La femme blanche de Baudelaire : entre Goethe et Delacroix
Résumé Dans cet article, nous nous proposons de travailler à l’élaboration d’une nouvelle perspective sur la représentation baudelairienne de la femme dans Les Fleurs du Mal, en nous concentrant sur deux figures en particulier : Marguerite dans Sonnet d’automne et la Vierge Marie dans À une Madone. Ces deux femmes représentent une rareté dans l’œuvre de Baudelaire, en vertu d’une qualité que le poète leur attribue : la blancheur. Ce trait distinctif semble constituer une référence à la pureté de leur âme, qui cache pourtant un côté diabolique. Nous chercherons donc à démêler cette contradiction apparente et à montrer que dans l’idéalisation de ces femmes innocentes et, en même temps, fatales, Baudelaire a gardé à l’esprit les leçons de deux grands artistes, Delacroix et Goethe, qu’il admirait beaucoup, comme en témoignent les textes que nous allons prendre en considération.
Mots-clés Baudelaire – Fleurs du Mal – femme – symbolisme – Marguerite
Abstract The aim of the following article is to develop a new perspective on the representation of the woman in Baudelaire’s Les Fleurs du Mal. I will focus on two main female characters: Marguerite in Sonnet d’automne and Mary in À une Madone. These two women constitute a rarity in Baudelaire’s work, by virtue of the particular quality they are assigned: the whiteness of their complexion. This markup seems to represent a reference to the purity of their soul, hiding at the same time a devilish side. Therefore, I will try to explain this apparent contradiction and to show that the idealization of these women, innocent and dreadful at the same time, is the result of Baudelaire’s reworking of previous sources, that is, Goethe and Delacroix. His admiration for these two artists is witnessed by some texts that will be at the center of my analysis.
Keywords Baudelaire – Fleurs du Mal – woman – Symbolism – Marguerite
Introduction
En analysant les figures féminines qui peuplent Les Fleurs du Mal, le lecteur peut remarquer que des adjectifs tels que « blanc » ou « pâle » sont rarement utilisés dans la description du corps. Si nous considérons les goûts esthétiques et les œuvres littéraires de l’époque, ce trait de la poésie de Baudelaire est assez frappant. On peut expliquer cette particularité à partir de raisons à la fois biographiques et poétiques, étant donné le caractère exceptionnel du recueil baudelairien. La rareté des occurrences de l’adjectif « blanc » nous pousse à analyser les passages marqués par sa présence et à nous interroger sur les raisons qui ont amené Baudelaire à l’utiliser. Nous essayerons de démontrer que ce choix se profile comme une allusion à des œuvres antérieures, telles que le Faust de Goethe et les tableaux d’Eugène Delacroix, peintre que le poète avait longuement étudié pendant son activité de critique d’art.
Pour établir un champ de recherche bien défini, nous avons commencé par le calcul statistique, à l’aide du logiciel Frantext, des occurrences de l’adjectif « blanc » et de tous les mots indiqués comme synonymes par le réseau informatique Dictionnaire électronique des synonymes (DES), en le posant en rapport avec un calcul analogue effectué sur les mots indiqués comme antonymes par le même réseau.
La blancheur de la femme à travers les siècles
En nous donnant une définition du terme « blancheur », le Trésor de la Langue Française affirme que il s’agit de la
qualité de ce qui est blanc, couleur blanche. Le tapis, d’une blancheur de neige, s’étalait sans le moindre semis de fleurs (ZOLA, La Curée, 1872, p. 479); pareils dans leur gloire à la blancheur du cygne, / Les dieux ne boivent pas le vin noir de la vigne (BANVILLE, Les Exilés, 1874, p. 38).
Le mot présente aussi un sens figuré :
Au fig. Qualité de ce qui est immaculé; pureté. Dans le monde, nous attribuons nos affections à ses couleurs; l’espérance à sa verdure, l’innocence à sa blancheur, la pudeur à ses teintes de roses (CHATEAUBRIAND, Génie du Christianisme, t. 1, 1803, p. 208) ;
2. (…) c’est dans ce recueillement des nuits, dans ce commerce salutaire avec les impérissables maîtres, qu’il [le poète] peut retrouver tout ce que les frottements et la poussière du jour ont enlevé à sa foi native, à sa blancheur privilégiée (SAINTE-BEUVE, Portraits littér., t. 1, 1844-64, p. 440).
3. (…) celui qui n’a pas vécu encore n’a pas fait le mal, il est la justice, il est la vérité, il est la blancheur, et les immenses anges du ciel sont dans les petits enfants (HUGO, Quatre-vingt-treize, 1874, p. 209).[1]
Cette idée de la blancheur symbolisant la pureté de l’âme est un topos présent en littérature depuis l’antiquité, et dans la plupart de cas utilisé par rapport à un être féminin. Dans l’article « Blancheur et altérité : le corps des femmes et des vieillards en Grèce ancienne », Adeline Grand-Clément trace une histoire de la pâleur de l’incarnat féminin dans la littérature et l’art grecs. En réfléchissant sur la valeur de la représentation du corps, toujours blanc, la spécialiste affirme :
Une couleur claire et éclatante, comme celle que dénote leukos, permet d’exprimer la perception que les Grecs avaient de l’identité féminine. Celle-ci se caractérise par une part de fragilité, de vulnérabilité, de délicatesse. La blancheur du teint féminin incarne la douceur, mais aussi l’idéal de beauté propre aux femmes, apte à susciter le désir de celui qui admire les bras clairs, éburnéens, symboles d’une jeunesse préservée et d’une peau souple, veloutée. La blanche beauté des femmes répond ainsi, par un de ces jeux de contraste chromatique que prisaient les Grecs de l’époque archaïque, à la sombre virilité de l’incarnat masculin, indice d’une ardeur, d’une vigueur proprement masculines. Ce système d’opposition transparaît dans l’Odyssée. Au chant XVI, lorsqu’Athéna restaure la beauté et la jeunesse d’Ulysse, qui avait pris les traits et l’apparence d’un vieillard, le héros redevient « à la peau noire, foncée » (melagchroiès, v. 175) ; au chant XVIII, pour accentuer la grâce irrésistible de Pénélope endormie, elle la rend « plus blanche que l’ivoire scié » (v. 196). La différence de couleur permet alors de mettre en regard la vigueur guerrière et la douceur féminine, qui va de pair avec un besoin de protection.[2]
Depuis l’antiquité la blancheur de la femme, comme marque de beauté et symbole de pureté, fût adoptée par les poètes des siècles suivants en devenant pendant le Moyen-âge l’une des caractéristiques de la beauté féminine prototypique. Nous proposons ici deux exemples :
Ses cheveux flottaient librement, et l’on aurait dit, chose incroyable, qu’ils étaient faits d’or fin, tant leur blondeur était éclatante. Elle avait le front blanc, haute et lisse, comme s’il avait été poli à la main, œuvre d’un artiste qui l’aurait sculpté dans la pierre, l’ivoire ou le bois. (Chrétien de Troyes, Le Conte du Graal, vv. 1810- 1818, trad. Daniel Poirion)
Avvenne poi che là ovunque questa donna mi vedea, sì si facea d’una vista pietosa e d’un colore palido quasi come d’amore; onde molte fiate mi ricordava de la mia nobilissima donna, che di simile colore si mostrava tuttavia. (Dante, Vita Nuova, XXXVI).
Ce topos était destiné à perdurer et, pendant le XIXème siècle, son usage était plus répandu que jamais, comme l’indique le TLF à l’entrée « blancheur » : en effet, tous les exemples appartiennent à des œuvres du XIXème siècle. Cependant, dans le corpus poétique baudelairien, l’occurrence de ce topos devient assez sporadique. Parfois il semble plutôt inversé par l’adoption d’adjectifs qui suggèrent, tout à l’opposé, un corps féminin de couleur foncée. En observant le schéma suivant, on peut noter que ces adjectifs, en particulier l’adjectif « brun » lui-même, sont presque aussi nombreux que les adjectifs qui se référent à la pâleur.
Pour démontrer la validité de cette assertion, nous avons d’abord catalogué les occurrences du mot ‘blanc’ et de ses synonymes référés au corps féminin, à partir de la liste dressée par le DES.[3]
Classement des premiers synonymes
blanchâtre | |
pâle | |
candide | |
clair | |
opalin |
Il faut pourtant préciser que nous avons décidé d’exclure de la liste les mots « pur », « net », « vierge », « immaculé » et « propre », parce qu’ils n’étaient pas pertinents à l’analyse du chromatisme. Voyons maintenant les occurrences dans Les Fleurs du Mal :
Et vous femmes, hélas ! pâles comme des cierges | V J’aime le souvenir… ; v. 25 |
J’unis un cœur de neige à la blancheur des cygnes | XVII La Beauté ; v. 6 |
Et revêt d’un baiser tout ton corps blanc et rose | LVII À une madone ; v. 18 |
Eclose à la pâle clarté, / de vous… | XLV Confession ; vv. 14-15 |
Claire et joyeuse ainsi qu’une fanfare | XLV Confession ; v. 18 |
Son teint est pâle et chaud | LXI À une dame créole ; v.5 |
Crime, horreur et folie ! – Ô pâle marguerite ! | LXIV Sonnet d’automne ; v. 14 |
Ô ma si blanche, ô ma si froide Marguerite? | LXIV Sonnet d’automne ; v. 14 |
Blanche fille aux cheveux roux | LXXXVIII À une mendiante rousse ; v. 1 |
Pâles, le sourcil peint, l’œil câlin et fatal | XCVI Le Jeu ; v. 2 |
Ton front pâle, embelli par un morbide attrait | XCVIII L’Amour du mensonge ; v. 6 |
Après nous avons effectué le même calcul des occurrences des antonymes (toujours en utilisant la liste dressée par le DES).
15 antonymes
bronzé, coloré, couleur, écrit, foncé, hâlé, imprimé, impur, malpropre, noir, obscur, rouge, rougeaud, sale, sombre.[4]
Même pour les antonymes, nous avons exclu les mots qui ne concernent pas notre recherche, tels que « couleur », « écrit », « imprimé », « impur », « malpropre », « sale ». Voyons maintenant les occurrences dans Les Fleurs du Mal :
Bizarre déité, brune comme les nuits | XXVI Sed non satiata ; v.1 |
Sorcière au flanc d’ébène | XXVI Sed non satiata ; v. 4 |
Nagent autour de son corps brun | XXXIV Le Chat ; v. 14 |
C’est Elle ! Noire et pourtant lumineuse | XXXVIII Un fantôme ; v. 14 |
Comme une enfant chétive, horrible, sombre, immonde | XLV Confession ; v. 22 |
Tu me déchires, ma brune, | LVIII Chanson d’après-midi ; v. 29 |
la brune enchanteresse | LXI À une dame créole ; v. 5 |
Et je te donnerai, ma brune, | LXIII Le Revenant ; v. 5 |
La Vengeance éperdue aux bras rouges et forts | LXXIII Le Tonneau de la haine ; v. 2 |
Je pense à la négresse, amaigrie et phtisique | LXXXIX Le Cygne ; v. 41 |
L’enjeu est donc celui de démêler les raisons de cette particularité. D’abord on pourrait donner une explication simplement biographique : un grand nombre de poèmes baudelairiens tirent leur inspiration de Jeanne Duval, la maîtresse créole du poète. De plus, il faut considérer que, dans la poésie baudelairienne, la dialectique traditionnelle entre la femme salvatrice et le poète qui en chante les qualités angéliques disparaît : la femme devient une raison de perdition pour le poète, qui pourtant n’arrive pas à s’éloigner d’elle, hanté comme il est par un conflit perpétuel entre amour et répulsion. Cette nouvelle dialectique est évidente dans un poème tel que Le Vampire ; pourtant, le poème qui marque le plus l’éloignement de la conception traditionnelle de la femme est La Béatrice, où elle devient complice d’un troupeau de démons. Par conséquent, la blancheur, marque de la chasteté féminine, est forcément peu présente. À ce point, nous sommes convaincu qu’une analyse plus approfondie de cet aspect du chromatisme baudelairien pourrait nous aider à mieux comprendre le rôle de la femme dans l’œuvre de Baudelaire.
La blancheur de Marguerite dans Sonnet d’Automne
Parmi les rares occurrences d’adjectifs tels que « blanc » ou « pâle », celles qui apparaissent dans Sonnet d’automne sont particulièrement significatives. Voici le texte :
Ils me disent, tes yeux, clairs comme le cristal :
«Pour toi, bizarre amant, quel est donc mon mérite ?»
— Sois charmante et tais-toi! Mon cœur, que tout irrite,
Excepté la candeur de l’antique animal,
Ne veut pas te montrer son secret infernal,
Berceuse dont la main aux longs sommeils m’invite,
Ni sa noire légende avec la flamme écrite.
Je hais la passion et l’esprit me fait mal!
Aimons-nous doucement. L’Amour dans sa guérite,
Ténébreux, embusqué, bande son arc fatal.
Je connais les engins de son vieil arsenal :
Crime, horreur et folie! — Ô pâle marguerite!
Comme moi n’es-tu pas un soleil automnal,
Ô ma si blanche, ô ma si froide Marguerite ?[5]
Plusieurs critiques ont essayé de retrouver la destinataire du poème dans la biographie de Baudelaire ; certains l’identifient à Marguerite Bellegarde, une dame mentionnée dans un carnet du poète ; mais cette identification n’aide pas à l’interprétation du poème. Bien plus intéressante est la théorie avancée par Jacques Crépet et Georges Blin, qui suggèrent une identification entre la Marguerite de Sonnet d’Automne et la protagoniste du célèbre drame de Faust[6]. Jean-Michel Adam et Ute Heidmann ont poussé plus loin cette théorie : ils ont trouvé en effet, dans le co-texte en amont et en aval de Sonnet d’automne, plusieurs vers dont la source peut être identifiée avec le Faust. De plus, ces poèmes ont été ajoutés tous ensemble à partir de la deuxième édition du recueil : ils forment donc, dans Les Fleurs du Mal, une sous-section faustienne comprenant Le Revenant, Tristesses de la lune, Les Chats et Les Hiboux[7].
En fait, comme l’a démontré Enea Balmas dans son article « Baudelaire lecteur de Goethe »[8], le poète connaissait bien ce drame et la dynamique qui s’instaure dans ce poème ressemble à celle qui caractérise la relation entre Marguerite et Faust dans l’œuvre goethéenne : Marguerite au début est naïve et innocente ; si l’on accepte la théorie traditionnelle selon laquelle le regard est le miroir de l’âme, le cristal des yeux de Marguerite renvoie nécessairement à la pureté. En outre, elle interroge son mystérieux interlocuteur en ignorant quelles sont les raisons qui le poussent vers elle. Dans la réponse que celui-ci lui donne, plusieurs éléments semblent récapituler l’histoire de Faust :
Son secret infernal. (v. 4)Sa noire légende avec la flamme écrite. (v. 6) | Faust conclut un accord avec Méphistophélès, qui lui promet de l’aider à conquérir Marguerite. |
Je hais la passion et l’esprit me fait mal (v. 8) | Dans la première scène, Faust se plaint de son malheur, dû à l’impossibilité de saisir un moment d’éternité. |
Aimons-nous doucement. L’Amour dans sa guérite, Ténébreux, embusqué, bande son arc fatal. (vv. 9-10) |
Avec l’aide de Méphistophélès Faust conquiert Marguerite |
Crime, horreur et folie ! (v. 11) | Marguerite est conduite à commettre l’assassinat de sa mère et de son fils, cause la mort de son frère et enfin devient folle. |
Les deux interlocuteurs sont juxtaposés dans les deux premières strophes du poème. Ce contraste peut être remarqué d’abord au niveau grammatical, par la répétition des pronoms personnels et possessifs de première et de deuxième personne du singulier.
De plus, les deux personnages présentent une connotation chromatique différente : le poète s’adresse à sa destinataire en s’exclamant « ô ma si blanche, ô ma si pâle Marguerite ! » (v. 14). Cette désignation nous permet d’associer également au corps de Marguerite les vers 4, « excepté la candeur de l’antique animal », et 12, « ô pâle Marguerite ! », dans lesquels il est confirmé que la caractéristique la plus remarquable de Marguerite est sa blancheur. Si d’un côté la femme est blanche, pâle et froide, de l’autre le cœur du locuteur est porteur d’une « noire légende » écrite avec du feu.
Mais à partir du vers 9, où nous trouvons un pronom personnel pluriel (« Aimons-nous »), la thèse du poète est introduite : Faust et Marguerite partagent la même nature : « Comme moi n’es-tu pas un soleil automnal… ? ». Le soleil automnal est pourtant un soleil qui ne réchauffe pas : il devient ainsi le symbole d’un malaise spirituel qui rapproche Marguerite de son interlocuteur.
La théorie selon laquelle Marguerite possède un côté diabolique est une innovation ajoutée par Baudelaire à l’histoire originale : en effet, dans le drame de Goethe, Marguerite est au contraire l’antagoniste de Méphistophélès[9]. En fait, elle se méfie toujours de l’ami de Faust, et si elle en arrive à accomplir des crimes, c’est à cause de son amour ; au contraire, Faust a été corrompu par l’attraction du mal, bien qu’il soit sauvé dans la deuxième partie de l’œuvre par l’intervention de Marguerite, désormais en Paradis.
Le Faust illustré par Delacroix
La réflexion autour de l’opposition chromatique entre la blancheur de Marguerite et la noirceur satanique avait déjà eu un rôle similaire dans la réélaboration du sujet du Faust accomplie par un autre grand artiste : Eugène Delacroix. Le peintre a réalisé 17 lithographies (auxquelles il faut ajouter un portrait de Goethe) pour enrichir la deuxième édition de la traduction française du Faust par Albert Stapfer, parue en 1828. L’artiste s’était opposé à l’interposition des images au texte ; en fait, il aurait préféré les regrouper en annexe à la fin du livre, de façon à présenter une œuvre cohérente et homogène.
Dans les premières scènes, Faust est représenté comme un homme mélancolique, assez proche de l’esprit romantique ; cependant, son premier et célèbre monologue, où le savant se déclare troublé par la poursuite sans fin d’un moment parfait, évoque tout naturellement la recherche baudelairienne de l’Infini et le Spleen, conséquence inévitable de cette quête impossible.
1. Eugène Delacroix, Faust dans son studio, lithographie, dans Faust, tragédie traduite en français par M. Albert Stapfer, ornée du portrait de l’auteur et de 17 dessins sur pierre, par M. Eugène Delacroix, Paris, Motte, 1828.
Même si la représentation graphique de Faust nous offre des éléments très intéressants (ainsi, son visage change progressivement après sa rencontre avec Méphistophélès, jusqu’à devenir presque pareil à celui du démon), c’est le personnage de Marguerite qui a le plus inspiré Delacroix.
Dans la scène de la première rencontre entre Faust et Marguerite, le peintre choisit de mettre en évidence la juxtaposition entre l’innocence de la jeune fille et la perversion satanique de Méphistophélès et de Faust, en attribuant à ceux-ci un teint brun ; la blancheur de la jeune fille posée entre eux paraît presque éblouissante. La blancheur du corps devient encore une fois le symbole de la dichotomie entre le bien et le mal, qui est le moteur de l’action dans la première partie du Faust.
2. Eugène Delacroix, Faust rencontre Marguerite, lithographie, ibid.
Tandis que l’apparence de Faust change au fil du drame, Marguerite et son teint blanc restent toujours pareils : même si elle se rend coupable de crimes affreux, elle garde toujours sa foi, qui la portera à invoquer et à obtenir le pardon divin à la fin de la première partie de l’œuvre, lorsqu’en prison elle refuse d’être sauvée par Faust et Méphistophélès. Elle obtient ainsi le salut éternel. Si nous observons la transposition réalisée par Delacroix, nous pouvons remarquer sa blancheur toujours immaculée. En outre, son sein découvert rappelle le motif iconographique de la Madeleine pénitente. Delacroix connaissait sans doute très bien ce sujet, auquel il avait dédié un tableau exposé au Salon de 1845.
3. Eugène Delacroix, Faust dans la prison de Marguerite, lithographie, ibid.
4. Eugène Delacroix, Madeleine dans le désert, 1845, Paris, Musée Delacroix.
Les femmes baudelairiennes, infernales ou divines.
Il est intéressant de lire le commentaire de Baudelaire à propos de ce tableau vu en 1845 et d’autres présentés à l’occasion de l’Exposition Universelle de 1855 :
Voici la fameuse tête de la Madeleine renversée, au sourire bizarre et mystérieux, et si surnaturellement belle qu’on ne sait si elle est auréolée par la mort, ou embellie par les pâmoisons de l’amour divin…
Quant aux autres, quelquefois des femmes historiques (la Cléopâtre regardant l’aspic), plus souvent des femmes de caprice, de tableau de genre, tantôt des Ophélia, tantôt des Desdémone, des Sainte Vierge même, des Madeleine, je les appellerais volontiers des femmes d’intimité. On dirait qu’elles portent dans les yeux un secret douloureux, impossible à enfuir dans les profondeurs de la dissimulation. Leur pâleur est comme une révélation des batailles intérieures […] Ce sont de femmes distinguées, essentiellement distinguées ; et enfin, pour tout dire en un seul mot, M. Delacroix me paraît être l’artiste le mieux doué pour exprimer la femme moderne, surtout la femme moderne dans sa manifestation héroïque, dans le sens infernal ou divin.[10]
D’abord, nous voudrions concentrer notre attention sur la phrase suivante : « leur pâleur est comme une révélation des batailles intérieures ». On ne peut pas établir si la « révélation de batailles intérieures » était vraiment le résultat auquel Delacroix visait, ou si par contre elle constituait seulement un héritage de l’iconographie traditionnelle, mais cette remarque nous donne une idée de la modernité de la pensée esthétique baudelairienne : une conception esthétique qui pousse le poète à regarder au-delà du cliché littéraire et à s’interroger sur la portée ontologique et morale d’une caractéristique physique assez banale, en lui attribuant de nouvelles acceptions. À notre avis, la conception d’une blancheur indicatrice d’un conflit psychologique s’applique très bien aussi à la Marguerite de Faust, hantée par le remords d’un amour qui l’a poussée à commettre les crimes les plus affreux. De plus, il faut souligner ce que dit Baudelaire à propos de la femme moderne : nous retrouverons cette coexistence d’une nature infernale et divine à plusieurs reprises dans Les Fleurs du Mal ; comme nous l’avons déjà dit, elle constitue la contribution personnelle du poète au renouvellement de la légende de Faust. En outre, dans son commentaire à la Madeleine dans le désert, Baudelaire utilise le terme « pâmoison » qui, comme l’a souligné Federica Locatelli, renvoie en même temps à l’exaltation mystique et au domaine des sensations corporelles, plus spécifiquement aux excès sexuels[11].
Cette ambiguïté entre la spiritualité et les plaisirs charnels, c’est-à-dire entre la femme « sainte » et la femme pécheresse, qui conduit le poète à exprimer ses instincts le plus barbares, est présente aussi dans À une Madone, où, encore une fois, le chromatisme joue un rôle crucial dans le déroulement du poème. Le corps de la femme est « blanc et rose » (v. 189), comparable à un « sommet blanc et neigeux» (v. 35) ; de plus, on retrouve ici l’image du cristal, qui, grâce à une métaphore, devient à la fois symbole de la finesse des rimes du poète et matériau utilisé dans l’édification d’un monument verbal à la Madone :
Avec mes Vers polis, treillis d’un pur métal
Savamment constellé de rimes de cristal
Je ferai pour ta tête une énorme Couronne[12]
Enfin, la blancheur du corps divin contraste avec sa « Volupté noire » (v. 39). Si dans Sonnet d’automne, l’existence d’une femme réelle est incertaine, ici nous savons que la source de l’inspiration de Baudelaire est une image peinte de la Vierge, un « ex-voto dans le goût espagnol », comme le révèle le sous-titre du poème. Dans Fusées, Baudelaire se réfère à l’art sacré espagnol en affirmant que l’Espagne « met dans la religion toute la férocité naturelle de l’amour»[13]. Dans À une Madone, ce mélange entre les deux dimensions spirituelle et érotique est implicite dans la première strophe, puis énoncé explicitement dans la partie finale du poème : « Enfin, pour compléter ton rôle de Marie, / Et pour mêler l’amour avec la barbarie » (vv. 37-38).
Conclusion
On a vu comment la blancheur du corps féminin est, selon Baudelaire, révélatrice d’un conflit intérieur, entre vertu et attraction vers le péché, ou entre spiritualité et instincts charnels. Cette duplicité ne se limite pas seulement aux créations du poète, mais elle opère une transposition de cette nouvelle image de la femme dans la lecture et la réélaboration de sujets traditionnels, tels que l’histoire de Faust ou l’art sacré.
En conclusion, il ne s’agit pas seulement d’une révolution poétique, mais aussi esthétique : la femme qui avait été célébrée par les poètes du passé perd sa prérogative de sainteté intouchable, ce qui entraîne une conséquence sur les conventions liées à l’attribut de la blancheur, couleur qui en était devenue le symbole. La femme baudelairienne n’est pas la créature immaculée et irréelle louée par les artistes précédents, mais un être toujours animé par un conflit intérieur ; si ce contraste avait déjà été ébauché (peut-être de façon inconsciente) par Delacroix, chez Baudelaire il devient l’un des pivots d’une conception poétique moderne.
Bibliographie
ADAM Jean-Michel, HEIDMANN Ute, « Entre recueil et intertextes : le poème. Autour de l’insertion de “Sonnet d’automne” dans Les Fleurs du Mal de 1861 », Semen [En ligne], 2007, n. 24. Mis en ligne le 24 janvier 2008, consulté le 05 décembre 2014. URL : http://semen.revues.org/6593.
BALMAS Enea, « Baudelaire lettore di Goethe », in E. Mosele (éd.), George Sand et son temps. Hommage à Annarosa Poli, Genève, Slatkine, 1993, p. 47-56.
BALMAS Enea, Immagini di Faust nel Romanticismo francese, Fasano, Schena, 1989.
BAUDELAIRE Charles, Les Fleurs du Mal, édition établie par J. Crépet et G. Blin, Paris, Corti, 1942.
BAUDELAIRE Charles, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1975-1976, 2 voll.
von GOETHE Johann Wolfgang, Faust, tragédie traduite en français par M. Albert Stapfer, ornée du portrait de l’auteur et de 17 dessins sur pierre, par M. Eugène Delacroix, Paris, Motte, 1828
GRAND-CLÉMENT Adeline, « Blancheur et altérité : le corps des femmes et des vieillards en Grèce ancienne », Corps, 2007/2 n° 3, p. 33-39.
LOCATELLI Federica, Une figure de l’expansion : la périphrase chez Charles Baudelaire, Berne, Peter Lang, 2015.
RIFFATERRE Michel, Comment la littérature agit-elle ?, Paris, Klincksieck, 1994.
VERNA Marisa, « Baudelaire e Faust. Storia di una (falsa) incomprensione », Humanitas 62, 2007, p. 969-988.
Sitographie
Dictionnaire Electronique des Synonymes : http://www.crisco.unicaen.fr/des/
Le Trésor de la langue française informatisé : http://atilf.atilf.fr
Michele Ambrosini
Università Cattolica del Sacro Cuore di Milano
POUR CITER CET ARTICLE Michele Ambrosini, «La femme blanche de Baudelaire: entre Goethe et Delacroix », Nouvelle Fribourg, n. 1, juin 2015. URL : https://www.nouvelle-fribourg.com/archives/la-femme- blanche-de-baudelaire-entre-goethe-et-delacroix/
NOTES
1 Le Trésor de langue française informatisé, http://atilf.atilf.fr, consulté le 18 avril 2015.
2 Adeline Grand-Clément, « Blancheur et altérité : le corps des femmes et des vieillards en Grèce ancienne », Corps, 2007/2 n° 3, p. 37.
3 Dictionnaire Electronique des Synonymes, http://www.crisco.unicaen.fr/des/, consulté le 18 avril 2015.
4 Ibid.
5 Charles Baudelaire, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1975-1976, t. I, p. 65 (nous soulignons). Dorénavant OC.
6 Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, édition établie par J. Crépet et G. Blin, Paris, Corti, 1942, p. 408.
7 Jean-Michel Adam et Ute Heidmann, « Entre recueil et intertextes : le poème. Autour de l’insertion de "Sonnet d’automne" dans Les Fleurs du Mal de 1861 », Semen [En ligne], 2007, n. 24. Mis en ligne le 24 janvier 2008, consulté le 5 décembre 2014. URL : http://semen.revues.org/6593.
8 Enea Balmas, « Baudelaire lettore di Goethe », in E. Mosele (éd.), George Sand et son temps. Hommage à Annarosa Poli, Genève, Slatkine, 1993, p. 47-56.
9 Il faut rappeler pourtant que le salut final de Marguerite grâce à l’intervention divine est un ajout postérieur : dans l’Urfaust, c’est-à-dire dans la première version du drame, on n’en trouve pas trace.
10 Charles Baudelaire, « Exposition universelle », dans Écrits sur l’art, édition établie par F. Moulinat, Paris, Librairie Générale Française, 2013, p. 272-280.
11 Federica Locatelli, Une figure de l'expansion : la périphrase chez Charles Baudelaire, Berne, Peter Lang 2015, p. 172.
12 Charles Baudelaire, OC I, p. 58.
13 Charles Baudelaire, OC II, p. 661.