainsi que l’angoisse se dépense devant la peine. Mais l’angoisse a en elle un élément de plus qui fait qu’elle s’attache plus fortement encore à son objet, car en même temps qu’elle l’aime, elle le craint.[23]

Cette attitude ambiguë envers l’objet aimé est celle des narrateurs beckettiens envers la narration. D’un côté, ils sont accrochés au récit dont ils sont les énonciateurs, parce que c’est leur seul moyen de rachat, sinon de salut ; de l’autre, ils se méfient d’elle, parce qu’ils savent que toute histoire est en quelque sorte interchangeable et qu’elle frôle le non-sens. Dans Le Calmant, la narration, entendue comme divertissement au sens étymologique, permet au narrateur d’échapper à son angoisse (« j’ai trop peur ce soir pour m’écouter pourrir, […] Je vais donc me raconter une histoire, je vais donc essayer de me raconter encore une histoire, pour essayer de me calmer », ou « se peut-il que dans cette histoire je sois remonté sur terre, après ma mort », pour réfuter juste après ce dernier propos : « Non, cela ne me ressemble pas, de remonter sur terre, après ma mort »)[24] ; mais les histoires en tant que telles restent interchangeables, comme on peut le lire dans le dernier paragraphe de L’Expulsé (« Je ne sais pas pourquoi j’ai raconté cette histoire. J’aurais pu tout aussi bien en raconter une autre. Peut-être qu’une autre fois je pourrais en raconter une autre »[25]). Amour et peur sont les deux pôles du rapport du narrateur à l’acte de la narration ; sur ce paradoxe se fonde également la structure de Molloy, Malone meurt et L’Innommable, marquée encore une fois par l’angoisse de la progression physique. Nous verrons que la conséquence extrême de ce paradoxe se trouvera dans le dernier roman de la Trilogie, où le mouvement cède à une immobilité apparente.

Molloy, Malone meurt et L’Innommable : l’illusion de la neutralité du langage

La Trilogie beckettienne met en scène un abandon à la déchéance physique et à la progression inexorable de l’immobilité : le premier narrateur de Molloy est boiteux, si bien qu’il doit utiliser des béquilles, alors que dans la deuxième partie, Moran, qui souffre d’une douleur terrible au genou, finit par devenir aussi estropié que son alter ego, Molloy lui-même, qu’il devrait traquer. Malone, protagoniste et narrateur du roman suivant, doit rester au lit et Macmann, le personnage de son histoire, se retrouve dans les mêmes conditions que son créateur – comme si Malone ne pouvait même pas concevoir une situation différente de la sienne ; en outre, celui-ci ne peut interagir avec le milieu environnant qu’avec un bâton, prothèse de son propre corps. Dans L’Innommable, le narrateur est enfermé dans une jarre, d’où il ne sort pas. Dans ce cas, l’immobilité semble l’emporter sur le mouvement. Au fur et à mesure que Beckett s’approche du pôle négatif de cette opposition, nous voyons que l’écriture devient de plus en plus véhémente. De ce point de vue, L’Innommable représente le comble de la claustrophobie, dans la frénésie du monologue prononcé par le narrateur.

Les critiques et spécialistes de Beckett hésitent à donner une interprétation univoque de ce type de narration, qui tend en quelque sorte à se renfermer sur elle-même jusqu’à s’épuiser ; ou bien ils soutiennent que « [the] processes of subject and narrative creation [are] equal and arising out of a desire for fixity »[26] ; ou bien ils signalent la position radicalement nihiliste de Beckett par rapport au langage : ce dernier ne serait qu’une fonction du corps humain qui n’arrive pas à accomplir sa tâche. C’est notamment l’approche de Wolfgang Iser, qui parle de « devaluation of language » en se référant à la « self-contradictory rhetoric »[27] exposée dans Molloy. Pourtant, les narrateurs beckettiens continuent à faire entendre leur voix. À ce point, nous revenons à l’impératif éthique de parler malgré le manque d’instruments et de contenu aptes à accompagner cette action, qui devient de plus en plus difficile. Toutefois, « because the discourse is characterized as obligatory, the narrative enters into an ethical realm »[28]. De plus, la dimension éthique est précisément celle du tragique moderne décrit par Kierkegaard, puisque c’est justement à notre époque que nous sommes portés à « transsubstantier en individualité et subjectivité tout ce qui est fatal »[29], si bien que l’individu est considéré comme le seul responsable du déchaînement tragique.

Cependant, le discours ne peut se conclure sur l’affirmation d’une aporie. Le thème de la déchéance physique invite à formuler d’autres hypothèses qui concourent au débat sur la valeur de la narration chez Beckett. Étant donné que la tendance à l’épuisement est un aspect concret des trois romans de l’auteur irlandais, il faut se demander comment cet épuisement est retardé et procrastiné jusqu’à coïncider avec la conclusion naturelle du livre. Le langage fait constamment allusion à son épuisement sans pourtant y céder, justement parce qu’il a en lui ce qui lui permet de survivre – nous parlons ici du langage figuré, ou rhétorique, instrument qui dit et représente en même temps, et peut donc compenser le vide de son contenu par le langage muet de sa forme.

L’œuvre de Beckett recourt souvent aux outils de la rhétorique. Dans le cas qui nous concerne, par exemple, l’auteur l’utilise pour gouverner le rapport entre l’intérieur et l’extérieur du sujet, ce qui est rendu nécessaire dans ses romans par le fait que « the boundaries of the self become unstable and problematic »[30]. Non seulement ce trait se trouve chez Beckett, mais il constitue l’une des qualités propres à la narration moderne, comme l’énonce Michel Foucault dans son célèbre essai sur l’autorialité. Selon le philosophe français, « l’écriture d’aujourd’hui s’est affranchie du thème de l’expression », n’étant « référée qu’à elle-même », bien qu’elle ne soit pas « confinée aux limites de l’intériorité ». Dans ces passages, Foucault revient sur la théorie saussurienne du signifiant et du signifié, dont le premier est une projection extérieure du langage sous la forme d’un son. Le renversement suggéré par Foucault transforme l’écriture en « un jeu de signes ordonné moins à son contenu signifié qu’à la nature même du signifiant », ce qui implique qu’elle « est toujours en train de transgresser et d’inverser cette régularité qu’elle accepte et dont elle joue ». Si nous voulions généraliser cette conception de l’écriture comme « jeu qui va infailliblement au-delà de ses règles »[31], il serait légitime de voir dans cette extériorisation du discours littéraire une conscience plus exacte du texte en tant qu’objet qui parle de soi ; celle-ci semble être la tendance dominante du XXe siècle, où la métatextualité devient une caractéristique majeure de l’écriture. C’est en vertu de ce brouillage entre l’intrigue effective et l’‘intrigue métatextuelle’ que le contenu et la forme – idée véhiculée et projection extérieure – déterminent un double niveau de lecture et d’interprétation du texte. Dans ce brouillage se trouve résorbé aussi le narrateur, dont l’extériorité et l’intériorité se confondent de la même façon que pour le signe dont il est l’énonciateur. Chez Beckett, ces deux dimensions interagissent de deux manières, l’une succédant à l’autre : avant tout, elles sont mises en contact à travers un lien de continuité ; après quoi, elles se superposent jusqu’à ne plus se distinguer, en permettant l’interchangeabilité des objets qui les peuplent. Cette progression est activée par un lien rhétorique, plus précisément métonymique : selon la définition de Lausberg, la métonymie « emploie un mot à la place d’un autre qui est en rapport sémantique effectif avec le premier »[32] ; si nous lisons à travers une structure métonymique le rapport entre l’intérieur et l’extérieur, qui sont évidemment liés par une relation sémantique – ils font tous les deux partie d’un espace plus large, si bien que l’un ne pourrait exister sans l’autre –, nous pouvons avec raison les concevoir en continuité l’un avec l’autre. Pensons par exemple au rapport de Molloy au langage. Au début du roman, il précise : « Et les mots que je prononçais moi-même et qui devaient presque toujours se rattacher à un effort de l’intelligence, souvent ils me faisaient l’effet d’un bourdonnement d’insecte »[33]. Le langage, élément qui devrait provenir de l’intérieur du personnage, est perçu comme extérieur, à cause de cet effacement des frontières qui empêche d’opérer une distinction nette.

Le paradigme de la continuité entre intérieur et extérieur, dans le cas de Molloy, investit aussi l’instrument dont il se sert pour marcher, c’est-à-dire les béquilles, qui limitent son infirmité. Elles assurent le mouvement sans pourtant éliminer toute instabilité ; l’élément intérieur dont les béquilles sont les prothèses – donc le prolongement – est le récit, qui tisse le fil précaire de l’identité du protagoniste en ‘soutenant’ son existence. La même chose arrive à Malone avec son bâton, « muni d’un crochet » par lequel il « peu[t] contrôler jusqu’aux coins les plus reculés de [s]a demeure »[34] : le bâton, prothèse lui aussi d’une volonté compromise par l’immobilité physique, garantit à Malone une forme de contrôle sur la réalité extérieure, comme le récit garantit une forme de contrôle du reliquat de l’identité à travers le langage. Enfin, pour le narrateur de L’Innommable « l’époque des bâtons est révolue »[35] : son corps ne bouge plus et son immobilité serait totale, si ce n’était le mouvement du langage et du récit, qui est définitivement autonome par rapport au référent physique. Autrement dit, les deux actions de raconter et de marcher deviennent indépendantes l’une de l’autre.

Si la métonymie assure la continuité entre intérieur et extérieur, y compris entre les objets qui occupent ces deux espaces, c’est la métaphore qui déclenche la substitution de l’un à l’autre ; celle-ci, définie par Lausberg comme le « vestige primitif des possibilités magiques de l’identification »[36], fait sans aucun doute partie du répertoire beckettien. Plus spécifiquement, à un certain moment de la Trilogie, l’auteur suggère une identification entre les objets qui permettent le mouvement et les objets qui permettent la narration, c’est-à-dire les crayons. Malone rassemble ces objets dans une même phrase, comme s’il voulait persuader de leur interchangeabilité à travers une simple juxtaposition : « Mais le cahier est à moi, je ne peux pas l’expliquer. Les deux crayons donc, le cahier et puis le bâton, que je n’avais pas non plus en venant ici, mais que je considère comme m’appartenant. J’ai dû le décrire déjà »[37]. Lu dans cette perspective, L’Innommable préfigure le manque radical d’instruments, la phase finale de la lessening progression de Beckett.

Nous voyons donc que le recours à la rhétorique révèle un projet métatextuel suggérant un deuxième niveau de lecture. Autrement dit, la Trilogie peut être lue comme une série d’histoires ou bien comme une réflexion épistémologique sur l’écriture et sur ses instruments. Ainsi lue, la prose beckettienne n’expose pas une rhétorique ornementale, mais fait de la rhétorique l’agent d’une opération métatextuelle. Le point de départ est sans doute le récit, parce qu’il met en scène une opposition concrète – immobilité contre mouvement – qui sert à l’auteur de sollicitation pour un geste purement intellectuel – la construction d’une pensée autour de la valeur de l’écriture. Métonymie et métaphore justifient donc un passage logique de la marche à l’écriture comme des actes fraternels où se manifeste une insuffisance, que chaque personnage/narrateur cherche à dépasser. Les deux tropes posent un problème épistémologique, que la rhétorique elle-même permet de résoudre d’une manière que nous allons maintenant illustrer. Le problème rendu sensible par l’action de marcher confirme l’impossibilité théorique concernant les limites de la connaissance et, par conséquent, l’exigence de rester au seuil d’une révélation qui ne peut en aucun cas être objectivée. Comme nous l’avons escompté, rester sur le seuil oblige à accepter la privation de sens – donc le non-sens qui devient le véritable foyer de la recherche beckettienne. Le narrateur de L’Innommable explique ainsi ce que signifie rester sur le seuil, entre les deux conditions d’inaction et de révélation : « c’est peut-être ça que je sens, qu’il y a un dehors et un dedans et moi au milieu, c’est peut-être ça que je suis, la chose qui divise le monde en deux (…), je suis au milieu, je suis la cloison, j’ai deux faces et pas d’épaisseur »[38]. Beckett repousse l’inaction et ne conçoit pas l’aporie du sens comme un projet théorique abstrait. Ceci à cause du fait qu’il existe une obligation d’écrire, un impératif éthique incontournable. Il est alors légitime de se demander comment Beckett figure cette aporie en poursuivant contre toute attente une narration qui semble impossible. Comme le propose Bruno Clément, l’outil de rhétorique qu’incarne l’aporie chez l’auteur irlandais est l’épanorthose : elle consiste dans la correction ou dans la réfutation de ce que l’on vient de dire, et engage le niveau syntaxique du discours. L’épanorthose est ce que produit l’effet d’impasse qui caractérise la prose de la Trilogie, en lui conférant une instabilité que le lecteur reconnaîtra sans peine. Pour Clément, « la suspension du sens (…) est peut-être même, avant de constituer un programme métaphysique, l’exigence formelle qui affecte l’inventio »[39]. Selon la définition traditionnelle, l’inventio est le moment de la découverte et de l’élaboration des arguments à utiliser pour véhiculer une opinion, ou comme dans le cas de Beckett, une véritable vision du monde. Donc, l’affirmation de Clément porte donc à penser que chaque élément du texte est choisi selon qu’il se conforme à l’ambition de Beckett, c’est-à-dire la représentation de la limite et de ce qu’implique le fait de rester sur ce seuil. Dans ce sens, l’épanorthose est l’outil qui figure l’aporie et gouverne l’organisation sémantique du discours.

Il est temps de voir comment fonctionne concrètement cette épanorthose. La présence d’une affirmation et de son contraire se trouve très souvent dans notre corpus, mais l’exemple suivant semble offrir tout ce qu’il est nécessaire de comprendre de ce fonctionnement : « Ma photo. Ce n’est pas une photo de moi, mais je ne suis peut-être pas loin. C’est un âne, pris de face et d’assez près, au bord de l’océan, ce n’est pas l’océan, mais pour moi c’est l’océan »[40].

Malone évoque ici l’un des objets qui peuplent ses alentours, en fournissant cette description fort problématique. D’abord, elle met l’accent sur l’ambiguïté du langage dans l’incertitude de l’attribution de sens à l’adjectif possessif, qui peut aussi bien se référer au possesseur de la photographie qu’à ce qui y est représenté. Malone souligne immédiatement la possibilité d’un malentendu et précise qu’il s’agit d’une photographie à lui, non pas de lui ; il s’agit en fait d’un âne. La permutabilité de sens de l’adjectif rend compte ainsi de l’instabilité du langage et de toute attribution sémantique qui gouverne l’échange communicatif. D’ailleurs, est-il vraiment important que le sujet de la photographie soit un homme ou un âne ? Et si l’océan n’était pas l’océan ? Il en résulte que le langage doit être considéré un objet peu fiable, aussi bien que les mots, qui ne sont que des étiquettes vides sans véritable référent. Étant donné que les mots sont en eux-mêmes vides, quel autre élément est censé transmettre le sens de ce qui est dit ? On ne peut que prendre en considération la forme, c’est-à-dire l’épanorthose dans sa structure paradoxale, qui exprime le sens général d’une aporie. En remplissant cette fonction, l’épanorthose n’est plus seulement un embellissement superposé au texte ; au contraire, elle produit le sens du texte lui-même.

Selon Michel Deguy, qui a écrit la préface de l’étude de Clément, l’épanorthose est l’outil de rhétorique dominant des ouvrages de Beckett, puisqu’elle figure l’écart que le langage en tant que forme de communication ponctuelle garde toujours par rapport au langage en tant que notion générale. Le mot ‘écart’ est tiré de Molloy, là où l’auteur irlandais met dans la bouche – ou mieux sous la plume – de Moran l’affirmation suivante : « La colère me poussait quelquefois à de légers écarts de langage. Je ne pouvais les regretter. Il me semblait que tout le langage est un écart de langage. Je les confessais naturellement »[41]. Deguy réfléchit autour de ce mot ‘écart’ :

Si « tout langage est écart de langage » (c’est repris de Molloy), et, plus originalement encore dans le cas de Beckett, écart-écartèlement de langues, alors l’écartement, ou écartèlement, est d’origine, et l’épanorthose figure l’écart, qui est le principe de la figuration.[42]

Le poète et critique rapproche l’écart de l’écartèlement, comme forme de dislocation de parties d’un tout déchiré ; ceci implique non seulement une séparation – ce qui, dans la version en anglais de Beckett, devient « an excess of language »[43] – mais aussi une hésitation, puisque le deuxième sens du mot ‘écarteler’ est celui de « diviser, tirailler entre plusieurs tendances contraires »[44]. Voici la structure de l’épanorthose, qui oppose une idéalisation du langage à une insuffisance des actes de parole. Cet écart est nécessairement rempli par la rhétorique et efface l’illusion de l’existence d’un langage neutre. Dans le cas de Beckett, cette assertion est encore plus surprenante : en dépit de l’ambition d’aller vers une lessening progression, ses textes gardent une dimension rhétorique qui exprime et figure son inhérence au langage. Cette conception du langage permet une transposition au niveau formel du problème des limites de la connaissance humaine, que l’on pourrait formuler ainsi : le vide sémantique de mots opposés, réunis dans le paradoxe de leur coprésence textuelle. De cette façon, Beckett fait de l’inaptitude du langage à trouver une synthèse sa ressource principale, qui lui permet de ne pas s’épuiser : « I can’t go on, I’ll go on »[45].

Nous avons vu que certains objets, comme le bâton et les béquilles, occupent l’espace diégétique tout en ouvrant à une dimension métatextuelle. Ils assistent les protagonistes, dans leur progression physique et narrative. Dans L’Innommable, Beckett trouve enfin la solution de la tension entre mouvement et immobilité qui anime toute la Trilogie : une systématisation de la syntaxe aporétique structurée par l’épanorthose. Bien qu’il n’ait pas de bâton, L’Innommable peut raconter son histoire : ceci montre que l’écriture garde en elle-même sa raison d’être et les instruments qui garantissent son existence, sans le besoin d’aucun soutien extérieur.

De retour à Sandymount Strand

Parmi les objets qui reviennent dans l’œuvre de Beckett, la mer, perçue à la fois comme une présence troublante et irrésistible, occupe une place privilégiée. Elle rappelle l’homme à son désir inassouvissable de sens, comme le suggérait la précédente analyse de Proteus ; de la même façon, tous les personnages des ouvrages beckettiens cités jusqu’à maintenant portent à un certain moment leur attention sur elle. Si par exemple l’anxiété liée à la vue de la mer est soulignée par le narrateur de La Fin, qui « supportai[t] mal la mer, ses clapotements, secousses, marées et convulsivité générale »[46], dans Le Calmant elle devient un but manqué : « La mer est à l’est, c’est à l’ouest qu’il faut aller »[47], ce qui renvoie à la « journey westward »[48] de Gabriel Conroy dans le conte Les Morts de James Joyce. L’ouest, c’est bien sûr là où le soleil se couche, préfigurant ainsi la mort ; c’est aussi le point de non-retour de la perte de sens. Le désir de rejoindre la mer dans la perspective, contraire, d’une journey eastward est exprimé dans L’Expulsé, dont le protagoniste avoue : « Je pris la direction du levant, au jugé, pour être éclairé au plus tôt. J’aurais voulu un horizon marin, ou désertique »[49], c’est-à-dire l’inscription de son expérience dans un espace délimité et rassurant, comme c’était le cas pour Stephen. Enfin, c’est Molloy qui passe « quelque temps au bord de la mer » : c’est l’endroit où il peut se remplir les poches avec ses pierres à sucer et où il a l’opportunité de penser « devant cette immensité frissonnante, au bruit des vagues grandes et petites et des griffes du ressac ». Comme il dit, nager est une autre action inconfortable, même plus difficile que celle de marcher, puisqu’elle requiert plus de force et d’habileté. Cependant, la mer devrait être l’environnement naturel de l’homme, et le sien en particulier : « Car si je me vois mettre à la mer, et voguer longtemps sur les flots, je ne vois pas le retour ». La mer est l’élément naturel associé à la plénitude de sens, auquel l’homme ne peut accéder, pas même Molloy, qui préfère enfin le sable : « Dans le sable j’étais à mon affaire, le faisant couler entre mes doigts, y creusant des trous que je comblais aussitôt ou qui se comblaient tout seuls, le jetant en l’air à pleines mains, m’y roulant »[50]. Les pensées de Molloy nous ramènent sur la plage de Sandymount avec Stephen : bien que la présence de la mer constitue aux yeux de l’homme une promesse et une préfiguration du sens, elle n’offre aucune consolation aux aspirations qu’elle-même engendre.

La dernière citation concernant la mer, qu’il faut ajouter pour éclairer le rapport obsédant de Beckett à la notion de limite, se trouve dans Quatre poèmes : il s’agit d’une série de textes en vers où l’artiste est décrit encore une fois sur une plage, penché sur une immensité qui montre et cache le sens comme dans le cycle de flux et reflux des marées. Comme dans Proteus, cet endroit n’est que le cimetière de débris éparpillés sur lesquels l’homme trébuche sans les comprendre. Toutefois, malgré leur inintelligibilité, ces débris forment le seul objet possible de l’expression artistique. Beckett montre donc, comme dans sa prose et son théâtre, l’ambivalence du rapport des êtres humains à la réalité : d’un côté, l’homme est éperdu dans un monde fragmenté qui résiste à toute tentative de se laisser dominer par l’effort intellectuel ; de l’autre côté, ce même monde est le seul point de départ pour la création artistique :

2.

je suis ce cours de sable qui glisse
entre le galet et la dune
la pluie d’été pleut sur ma vie
sur moi ma vie qui me fuit et poursuit
et finira le jour de son commencement
cher instant je te vois
dans ce rideau de brume qui recule
où je n’aurai plus à fouler ces longs seuils mouvants
et vivrai le temps d’une porte
qui s’ouvre et se referme


3.


que ferais-je sans ce monde sans visage sans questions
où être ne dure qu’un instant où chaque instant
verse dans le vide dans l’oubli d’avoir été
sans cette onde où à la fin
corps et ombre ensemble s’engloutissent
que ferais-je sans ce silence gouffre des murmures
haletant furieux vers le secours vers l’amour
sans ce ciel qui s’élève
sous la poussière de ses lests
que ferais-je je ferais comme hier comme aujourd’hui
regardant par mon hublot si je ne suis pas seul
à errer et à virer loin de toute vie
dans un espace pantin
sans voix parmi les voix
enfermées avec moi[51]

Dans la deuxième et la troisième partie du poème, tous les éléments que nous avons soulignés au cours de notre analyse reviennent : le sable, le seuil mouvant, la privation d’identité dans un « monde sans visage », l’incapacité de classer les données de l’expérience dans un récit cohérent, plongés comme nous le sommes dans « l’oubli d’avoir été ». Malgré le ton général, tendant à la désillusion et au désespoir, l’interrogation harcelante – que ferais-je ? – semble introduire l’enjeu éthique dont nous avons déjà parlé auparavant. Enfin, l’artiste ne peut qu’assumer la réalité pour ce qu’elle est : l’expérience frustrante du vide. Cependant, il résiste en dépit de la hantise du non-sens, faisant montre de toute la profondeur éthique de son engagement.

Conclusion

L’épistémologie de l’écriture de Beckett semble s’appuyer sur deux convictions de même importance : d’un côté la lessness, ou dépouillement progressif des instruments qui permettent l’écriture, de l’autre l’acceptation des limites comme ressource inépuisable. Le tragique moderne de l’auteur irlandais – un unicuum dans la littérature européenne du XXe siècle – se fonde sur la conscience du fait qu’il n’appartient pas à l’artiste d’apposer un mot définitif, puisque le langage ne peut en aucun cas incarner une vérité transcendante. Beckett pousse à l’extrême ce qu’avaient déjà annoncé des modernistes tels que T. S. Eliot dans son poème « The Hollow Men » : « This is the way the world ends / Not with a bang, but a whimper »[52].

Le seul contenu de vérité dicible est l’expérience de la limite dans toutes ses manifestations, auxquelles correspondent des solutions formelles plus ou moins efficaces. Puisque finalement le contenu de la modernité – et encore plus de la post-modernité – est le vide, il n’y a que la forme qui puisse bâtir une structure fiable de connaissance. Le paradoxe demeure dans un bric-à-brac de savoirs qui se méconnaissent à chaque instant, et c’est justement là que réside la passion inépuisable de la recherche beckettienne. Il faut citer encore une fois Kierkegaard :

Il ne faut pas penser de mal du paradoxe ; car le paradoxe est la passion de la pensée, et le penseur sans paradoxe est comme l’amant sans passion : un médiocre sujet. Mais le paroxysme de toute passion est toujours de vouloir sa propre ruine, et c’est aussi la plus haute passion de l’intelligence de vouloir le choc, nonobstant que ce choc, d’une manière ou d’une autre, doive être sa propre ruine. C’est alors le plus haut paradoxe de la pensée que de vouloir découvrir quelque chose qu’elle-même ne peut penser.[53]

Bibliographie

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Chiara Nifosi

University of Chicago

POUR CITER CET ARTICLE Chiara Nifosi, « Marcher et raconter dans la prose de Beckett : l’expérience liminaire de l’écriture », Nouvelle Fribourg, n. 1, juin 2015. URL : https://www.nouvelle-fribourg.com/archives/marcher- et-raconter-dans-la-prose-de-beckett-lexperience-liminaire-de- lecriture/

NOTES

1 Marjorie Grene, Dreadful Freedom, Chicago, University of Chicago Press, 1948, p. 15.

2 Søren Kierkegaard, Ou bien… Ou bien…, Paris, Gallimard, 1943, p. 109.

3 Ibid., p. 112.

4 Ibid., p. 122. Comme le dit Molloy, « tout s’estompe. Un peu plus et on sera aveugle. C’est dans la tête », dans Samuel Beckett, Molloy, Paris, Éd. de Minuit, 1951, p. 9.

5 Annamaria Cascetta, La Tragedia nel teatro del Novecento, Bari, Editori Laterza, 2009, p. 3 (notre traduction).

6 Samuel Beckett, Trois dialogues, traduction de l’anglais par l’auteur et par Edith Fournier, Paris, Éd. de Minuit, 1998, p. 14.

7 James Knowlson, Damned to Fame : The Life of Samuel Beckett, New York, Grove Press, 2004, p. 319.

8 Du titre d’un conte qui a été traduit en français comme Sans (1970).

9 Murray McArthur, “« Signs on a White Field » : Semiotics and Forgery in the Proteus Chapter of Ulysses”, ELH, Vol. 53, No. 3 (Automne, 1986), p. 633.

10 Selon la définition de G. Genette dans Figures III, « l’acte narratif producteur et, par extension, l’ensemble de la situation réelle ou fictive dans laquelle il prend place » (p. 72).

11 Tom McCarthy, “Why Ulysses Matters”, in Forms of Fiction : The Novel in English, conférence qui a eu lieu à Chicago, Reva and David Logan Center for the Arts, 7-9 November 2013, p. 9.

12 Il s’agit d’une expression utilisée par Franco Moretti, Signs Taken for Wonders : On the Sociology of Literary Forms, Londres, New York, Verso, 1983, p. 205.

13 Toutes les citations du paragraphe sont tirées de James Joyce, Ulysses, Londres, Vintage, 1986, p. 31.

14 Tom McCarthy, Op. cit., p. 10.

15 Kathryn White, Beckett and Decay, Londres, Continuum, 2009, p. 11, 19, 21.

16 Samuel Beckett, Nouvelles et textes pour rien, Paris, Éd. de Minuit, 1958, p. 21.

17 Ibid., p. 17.

18 Ibid., p. 41.

19 Ibid., p. 43.

20 Ibid., p. 56.

21 Ibid., p. 84.

22 Ibid., p. 119.

23 Søren Kierkegaard, Op. cit., p. 120.

24 Samuel Beckett, Nouvelles et textes pour rien, p. 41.

25 Ibid., p. 40.

26 Jonathan Boulter, Interpreting Narrative In The Novels Of Samuel Beckett, Gainesville, University Press of Florida, 2001, p. 60-61.

27 Jonathan Boulter, Op. cit., p. 62-63.

28 Ibid., p. 92.

29 Søren Kierkegaard, Op.cit., p. 112.

30 Yoshiki Tajiri, Samuel Beckett And The Prosthetic Body: The Organs And Senses In Modernism, Basingstoke (Hampshire), New York, Palgrave Macmillan, 2007, p. 55.

31 Michel Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur ? », dans Dits et écrits I, 1954-1988, Paris, Gallimard, « Quarto », vol. I (1954-1975), 2001, p. 820-821, aussi bien que pour les citations qui précèdent.

32 Heinrich Lausberg, Handbook of Literary Rhetoric. A Foundation for Literary Studies, Leyde, Boston, Cologne, Brill, 1998, p. 257 (notre traduction).

33 Samuel Beckett, Molloy, p. 75.

34 Samuel Beckett, Malone meurt, Paris, Éd. de Minuit, 1951, p. 19.

35 Samuel Beckett, L’Innommable, Paris, Éd. de Minuit, 1953, p. 27.

36 Heinrich Lausberg, Op. cit., p. 251.

37 Samuel Beckett, Malone meurt, p. 137.

38 Samuel Beckett, L’Innommable, p. 196.

39 Bruno Clément, L’Œuvre sans qualités. Rhétorique de Samuel Beckett, Paris, Seuil, 1994, p. 418.

40 Samuel Beckett, Malone meurt, p. 146.

41 Samuel Beckett, Molloy, p. 179.

42 Bruno Clément, Op. cit., p. 15.

43 Samuel Beckett, Three Novels: Molloy, Malone Dies, The Unnamable, New York, Grove Press, 2009, p. 111.

44 Définition tirée du Trésor de la Langue Française en ligne, http://atilf.atilf.fr.

45 Phrase finale de la version en anglais, Op. cit., p. 407. Dans l’original français, Beckett écrit : « il faut continuer, je vais continuer », L’Innommable, p. 262.

46 Samuel Beckett, Nouvelles et textes pour rien, p. 100.

47 Ibid., p. 75.

48 James Joyce, Dubliners, New York, B. W. Huebsch, 1917, p. 287.

49 Samuel Beckett, Nouvelles et textes pour rien, p. 40.

50 Toutes les citations du paragraphe sont tirées de Molloy, p. 104.

51 Samuel Beckett, Poems in English, Londres, John Calder, 1961, p. 48, 50.

52 Thomas S. Eliot, The Complete Poems and Plays of T. S. Eliot, Londres, Faber and Faber, 1969, p. 86.

53 Søren Kierkegaard, Les Miettes philosophiques, traduction française par P. Petit, Paris, Seuil, 1996, p. 79.

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