«C’est tout. C’est une Meidosemme»: analyse du rôle de l’hybridation de Balzac à Michaux
Résumé Le présent article vise la question de l’hybridation, qui s’étend de la prose d’Honoré de Balzac jusqu’à la poétique michaldienne, pour se condenser dans la figure des Meidosems décrits dans La Vie dans les plis de 1948. Un bref questionnement de l’origine étymologique du substantif nous permettra de dégager la valeur que le terme assume au XIXe siècle, en particulier dans le roman balzacien de 1834, Séraphîta. La figure androgyne qui y est protagoniste montre de nombreux traits communs avec l’image emblématique des Meidosems michaldiens, représentation moderne du mythe de la Méduse : dans la représentation du poète belge, celle-ci est moins créature monstrueuse et pétrifiante qu’emblème de l’incertitude quant à une définition univoque de l’être humain.
Mots-clefs Michaux – Meidosems – hybridation – Séraphîta – androgynat
Abstract The aim of this essay is the analysis of hybridization which ranges from Honoré de Balzac’s novels to the Meidosems described by Henri Michaux in his collection of prose poetry, La Vie dans les plis, written in 1948. After a brief description of the etymology of the term, we will analyze the role played by hybridization in 19th-century literary works, in particular Balzac’s novel Séraphîta, published in 1834. The character described by Balzac shows many similarities with the emblematic figures created by Henri Michaux, the Meidosems, which can be described as a modern representation of the ancient myth of Medusa. In his modern interpretation, Michaux does not consider Medusa as the enigmatic creature that can turn everyone into stone but as a symbol of the uncertainty related to a univocal definition of the human being.
Keywords
Michaux – Meidosem – hybridization – Séraphîta – androgyny
Cette étude vise à analyser les changements arrivés entre XIXe et XXe siècle par rapport au thème de l’hybridation: si, comme nous verrons, dans le roman Séraphîta de Honoré de Balzac on présente l’androgynat comme expression de l’hybridation, voire comme la représentation d’une perfection qui n’appartient pas à ce monde, les Meidosems michaldiens incarnent plutôt l’absence d’une identité précise et la fragmentation de l’âme humaine. Ces créatures hybrides aux traits indéterminés n’arrivent pas à changer leur situation, apparemment insoluble, ni à trouver une identité définie. Nous expliquerons de quelle façon, chez l’auteur belge, les Meidosems n’incarnent plus des créatures monstrueuses ou morbides tuant au premier regard ; ils représentent plutôt le manque d’identité fixe et la fragmentation de l’homme du XXe siècle.
Définition du terme « hybridation »
D’après Le Trésor de la langue française informatisé, le mot « hybridation » se réfère au « croisement naturel ou artificiel de deux individus […] d’espèces, de races ou de variétés différentes »[1]. Ce terme a été attesté pour la première fois dans la langue française en 1826, lorsque le botaniste français Augustin Sageret, en décrivant ses expériences sur le croisement des melons dans son ouvrage Mémoire sur les cucurbitacées, affirme que « plusieurs hybrides provenus du premier degré d’hybridation paraissaient tenir en même temps du melon, du melon-serpent et du caché »[2].
Ce substantif, qui vient du latin ibridă, indique non seulement le produit du sanglier et de la truie, mais, plus en général, tout individu de sang mêlé. Ce terme a été changé en hybridă par rapprochement avec le mot grec hybris, signifiant « excès ». Dans le domaine des sciences naturelles, l’hybride peut se présenter comme un être anormal qui est le résultat d’une violence démesurée, voire une fécondation qui défie l’ordre naturel. Une connotation péjorative est présente aussi dans son sens lié aux arts, lorsqu’on décrit une composition sans unité ou cohérence où que des styles différents sont réunis d’une façon disparate.
En ce qui concerne la génétique, l’intervention humaine joue un rôle fondamental en modifiant les molécules chez les végétaux et les animaux ; de la même façon, dans le domaine des arts, l’artiste peut croiser des éléments différents en modelant de nouvelles « créatures ». Le terme « hybridation » lié au champ des arts est employé à partir de 1912, lorsque Élie Faure, historien de l’art et auteur d’une monumentale Histoire de l’art en cinq volumes, définit l’art médiéval comme « hybride et convulsif »[3].
Le concept d’hybridation au XXe siècle : psychanalyse et Surréalisme
Le XIXe siècle représente le triomphe du positivisme scientifique du philosophe français Auguste Comte, en célébrant l’analyse scientifique comme la seule douée d’une valeur cognitive et capable d’expliquer les phénomènes du monde. Toutefois, une crise du positivisme qui atteint son comble avec la première guerre mondiale provoque une mise en cause de la pensée de Comte : la culture et les sciences n’incarnent pas nécessairement une forme de progrès social et l’artiste n’a plus les moyens pour créer des modèles de référence. Le monde est devenu une énigme indéchiffrable et la psychanalyse freudienne met à jour une réalité cachée, l’inconscient, se composant de pulsions qui influent sur notre conduite et personnalité.
Les artistes, choqués per les massacres des deux guerres mondiales, détruisent les codes figuratifs traditionnels en déclenchant une vision nouvelle de l’être humain qui est désormais déformé et défiguré. La naissance de la psychanalyse freudienne révèle le morcellement du corps humain et le lecteur/spectateur a pour tâche de découvrir les liens qui unissent les innombrables fragments de l’image éclatée. À partir de 1920, les Surréalistes excellent dans la représentation de corps hybrides qui relient le réel à l’irrationnel : des créatures monstrueuses et polymorphes mi-humaines et mi-oiseaux, comme dans les tableaux du peintre allemand Max Ernst, constituent un véritable choc visuel qui bouleverse la conscience du spectateur et montre la toute-puissance de l’inconscient et du rêve.
L’androgynat comme forme d’hybridation : le cas de Séraphîta par Honoré de Balzac
Le thème de l’hybridation a profondément influencé la littérature française du XIXe siècle et, notamment, il a inspiré le roman Séraphîta écrit par Honoré de Balzac en 1834, où l’androgynat est présenté comme une forme d’hybridation. Le mot « androgyne » vient du grec ancien anêr (homme) et gunê (femme) et indique un être humain dont les traits physiques ne permettent pas de savoir son sexe. Au cours de l’histoire, l’androgynat a suscité des réactions opposées : on pouvait considérer ces créatures soit comme une punition divine qu’on devait immédiatement éliminer, soit comme un modèle réunissant harmonieusement les traits caractéristiques à chacun des deux sexes.
L’androgyne est aussi le protagoniste du mythe que l’on retrouve dans le dialogue platonicien Le Banquet (v. 380 av. J.-C.), où plusieurs convives discutent sur les différentes facettes de l’amour. Dans son discours, Aristophane raconte qu’il existe trois catégories d’êtres humains : l’homme, la femme et l’androgyne. Ce dernier se présente comme un œuf ayant quatre bras, quatre jambes et deux visages. Ayant provoqué la colère de Zeus, les androgynes sont séparés chacun en deux moitiés et condamnés à rechercher l’autre moitié dont ils étaient composés.
Cependant, le personnage de Séraphîta-Séraphîtüs n’est pas du tout un monstre morbide mais plutôt un être indéfinissable qui n’appartient à aucune catégorie précise. L’intrigue du roman se déroule en Norvège où une créature étrange qui s’appelle Séraphitüs devient l’objet du désir d’une fille (Minna) et d’un jeune garçon (Wilfrid) : Minna pense que Séraphitüs est un homme alors que Wilfrid perçoit cette créature comme une femme ravissante (Séraphîta). En réalité, Séraphitüs-Séraphîta est un être androgyne, né de parents adeptes de la doctrine du théologien et philosophe suédois Emanuel Swedenborg. Cette créature quasi céleste, douée de pouvoirs mentaux exceptionnels, à la fin du roman, révèle sa véritable nature lorsqu’elle se transforme en séraphin et monte au ciel.
Dans la prose balzacienne, Séraphîta n’est pas un être difforme ou un cumul d’organes anatomiques mais plutôt une fusion totale et harmonieuse des deux sexes. D’après la tradition chrétienne, les anges sont des êtres androgynes et Séraphîta est sans aucun doute une créature céleste, comme Balzac explique dans une lettre à Madame Hanska :
[Séraphîta] est un ange arrivé à sa dernière transformation et brisant son enveloppe pour monter aux cieux. Il est aimé par un homme et une femme auxquels il dit, en s’envolant aux cieux, qu’ils ont l’un et l’autre aimé l’amour qui les liait, en le voyant en lui, ange tout pur.[4]
Séraphîta-Séraphîtüs représente alors un idéal hors de ce monde, c’est « l’apparition d’un nouveau type d’humanité, dans lequel la fusion des sexes aurait produit une nouvelle conscience »[5]. Avant de monter vers la voûte céleste, Séraphîta révèle à Wilfrid et Minna qu’ils s’aiment à travers lui et que, grâce à sa présence, ils ont entrevu « les Hauts Mystères »[6] : cette union physique et spirituelle permet à ces deux jeunes de se rapprocher du divin alors que nous assistons à la sublimation finale de Séraphîta qui, libéré(e) de son enveloppe mortelle, devient l’androgyne parfait, ou mieux l’être total. Cette créature n’est pas un symbole sombre et morbide d’ambiguïté sexuelle, mais elle incarne, comme dans le cas du dialogue platonicien, la tentative de restaurer une unité originelle que l’homme n’a jamais plus vue en ce monde.
Cependant, dans les œuvres de la deuxième moitié du XIXe siècle, l’androgyne se présente surtout sous la forme d’un hermaphrodite vicieux et pervers que Mircea Eliade définit comme « la dégradation du symbole »[7]. À travers un processus graduel, la figure de l’androgyne, aliénée de son contexte spirituel, perd son sens originel, c’est-à-dire qu’elle n’incarne plus une fusion idéale des deux sexes, mais qu’on assiste plutôt à la naissance d’êtres monstrueux qui deviennent la représentation la plus parfaite des contradictions au sein de la création artistique.
Au début du XXe siècle, le thème de l’androgynat se lie étroitement au contexte socioculturel de l’époque : en 1916, Guillaume Apollinaire achève la pièce Les Mamelles de Tirésias, qu’il définit comme un « drame surréaliste » où il essaie de déchiffrer la nature grâce à la fantaisie[8]. L’auteur décrit le mythe de Tirésias dans un contexte moderne en abordant des sujets provocateurs et actuels comme le rôle de la femme dans la société et la critique à la Première Guerre mondiale. En effet, cette pièce raconte l’histoire de Thérèse qui décide de changer de sexe pour être respectée par les hommes et pour établir l’égalité des sexes.
Apollinaire emploie l’androgynie de Tirésias pour montrer une vision nouvelle de la femme et il déclenche aussi une reprise de ce personnage dans d’autres littératures européennes, notamment dans The Waste Land (« La Terre Vaine ») de T.S. Eliot[9].
L’être hybride au XXe siècle : le cas de Le Portrait des Meidosems par Henri Michaux
Si Balzac aborde le thème de l’androgynat mystique pour montrer aux lecteurs la lutte et la conséquente réconciliation entre la volupté et l’idée utopique d’un amour pur libéré de toutes contraintes matérielles, le but de Michaux est la représentation du chaos qui règne dans l’âme humaine.
Le Portrait des Meidosems a été publié pour la première fois en 1948 dans la collection Point du Jour ; puis il a paru l’année suivante dans le recueil La Vie dans les plis entre les sections « Apparitions » et « Lieux inexprimables ». À partir du titre, Michaux montre le lien existant entre la peinture et la littérature : le choix du portrait se réfère à un genre pictural et littéraire très précis où le visage devrait jouer un rôle fondamental. Selon Le Trésor de la langue française informatisé, le terme « portrait » indique une « représentation, d’après un modèle réel, d’un être […] par un artiste qui s’attache à en reproduire ou à en interpréter les traits et expressions caractéristiques »[10]. Toutefois, ce mot renvoie aussi à un genre littéraire spécifique dérivant du portrait pictural. Le portrait peut montrer le besoin de raconter soi-même, comme dans les Essais de Montaigne, ou de dresser une caricature, comme pour les portraits de Célimène dans Le Misanthrope de Molière, où l’on montre tous les défauts de la personne décrite.
Les Meidosems, créatures en perpétuelle métamorphose, sont décrits dans un contexte hybride, étant donné que le genre du « portrait » est le résultat d’un croisement entre peinture et littérature. Dans ses ouvrages, Michaux vise à la représentation du mouvement liant la réalité intérieure au monde extérieur et à l’illustration des correspondances entre les créations de l’âme et le fonctionnement des différentes parties du corps humain: « J’écris pour me parcourir. Peindre, composer, écrire : me parcourir. Là est l’aventure d’être en vie »[11]. Michaux ne considère pas la peinture et l’écriture comme des forces opposées, mais plutôt complémentaires : ces deux pratiques contribuent à la « quête de l’être »[12] en aidant le poète à « [se] parcourir » et à se retrouver.
La hantise du visage dans Le Portrait des Meidosems
Les Meidosems de Michaux remettent en cause la définition de portrait littéraire : en fait, ces créatures échappent à toute définition en modifiant sans cesse leurs traits physiques. La vision de Michaux s’oppose à celle de Balzac, qui conçoit le corps humain comme une sorte d’enveloppe qui raconte l’histoire des personnages. Dans les romans balzaciens, le visage est un récapitulatif, il marque l’identité et il anticipe souvent le destin des personnages. Balzac déclare que le corps peut montrer la personnalité d’un être humain et les descriptions méticuleuses qu’il offre dans ses ouvrages en sont des exemples. Dans son roman Une Ténébreuse affaire, paru en 1841, il affirme qu’
il y a des physionomies prophétiques. S’il était possible, et cette statistique vivante importe à la Société, d’avoir un portrait exact de ceux qui périssent sur l’échafaud, la science de Lavater et celle de Gall prouveraient invinciblement qu’il y avait dans la tête de tous ces gens, même chez les innocents, des signes étranges.[13]
L’expression « physionomies prophétiques » vient de l’écrivain et philosophe suisse Johann Kaspar Lavater qui, dans son ouvrage L’Art de connaître les hommes par la physionomie (1775-1778), soutient que certains personnes ont « des physiognomonies prophétiques, c’est-à-dire que le génie prévoit les événements qui sont une conséquence naturelle du caractère »[14]. En revanche, dans les portraits de Michaux, on assiste à l’effacement du visage en tant qu’élément défini, car il n’est plus le véritable miroir de l’âme : les Meidosems, en changeant leurs traits à chaque instant, montrent que l’essence de l’homme moderne est fragmentée et se compose d’innombrables facettes. Leur propension à la métamorphose les rend des êtres impalpables et mystérieux dont l’identité est très difficile à déterminer : Raymond Bellour les définit comme « une hypothèse [qui] oscille […] entre figuration et défiguration, féminin et masculin »[15].
Les métamorphoses des Meidosems
Le Portrait des Meidosems se présente comme une série d’images fragmentées oscillant entre le vers et le poème en prose, situées dans un contexte atemporel. Grace à leur « élasticité extrême » (p. 132), Meidosem et son équivalent féminin Meidosemme changent leur apparence physique pour montrer au lecteur la nature de leur sentiment actuel et, à travers le genre hybride du portrait, Michaux croise des silhouettes humanoïdes avec des éléments naturels comme des lianes ou des bulles : « ils prennent la forme de bulles pour rêver, ils prennent la forme de lianes pour s’émouvoir » (p. 131). En outre, la présence de termes comme « voici » ou « regardez » contribuent à souligner l’importance de la composante visuelle de l’ouvrage en montrant au lecteur qu’il s’agit d’un produit artistique complet, à la fois poétique et pictural : « Le visage qui porte des chaînes, le voici. C’est un Meidosem » (p. 153), « regardez bien, regardez. Peut-être est-ce un Meidosem » (p. 132). Malgré le but de « faire voir » à travers les mots ces créatures hybrides, l’emploi fréquent de l’adverbe « peut-être » suggère qu’il est impossible de déchiffrer la véritable nature des Meidosems : « peut-être est-ce un Meidosem. Peut-être sont-ils tous des Meidosems » (p. 132).
Les Meidosems sont des créatures en transformation constante qui n’appartiennent à aucune catégorie spécifique et dont les métamorphoses sont liées en particulier à l’univers végétal et au corps humain. À travers leurs transformations, ces êtres montrent au lecteur leur état d’âme actuel ; d’après Délphine Séris, les métamorphoses associées à la nature, plus particulièrement à l’univers végétal, représentent des moments de joie, voire d’extase, où les Meidosems se détachent de la réalité et retrouvent le bonheur :
C’est aujourd’hui l’après-midi du délassement des Meidosemmes. Le peu de forme qu’elles avaient, fatiguées à mort, elles vont la perdre dans les rameaux, dans les feuilles et les mousses. […] Ascension ivre, douce comme savon dans la crasse. […] Joie, joie qui envahit comme envahit la panique, joie comme sous couverture.[16]
Cependant, lorsque les Meidosems se transforment en êtres humanoïdes, Michaux abandonne les images extatiques pour montrer la douleur et le tourment : ces créatures se retrouvent éperdues (« un Meidosem souffrant, un Meidosem qui ne sait plus où se mettre », p. 130), leurs visages « portent des chaînes » (p. 153), « [leur] tête crève [et leurs] os pourrissent » (p. 139). Lisons à ce propos :
Le chapelet de mailles le tient par les yeux, s’enroule autour de son cou, retombe, arrache, le fait souffrir du poids des mailles uni au poids de l’esclavage. La grande lance diagonale qui, du haut en bas du Meidosem faiblissant, s’est implantée pour le retenir. […] Du front au genou, grande béquille sans moelle. Traverse impérieuse, à la dureté militaire. Tuteur féroce, tu veux tuer ou tu soutiens ?[17]
Bien que les Meidosems changent sans arrêt leurs traits physiques, ils restent dans l’attente de pouvoir trouver une identité : « lézard tenace, […] il attend ce Meidosem. Sans ciller, dans l’espoir de se remplir, il attend » (p. 160). Ces créatures bougent tout le temps mais ce mouvement se révèle inutile car il n’arrive pas à changer leur affreuse situation : « il cherche le drame voyageur qui sans trêve circule autour de lui et de tous ses frères meidosems inquiets et qui ne savent quoi saisir » (p. 174). Les Meidosems se retrouvent ainsi bloqués, ou mieux pétrifiés, dans cette réalité de laquelle ils ne réussissent pas à s’enfuir.
Les Meidosems : une réinterprétation moderne du mythe de la Méduse
L’image de la pétrification rappelle tout de suite le mythe de la Méduse, créature monstrueuse à la chevelure de serpents et dont le regard pétrifie tout mortel. La conception de Méduse s’est modifiée au cour des siècles : au XIXe siècle, les poètes romantiques conçoivent la Gorgone comme l’une des représentations de la femme fatale.
En 1819, le poète anglais Percy Bysshe Shelley écrit le poème On the Medusa of Leonardo da Vinci in the Florentine Gallery (Sur la Méduse de Léonard de Vinci à la Galerie de Florence) à propos d’un tableau représentant la tête de Méduse qu’il a vue à la Galerie des Offices de Florence. Le poète insiste sur la grâce et la beauté inspirées par ce monstre où il voit la séduction de la mort et de l’affreux :
It lieth, gazing on the midnight sky,
Upon the cloudy mountain peak supine;
Below, far lands are seen tremblingly;
Its horror and its beauty are divine.
Elle gît, regardant le ciel de minuit, couchée
sur le nébuleux pic de montagne ;
au-dessus, on voit trembler au loin la terre ;
son horreur et sa beauté sont divines.[18]
Comme l’affirme Laurence Roussillon-Constanty, « la figure de Méduse incarne pour les poètes de toutes les époques l’ambivalence du regard féminin, qui […] séduit et condamne»[19] et, à ce propos, la Gorgone s’oppose à Athéna, déesse de la raison : ces deux personnages symbolisent les deux sphères qui caractérisent l’être féminin, c’est-à-dire la sensualité et l’érotisme d’un côté, la rationalité de l’autre.
L’image de la méduse en tant que créature marine et mythologique a fasciné aussi Michaux et, pour cette raison, on peut bien définir Le Portrait des Meidosems comme une réinterprétation moderne du mythe de la Gorgone. Michaux est sans doute influencé par les études du biologiste allemand Ernst Hæckel[20] : séduit par la beauté des méduses, à travers ses dessins rassemblés dans l’ouvrage Kunstformen der Natur (1899), il exalte la symétrie parfaite de leurs formes. En outre, l’image de la méduse est reprise par Hæckel pour expliquer sa théorie moniste selon laquelle toute la nature est animée et Dieu se manifeste dans les lois de la nature. Le monisme est une doctrine affirmant que tout ce qui existe se compose d’une seule substance qui se trouve dans toutes les choses et même est toutes les choses.
Dans son ouvrage Die Welträtsel (Les Énigmes de l’univers) publié en 1899, il théorise l’existence de l’« âme des méduses » :
l’âme des méduses possède donc déjà le véritable caractère de l’âme nerveuse, mais elle fournit en même temps un très intéressant exemple du fait que cette âme peut se diviser en plusieurs parties d’égale valeur.[21]
Cette image sera reprise par Michaux à travers l’expression l’« âme des Meidosems » : « l’horloge qui bat les passions dans l’âme des Meidosems s’éveille. Son temps s’accélère. Le monde alentour se hâte, se précipite, allant vers un destin souvent marqué » (p. 129). La méduse est, pour Michaux, la représentation de l’informe possédant une âme : « plus de bras que la pieuvre, […] la tête constellée de ventouses » (p. 155). Michaux réinterprète le mythe de Méduse, étant donné que les Meidosems ne représentent plus des êtres méchants dont le but est la mort de l’être humain, mais ils sont plutôt des créatures « monstrueuses » dans le sens étymologique du terme, c’est-à-dire des créatures prodigieuses et extraordinaires, des êtres hybrides qui n’ont pas de traits définis. On peut dire que les Meidosems engendrés par Michaux ne pétrifient pas les hommes mais ils sont eux-mêmes pétrifiés et incapables de changer leur situation. Un contexte semblable est évoqué aussi par le psychologue et psychiatre suisse Carl Gustav Jung lorsqu’il se réfère à l’ « effet Méduse » : il s’agit d’un cas de pétrification au niveau psychique où le patient doit faire face à une situation apparemment sans solution.[22]
Conclusion
L’hybride est donc un être insaisissable dont la nature change au fil du temps : si d’après Balzac l’androgynie de Séraphîta est décrite comme une fusion harmonieuse entre les deux sexes permettant aux hommes de découvrir une perfection qui n’appartient pas à ce monde, à la fin du XIXe siècle, les Décadents décrivent les androgynes comme des créatures morbides, ou mieux comme un amas d’organes engendrés par le conflit intérieur déchirant l’âme des artistes. Par contre, au XXe siècle, Henri Michaux conçoit l’hybride comme un être en perpétuelle transformation et sans une identité précise.
Les Meidosems peuvent être considérés comme une réécriture du mythe de la Méduse : si dans la mythologie grecque Méduse était une créature monstrueuse au regard pétrifiant, au contraire, les Meidosems sont eux-mêmes pétrifiés, puisque le mouvement continu qui les caractérise ne leur permet pas de trouver une identité fixe. C’est donc à travers ces créatures bizarres, dignes des tableaux surréalistes, que Michaux essaie d’aborder le thème de l’être : il ne veut rien enseigner, mais il vise plutôt à montrer l’essence fragmentaire de l’être humain au XXe siècle et l’impossibilité de retrouver une unité originelle.
Bibliographie
APOLLINAIRE Guillaume, L’Enchanteur pourrissant suivi de Les Mamelles de Tirésias et de Couleur du temps, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », rééd. 2009.
BALZAC Honoré de, Séraphîta, Jésus-Christ en Flandre, Melmoth réconcilié, L’Elixir de longue vie, Paris, Flammarion, 1930.
—, Lettres à Madame Hanska, textes réunis, classés et annotés par R. Pierrot, Paris, Les Éditions du Delta, 1967, 4 voll.
—, Une ténébreuse affaire, Paris, Hachette, coll. « Livre de Poche classique », 1963.
BELLOUR Raymond, Lire Michaux, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2011.
BROWN Llewellyn, L’esthétique du pli dans l’œuvre de Henri Michaux, Caen, Bibliothèque des lettres modernes, 2007.
CAUTAERTS Michel, Couples des dieux, couples des hommes: de la mythologie à la psychanalyse du quotidien, Bruxelles, De Boeck Supérieur, 1999.
ELIADE Mircea, Méphistophélès et l’androgyne, Paris, Gallimard, 1962.
FAURE Élie, Œuvres complètes: Histoire de l’art, Paris, éd. J. J. Pauvert, 1964.
HÆCKL Ernst, Les Énigmes de l’univers, éd. Schleicher Frères, Paris, 1902.
JARRETY Michel (dir.), La Poésie française du Moyen-âge jusqu’à nos jours, Paris, PUF, coll. « Premier Cycle », 1997.
LAVATER Joahann Caspar, L’art de connaître les hommes par la physionomie, Paris, Depélafoi, 1820.
MICHAUX Henry, La Vie dans les plis, Paris, Gallimard, 1949.
—, Passages (1937-1950), Paris, Gallimard, 1963.
—, Œuvres complètes, Gallimard, coll. « Pléiade », Paris, 2001, 2 voll.
MOLINET Emmanuel, « L’hybridation: un processus décisif dans le champ des arts plastiques », Le PortiQue [en ligne], 2, 22 décembre 2006.
RABBE François (dir.), Œuvres poétiques complètes de Shelley, Paris, éd. P.-V. Stock, 1909, 3 voll.
ROUSSILLON-CONSTANTY Laurence, Méduse au miroir: esthétique romantique de Dante Gabriel Rossetti, Grenoble, Ellug, 2008.
SAGERET Augustin, Mémoire sur les cucurbitacées, Paris, Imprimerie de Madame Huzard, 1826.
SÉRIS Delphine, « Les Meidosems: l’entreprise paradoxale du portrait », in J.-M. MAULPOIX, Corps et savoir, Lyon, ENS Éditions, 1998.
SHELLEY Mary (dir.), The Poetical Works of Percy Bysshe Shelley, Boston, Little Brown Company, 1862, 3 voll.
Sitographie
http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/visusel.exe?13;s=117023325;r=1;nat=;sol=4
http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=3409200060
http://www.journals.istanbul.edu.tr/iulitera/article/viewFile/1023014372/1023013581
Carlotta Corbetta,
Università Cattolica del Sacro Cuore di Milano
(étudiante, Master en Langues, Cultures et Littératures d’Europe et d’Amérique)
POUR CITER CET ARTICLE Carlotta Corbetta, « ‘C’est tout. C’est une Meidosemme’ : analyse du rôle de l’hybridation de Balzac à Michaux », Nouvelle Fribourg, n. 1, juin 2015. URL : https://www.nouvelle-fribourg.com/archives/cest-tout-cest- une-meidosemme-analyse-du-role-de-lhybridation-de-balzac-a- michaux/
NOTES
1 Voir http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=3409200060.
2 Augustin Sageret, Mémoire sur les cucurbitacées, Paris, Imprimerie de Madame Huzard, 1826, p. 50.
3 Élie Faure, Œuvres complètes: Histoire de l’art, Paris, éd. J. J. Pauvert, 1964, p. 272.
4 Lettre du 20 novembre 1833, Honoré de Balzac, Lettres à Madame Hanska, textes réunis, classés et annotés par R. Pierrot, Paris, Les Éditions du Delta, 1967.
5 Mircea Eliade, Méphistophélès et l’androgyne, Paris, Gallimard, 1962, p. 123.
6 Honoré de Balzac, Séraphîta, Jésus-Christ en Flandre, Melmoth réconcilié, L’Elixir de longue vie, Paris, Flammarion, 1930, p. 172.
7 Mircea Eliade, Op.cit., p. 123.
8 Guillaume Apollinaire, Préface aux Mamelles de Tirésias, 1917, in L’Enchanteur pourrissant suivi de Les Mamelles de Tirésias et de Couleur du temps, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », rééd. 2009, p. 114.
9 À ce propos, nous conseillons l’article écrit par Adrianna E. Frick, « Eliot, Ovid and Apollinaire : female sexuality in “The Waste Land” », où le poète américain, à travers le personnage de Tirésias, dépasse sa tendance misogyne et montre que l’aliénation de la femme est le résultat du capitalisme. Article téléchargeable au lien suivant : http://www.journals.istanbul.edu.tr/iulitera/article/viewFile/1023014372/1023013581.
10 Voir http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/visusel.exe?13;s=117023325;r=1;nat=;sol=4.
11Henri Michaux, Passages (1937-1950), Paris, Gallimard, 1963, p. 142.
12 Michel Jarrety (dir.), La Poésie française du Moyen-âge jusqu’à nos jours, Paris, PUF, coll. « Premier Cycle », 1997, p. 454.
13 Honoré de Balzac, Une ténébreuse affaire, Paris, Hachette, coll. « Livre de Poche classique », 1963, p. 16-17.
14 Joahann Caspar Lavater, L’art de connaître les hommes par la physionomie, Paris, Depélafoi, 1820, t.1, p. 386.
15 Henri Michaux, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Pléiade », 2001, t. II, p. 1106.
16 Ibid., p. 137-138.
17 Ibid., p. 153, 158.
18 Mary Shelley (dir.), The Poetical Works of Percy Bysshe Shelley, Boston, Little Brown Company, 1862, vol. 2, p. 488. François Rabbe (dir.), Œuvres poétiques complètes de Shelley, Paris, éd. P.-V. Stock, 1909, t. 3, p. 243.
19 Laurence Roussillon-Constanty, Méduse au miroir: esthétique romantique de Dante Gabriel Rossetti, Grenoble, Ellug, 2008, p. 31.
20 Delphine Séris, « Les Meidosems : l’entreprise paradoxale du portrait », in J.-M. MAULPOIX, Corps et savoir, Lyon, ENS Éditions, 1998, p. 91.
21Ernst Hæckel, Les Énigmes de l’univers, Paris, éd. Schleicher Frères, 1902, p. 446.
22 Michel Cautaerts, Couples des dieux, couples des hommes : de la mythologie à la psychanalyse du quotidien, Bruxelles, De Boeck Supérieur, 1999, p. 298.