ISSN 2421-5813

Résumé Le corps woolfien et sarrautien, instrument efficace utilisé comme objet de connaissance, participe à l’écriture. Si les personnages sont victimes d’une sensibilité exacerbée, leur corps reste froid chez Virginia Woolf, tandis qu’il est douloureux et maltraité chez Nathalie Sarraute. Et les intrigues ne cessent d’interroger inlassablement l’énigmatique fracture entre les états physiques et psychiques. Les deux auteurs ont en commun de privilégier le corps dans ses manifestations primaires, comme pour tenter de l’extraire des codes et des conformismes.

Mots clefs Corps – langue – transgression – convention – sens

Abstract The woolfian and sarrautian body, an effective instrument used as an object of knowledge, takes part in the writing of these two authors. Though the characters are victims of an exacerbated sensitivity, the body keeps his coldness with Virginia Woolf, whereas it becomes the object of mistreatment in Nathalie Sarraute. These writers both give voice to the body in its primary manifestations, as if they wanted to try to liberate it from the codes and conformism that limit its expression.

Keywords Body – language – transgression – convention – senses

Virginia Woolf et Nathalie Sarraute ont une réputation d’écrivaines intellectuelles. Pourtant, le corps, dans ses manifestations les plus primaires, ses symptômes et sa réalité organique, est très présent dans leurs œuvres. Certains critiques y ont vu la représentation d’un inconscient qui monterait à fleur de peau, comme pour mieux rejeter l’organique d’œuvres cérébrales. Un corps privé d’affects donc, simple instrument de connaissance et d’investigation ? Si les textes mettent en scène une fracture énigmatique entre des personnages ultra-sensibles et des récits qui banniraient le physique au profit du psychique, c’est peut-être pour nous alerter sur une dichotomie apprise, une idée reçue, comme celle qui veut que Virginia Woolf ait été une femme froide (certains de ses biographes l’ont taxée de frigide). Comme celle aussi qui veut que Nathalie Sarraute ait été un être étrangement asexué, réputation dont elle s’est amusée, déclarant, non sans humour : « quand j’écris, je ne suis ni homme ni femme ni chien. » Alors, que peut-on dire d’un corps dont le rôle est mis en avant dans chacun des récits de ces auteurs ? Serait-ce un simple instrument dont se servent les textes pour faire passer leur message ? Et que veut-il nous dire à travers ses gesticulations incontrôlables et ses défaillances ?

Un corps défaillant annexé à l’écriture

Docile, voire servile, le corps sarrautien participe à la création verbale. Il est réifié et incarne, par une gestuelle particulière, la difficulté de créer. Le corps, chez Nathalie Sarraute, participe à la création de l’œuvre artistique qu’il exprime singulièrement. Il mime le rythme tâtonnant des investigations mentales pour capter les tropismes. C’est pour cela que sa mobilité et sa souplesse sont mises à contribution lors du travail de l’écrivain d’Entre la vie et la mort :

Son bras est comme une tige métallique articulée qui se déplie et se replie. J’arrache. Je froisse. Je jette. La tige appuie, s’incruste. Le geste répété se grave. Encore. Encore et encore. Je reprends une nouvelle feuille. Ses doigts s’agitent. Sur la page blanche les mots, les phrases se forment.[1]

Le corps paie sa subordination au travail intellectuel par une réification qui l’associe à une machine. Néanmoins, les textes soulignent paradoxalement ses défaillances. On assiste au délabrement du corps lorsque, sa tâche achevée, il subit les effets de l’usure. Toujours dans Entre la vie et la mort, Nathalie Sarraute s’amuse à comparer les caractéristiques physiques de l’artiste à celles d’un vieux mécanisme en train de rouiller. Le corps est dépendant de la tâche qu’il accomplit. De même les nombreuses et soudaines amnésies qui émaillent les œuvres sarrautiennes sont vécues comme les signes d’une faiblesse physique. Le corps refuse alors de collaborer à la vie psychique et les trous de mémoire sont à l’origine de défaillances physiques ponctuelles. Ainsi, au tout début d’Ici, une voix anonyme tente de retrouver le nom d’une île, celui d’un arbre, puis celui d’un peintre. Peu importe l’objet ou l’identité du sujet disparu, seul l’effort vain de la mémoire est tenu pour responsable de l’angoisse :

(…) brusquement ces mots : ‘Comment il s’appelle déjà, cet arbre ?’… Mais ce n’est rien, une brève intrusion, une menace de destruction qui sera repoussée en une seconde… ‘C’est… c’est…’ le nom est là, il attend, tout prêt à accourir, il n’y a qu’à l’appeler…[2]

 La mémoire est perçue ici dans sa relation avec le corps ; ce dernier, entamé par l’oubli du mot exact, rend compte de la crainte de la déchéance physique et de la mort. Retrouver le mot oublié permettrait d’apporter « la preuve que les forces qui veillent ici sont toujours capables à elles seules, sans aide du dehors, de parvenir à refermer ce qui peut n’importe où, à n’importe quel moment s’ouvrir, laisser passer, se répandre ici ces exhalaisons… le souffle, l’haleine de l’absence irréparable, de la disparition… »[3].

Ceci est écrit par une Nathalie Sarraute presque centenaire lorsqu’elle compose Ici, son dernier ouvrage.

Pour des raisons similaires, le corps est appelé à la rescousse d’une mémoire capricieuse dans les récits woolfiens. Cette collaboration n’est pas sans inquiétude. Ainsi, le personnage fantaisiste Orlando tente en vain d’évoquer des sensations physiques afin d’organiser sa mémoire et son histoire vieille de quatre siècles :

‘Times has passed over me’, she thought, trying to collect herself; ‘this is the oncome of middle age. How strange it is! Nothing is any longer one thing. I take up a handbag and I think of an old bumboat woman frozen in the ice. Someone lights a pink candle and I see a girl in Russian trousers (…)’[4]

Lorsque le corps ne remplit plus ses fonctions, lorsqu’il est incapable d’étayer la mémoire, le personnage redoute d’être submergé par ses obsessions, comme une machine qui tournerait à vide. Le corps, annexé à l’esprit qui le domine, réagit par une gestuelle indomptée. Vertiges et évanouissements indiquent que le corps refuse d’assister la pensée en déroute. Dans Orlando, une léthargie, ou plutôt un état de transe, possède des vertus curatives. Le personnage émerge à chaque fois de ces étranges comas purifié et métamorphosé. La voix narrative, commentant ces transes répétées, suggère leur caractère suspect : « Has the finger of death to be laid on the tumult of life from time to time lest it rend us asunder ? »[5]. L’auteur se sent concernée par ces démissions du corps qu’elle généralise à un « nous » impersonnel. Il est vrai que Virginia Woolf ressentait ce type de malaise invalidant lorsqu’une nouvelle crise dépressive la coupait des autres, abandonnant ainsi le monde face à l’ampleur de la tâche entreprise, de l’œuvre à créer.

Nathalie Sarraute a également évoqué les effets pervers d’un corps déréglé à force de se plier aux exigences de la pensée. Un corps qui réagit par une gestuelle et des tics incontrôlables. Dans Tropismes surtout, on assiste aux mouvements désordonnés, syncopés, traduits par les insupportables « sautillements perpétuels » de celui qui cherche à communiquer avec autrui :

En arrière, en avant, en avant, en avant, et en arrière encore, maintenant mouvement tournant autour de lui, et puis encore sur la pointe des pieds, sans le quitter des yeux, et de côté et en avant et en arrière, pour lui procurer cette jouissance.[6]

En fait, le corps, malgré l’acharnement des textes à l’annexer à leur propre projet, tend à retrouver une nature indomptée et une expression qui lui soit personnelle. Alors, comme pour répondre aux manifestations intempestives du corps en mal de reconnaissance, le texte multiplie les métaphores qui mettent en scène un corps biologique, bien que celui-ci reste toujours dégradé, altéré dans ses fonctions.

Le corps, objet métaphorique

Collaborant au bon fonctionnement de l’esprit, le corps est alors métaphorisé. En effet, le texte sarrautien le charge d’exprimer les phénomènes de la conscience. C’est pourquoi les ravages de la maladie et de la déchéance physique sont destinés à métaphoriser cette matière mentale difficile à traduire dans le langage courant. Portrait d’un inconnu n’est pas avare en détails organiques : une « masse flasque de tissus sanguinolents qui gisent détachés du corps »[7], « une matière étrange, anonyme comme la lymphe, comme le sang, une matière fade et fluide qui coule »[8], « des chairs tuméfiées sous l’abcès qui couve »[9], ou encore, dans Entre la vie et la mort, « des engorgements, des poches, des tumeurs qui enflent, pèsent, tirent… »[10]. Le plus étrange est que ces manifestations d’un corps malade sont indolores. En fait, ces réactions intéressent les récits seulement en tant que métaphores physiques de malaises psychiques, de réactions nerveuses. Le traitement du corps dans les textes est à relier à un projet littéraire : comment écrire les troubles de l’esprit sinon en les traduisant en malaises physiques ? Rachel Boué, dans sa critique de l’œuvre sarrautienne, parle d’un corps utilisé comme un instrument narratif. Je la cite dans son ouvrage critique Nathalie Sarraute, la sensation en quête de parole : « Objet de métaphorisation, ou plus exactement de métonymie, le corps prête son corps au sens, faisant de lui un véritable nœud de fiction »[11].

Ainsi, les sentiments d’angoisse, de peur ne sont accessibles qu’à partir de certains symptômes physiques. Mais c’est un corps privé d’autonomie et de véritable expression, subordonné à la sensation. Le malaise physique est censé dire l’angoisse et la pensée obsessionnelle du père dans Portrait d’un inconnu :

l’angoisse, contenue en nous dans la journée, enfle et nous oppresse : c’est une masse pesante qui emplit la tête, la poitrine, dilate les poumons, appuie comme une barre sur l’estomac, ferme la gorge comme un tampon… Personne n’a su définir exactement ce malaise étrange.[12]

 On multiplierait les exemples dans l’œuvre de Sarraute où la rage de Gisèle du Planétarium devient une douleur physique intense, « comme un scalpel qui coupe sa chair »[13]. Plus loin, la fureur d’un père devient la douleur « qu’on éprouve quand on vous cautérise une plaie, quand on vous coupe un membre gangrené »[14]. Mais là encore le corps ne fait là qu’exprimer d’indicibles troubles mentaux.

On remarque que le corps dans les textes woolfiens est également chargé de révéler des troubles psychologiques. Le plus étrange est que ces troubles proviennent la plupart du temps d’une atrophie des sens. Le corps se charge de manifester ses propres manques, ses faiblesses, le texte revenant sur ces défaillances physiques. Ainsi Septimus, dans Mrs Dalloway, sombre dans la démence pour ne plus rien éprouver. La perte des sensations physiques, que l’œuvre traite également comme une impuissance sexuelle, suffit à condamner l’individu qui en est la victime à une solitude irrémédiable. La froideur physique est également le lot de Clarissa Dalloway : « she could not dispel a virginity preserved through childbirth which clung to her like a sheet […] She could see what she lacked »[15]. En réalité, le corps woolfien n’est jamais naturel et spontané, il est assujetti à un fragile équilibre mental.

La critique Maud Mannoni, dans son ouvrage sur la littérature féminine intitulé Elles ne savent pas ce qu’elles disent, voit dans ce traitement particulier du corps un des aspects caractéristiques de la volonté de l’auteur de s’extraire d’une réalité sociale marquée par une conduite sexuelle normative :

Les héroïnes de Virginia Woolf évoluent hors du corps, c’est la seule façon pour elle de s’affranchir de l’oppression du passé et de chercher de quoi désirer, dans l’âme des personnages créés à partir de ce qui de ce passé n’a pas cessé de la ‘tenir’, de la hanter.[16]

Maud Mannoni mesure ainsi, sur les récits, les conséquences de ce corps défaillant. Comme la critique justement se le demande, Virginia Woolf a-t-elle voulu s’affranchir de « l’oppression du passé », en l’occurrence d’avoir été victime de viol et d’inceste, en muselant l’expression du corps dans ses récits ? Il est vrai que les personnages avouant de façon plus ou moins implicite un problème sexuel sont nombreux dans ses fictions. Faut-il y voir la manifestation d’une aporie des sens qui se traduirait par un effet d’évanescence et d’irréalité dans ses fictions ? C’est aller dans le sens des détracteurs de Virginia Woolf, souvent taxée de froide, d’intellectuelle, de frigide : des associations d’idées qu’évidemment nous ne pouvons que condamner. De loin, on leur préfère l’analyse subtile de Viviane Forrester, qui parle de « scène sexuelle plurielle » dans les œuvres woolfiennes, notamment dans son essai La violence du calme :

Ainsi Virginia Woolf, taxée de frigidité, et qui habitait le monde comme on habite un corps. Tout, pour elle, tient de la scène sexuelle, mais dilatée, plurielle, reconduite dans l’espace et le temps, non plus limitée à certains lieux, certaines heures contrôlables ; capable de s’inscrire, de se prolonger ailleurs que dans l’autisme ou la pornographie – ou la reproduction, le contrat, la famille ; capable d’imprégner, d’érotiser toutes les heures, les espaces de la vie.[17]

 Pour autant, nous devons tout de même admettre que les textes woolfiens choisissent souvent de mettre au premier plan un corps douloureux et problématique, brimé et asservi.

Un corps problématique, capable de rébellion

Nathalie Sarraute, qui a souvent dénoncé une sexualisation abusive, crée des personnages surdéterminés par l’image qu’ils renvoient. La beauté physique, les clichés de bonheur et de réussite auxquels elle est associée n’ont cessé d’être dénoncés par Sarraute. Elle a tenté de tracer un espace de liberté où échapper à ce diktat d’une apparence codifiée serait salutaire. Ainsi, elle fait dire à un de ses personnages de Disent les imbéciles : « et puis non, ce n’est pas vrai, je le sais depuis toujours… moi je ne suis rien… personne, figurez-vous… un vide, un appel d’air… »[18]. Mais échapper au clivage entre les genres et aux préjugés sociaux implique de renoncer à avoir un corps. Impossible ou dangereux. Pourtant, ce fantasme consistant à déjouer la règle en se défaisant d’une identité physique et sexuelle ne va pas plus loin. Ce qui n’est pas le cas pour Virginia Woolf qui fait de la présence-absence un motif récurrent dans ses récits, montrant par là toute la fragilité de l’identité privée d’une enveloppe corporelle bien identifiée.

Mal à l’aise, dubitatifs à l’égard de leur propre représentation physique, les personnages woolfiens sont souvent la proie d’un sentiment de vacuité. Un sentiment qui peut remettre en cause la notion même d’existence. Dans The Years, Virginia Woolf fait dire à son personnage :

My life, she said to herself. That was odd, it was the second time that evening that somebody had talked about her life. And I haven’t got one, she thought. Oughtn’t a life to be something you could handle and produce ?[19]

Sous un certain éclairage, la vie semble se réduire… à rien. Elle se résume à un néant, un vide, à peine démenti par des caractéristiques physiques peu fiables, en métamorphose permanente. Alors, seul le regard des autres est peut-être à même de restaurer l’intégrité physique. Cependant les personnages risquent gros à ce jeu de reconstruction narcissique.

Nathalie Sarraute ne cède que rarement à l’analyse psychologique, se contentant de suivre le film des états de conscience. Pourtant, elle remarque le narcissisme dévastateur d’un personnage de Portrait d’un inconnu :

c’est cette extrême sensibilité à l’impression que les autres ont de lui, cette aptitude à reproduire comme une glace l’image que les gens lui renvoient de lui, qui lui donne toujours la sensation pénible, un peu inquiétante, de jouer avec tous la comédie, de n’être jamais ‘lui-même’.

Comme par mimétisme, le récit se perd lui-même dans le jeu des ressemblances, des masques interchangeables, fondé sur l’ambivalence des intentions des personnages qui sont, dans l’univers de Sarraute, « toujours à double face »[20]. Ce faisant, le personnage devient perméable à l’image qu’il renvoie. Il a perdu toutes barrières protectrices et se replie jusqu’à souhaiter disparaître, comme ce personnage d’Entre la vie et la mort : « Tout ce qu’il désire, c’est de n’être rien, comme autrefois, rien qu’un creux, une place vide où ils peuvent à leur guise s’installer, s’étaler… »[21]. Le pire est sans doute pour ces personnages à l’apparence modulable de se transformer au gré des impressions qu’ils produisent. Ainsi, un personnage de Portrait d’un inconnu va se sentir « tout petit, minuscule »[22], condamné à l’inexistence à cause de l’apparence imposante d’un autre. D’autres personnages, dans Martereau, sont soudain atteints par la galvanoplastie, devenant « de beaux objets bien polis, aux formes harmonieuses et nettes »[23], prisonniers d’une image trop lisse.

Les exemples seraient trop nombreux pour passer en revue toutes les métamorphoses physiques auxquelles sont soumis les personnages aussi bien chez Nathalie Sarraute que chez Virginia Woolf d’ailleurs, comme si le corps se rebellait en changeant d’apparences contre le rôle d’outil d’investigation qui lui est assigné. La métamorphose des personnages sarrautiens en de belles poupées bien présentables et les vacillements identitaires de l’androgyne woolfien sont à ce titre expressifs d’un malaise physique.

Dans Between the acts, Virginia Woolf va utiliser le subterfuge d’une représentation théâtrale, de ses déguisements, pour présenter l’aspect mimétique, interchangeable, des apparences physiques. Le public, réuni à l’occasion de la pièce de théâtre donnée par Miss La Trobe, se montre sous un jour peu flatteur. Une personne rit bruyamment du rire d’un geai, « the sudden laughter of a startled jay »[24]. Un autre s’esclaffe « like a horse whinnying »[25]. Le narrateur s’attache ainsi à l’allure physique d’un personnage, puisque celle-ci trahit des habitudes de comportement, mais aussi une misère personnelle.

Le narrateur use de cette animalisation du public afin de composer un autre spectacle en marge de la représentation théâtrale : un spectacle humain grotesque. Mais il ne s’agit pas là de verve fantaisiste comme dans Orlando ; au contraire, le bestiaire de Between the acts est morbide. Les animaux sont cruels : on y trouve un buffle, mangé des vers, « a bullock maggot-eaten in the sun »[26], ou une grive qui arrache à coups de bec les ailes d’un papillon, « as a thrush pecks the wings off a butterfly »[27]. Ils peuvent aussi être victimes comme ce poisson aux ouïes pleines de sang. Ils peuvent aussi être les deux. Ainsi ce serpent en train d’étouffer, « choked with a toad in its mouth […] A spasm made the ribs contract ; blood oozed. It was birth the wrong way round – a monstruous inversion »[28].

L’humain participe à ce monstrueux accouchement contre-nature, il collabore à l’action d’une nature hostile, meurtrière. Les frontières physiques entre l’humain et l’animal s’estompent. Le narrateur assure le lien et fait la jonction entre deux mondes en apparence inconciliables. Mais il lui arrive d’échouer dans cette fonction médiatrice et organisatrice de mondes opposés. Ainsi, la scène des miroirs, à laquelle la représentation théâtrale de Between the acts sert de prétexte, est révélatrice de la panique générale qui peut s’emparer d’une foule lorsqu’elle ne parvient pas à former un corps social.

Le public se voit soudain représenté sur scène par les multiples miroirs que lui présentent des enfants-acteurs. Il n’est plus que des morceaux, des fragments. La danse des miroirs, sorte d’apothéose finale de la pièce, devient une manifestation hystérique d’un corps désarticulé. Ce ne sont pas seulement les susceptibilités qui sont atteintes par ce viol des images individuelles, mais l’idée même d’apparence physique, de corps individuel, si rassurante, est mise à mal par ce spectacle sauvage.

Tels que les personnages de Sarraute qui se réfèrent aux images rassurantes de perfection des poupées pour retrouver « une bonne matière solide sur laquelle on tient d’aplomb », comme l’auteur le fait dire au narrateur de Martereau, les personnages woolfiens sont forcés de se conformer à un modèle social pour échapper à la mise à mal de leurs apparences. Solidaires, les narrateurs ne s’entêtent pas dans leurs visions marginales, ils essaient néanmoins d’adapter celles-ci à une vision plus conventionnelle, évitant par là-même au texte de sombrer dans l’incohérence. Ils auront montré l’aspect aléatoire des représentations physiques, subordonnées à des attentes sociales et à des représentations figées.

La langue originelle au secours des sens

Le corps chez Woolf et Sarraute est donc toujours malmené. S’il se rebelle, c’est toujours dans la parodie, dans le mimétisme avec des objets ou des animaux. Pourtant, les romans vont mettre en scène des moments de libération où le corps semble se libérer de ce qui l’entrave, quitte à revenir aussi vite à son état initial de corps asservi. Cette libération aussi subite que ponctuelle, que j’appelle transgression, passera par la découverte de langues originelles qui préexistent à la logique d’un discours policé et canalisé par une pensée rationnelle. Les textes vont mettre à jour un stade préverbal que la pensée rationnelle a oublié. En ressuscitant une deuxième langue, un deuxième discours, le bilinguisme sarrautien et le dialogisme woolfien cherchent à révéler, en termes linguistiques, les lacunes d’un langage officiel qui s’est définitivement coupé d’un certain rapport au corps.

Atteints de logorrhées ou enfermés dans un long mutisme, les personnages sarrautiens ne parviennent pas à vaincre une fatalité qui pèse sur le langage. Celui-ci semble donc condamné à l’insignifiance, remplacé par ce que la critique Rachel Boué a appelé la « gesticulation éloquente » dans son essai Nathalie Sarraute, la sensation en quête de parole. Malgré cela, il arrive que l’intrusion d’un langage autrement investi, d’une langue étrangère, rompe un certain usage de la parole, usage trop familier et qui n’est plus apte à exprimer l’intensité d’une sensation. Dans Enfance, le recours à l’allemand, une langue que l’enfant ne se souvient pas avoir apprise, pour proférer une menace, va renverser le rapport d’autorité. La langue étrangère, dans son usage exceptionnel, fait figure de langue originelle, elle instaure un rapport particulier aux mots, au pouvoir dont ils sont investis.

Variante du bilinguisme sarrautien, les langues discréditées s’imposent dans les romans woolfiens et cela malgré l’omniprésence d’un discours officiel. Ainsi, le langage animal fait irruption dans la pièce de Miss La Trobe de Between the acts : « From cow after cow came the same yearning bellow. The whole world was filled with dumb yearning. It was the primeval voice sounding loud in the ear of the present moment »[29]. Le langage animal, primitif est à entendre comme la plus expressive des pulsions. Un langage perdu pour l’entendement humain car son usage s’est peu à peu soumis à des codes inflexibles. C’est cette langue perdue, au plus proche des sensations, que le peintre Lily Briscoe, de To the Lighthouse, tend à retrouver : « for it was not knowledge but unity that she desired, not inscriptions on tablets, nothing that could be written in any language known to men »[30]. Cette langue vierge des conformismes de la pensée est précisément celle qui est la plus apte à restituer un rôle souverain au corps. Dans The Waves, Bernard se prend à rêver à une telle langue sensuelle : « I begin to long for some little language such as lovers use, broken words, inarticulate words, like the shuffling of feet on the pavement »[31].

Ce langage pur, plus pertinent dans l’expression des sensations physiques, est convoité par les artistes, mais il n’est pas facile à maîtriser. Souvent, ce sont les voix intérieures qui chantonnent ce langage naïf, sans pour autant être écoutées ni entendues par personne. Si les textes narratifs s’en font l’écho, ces voix intérieures, silencieuses pour les autres, connaissent le même sort que les manifestations du langage animal, couvertes par le bruit des conversations mondaines et par les discours dogmatiques. Or, le mutisme et la castration ne sont pas tellement éloignés. Ainsi, Septimus, le fou de Mrs Dalloway, s’est coupé d’un usage normé de la langue. Il est condamné à la folie et à l’impuissance pour avoir accordé du crédit à ces voix folles qui le poussent au suicide.

En fait, cette langue primitive, dont certains ont gardé en mémoire les particulières inflexions, est frappée d’interdit. Elle représente pourtant une échappatoire aux seules langues reconnues et admises et la possibilité de restaurer un corps souverain, non asservi aux codes et usages de la société. Chantal Chawaf, dans son ouvrage Le corps et le verbe, sous-titré « La langue en sens inverse », signale ce rapport entre corps et langage :

Entre le corps et le langage, il manque une médiation. Celle de cette langue (…) qui est à mi-chemin entre le langage et la chair parce qu’elle est un peu des deux, qu’elle n’est isolée ni de l’un ni de l’autre et que loin de représenter une coupure, un coup de couteau, un crime contre la vie, elle cicatrise, elle sert de lien vivant pour recoudre l’être morcelé, les chairs et les mots qui se déchiquetaient eux-mêmes et laissaient apparaître un creux, un vide angoissant, mortel.[32]

Il est probable que les œuvres de Virginia Woolf et de Nathalie Sarraute aient avant toute chose ce point commun de chercher à réconcilier le corps et le langage : deux entités que la littérature et la pensée ordinaire ont pris l’habitude d’opposer. Elles défendent un corps non brimé, expressif en lui-même, apte à restituer l’expression des sens, un corps dépouillé des interdits et des clichés.

Bibliographie

CHAWAF Chantal, Le corps et le verbe. La langue en sens inverse, Paris, Presses de la Renaissance, « Les essais », 1992.

FORRESTER Viviane, La violence du calme, Paris, Seuil, Points, 1980.

MANNONI Maud, Elles ne savent pas ce qu’elles disent, Paris, Denoël, 1998.

SARRAUTE Nathalie, Entre la vie et la mort, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, «  La Pléiade », 1996.

—, Mrs Dalloway, London, Penguin books, 1992. Mrs Dalloway, Paris, Stock, « Le livre de poche », 1990, traduction Simone David.

WOOLF Virginia, Between the acts, London, Penguin Books, 2000. Entre les actes, Paris, Stock, « Le livre de poche », 1986, traduction Charles Cestre.

—, Orlando, a biography, London, Penguin books, 1993. Orlando, Paris, Stock, « Le livre de poche », 1985, traduction Charles Mauron.

—, The Waves, London, Penguin books, 1992. Les Vagues, Paris, Stock, Livre de poche, 1974, traduction Marguerite Yourcenar.

—, The Years, London, Penguin books, 1968. Années, Œuvres romanesques, tome 3, Paris, Stock, 1979, traduction Germaine Delamain.

—, To the Lighthouse, London, Penguin books, 1992, p. 57. La Promenade au phare, Œuvres romanesques, tome 2, Paris, Stock, 1979, traduction Maurice Lanoire.

Nelly Fray

Université Michel de Montaigne, Bordeaux 3

POUR CITER CET ARTICLE Nelly Fray, « Du corps transgressif au non-sens dans les œuvres de Virginia Woolf et Nathalie Sarraute », Nouvelle Fribourg, n. 1, juin 2015. URL : https://www.nouvelle-fribourg.com/archives/du-corps- transgressif-au-non-sens-dans-les-oeuvres-de-virginia-woolf-et- nathalie-sarraute/

 

NOTES

1 Nathalie Sarraute, Entre la vie et la mort, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1996, p. 623.

2 Nathalie Sarraute, Ici, Op. cit., p. 1297.

3 Ibid., p. 1299.

4 Virginia Woolf, Orlando, a biography, London, Penguin books, 1993, p. 232. Orlando, Paris, Stock, « Le livre de poche », 1985, traduction de Ch. Mauron, p. 325-326 : « Le temps a passé sur moi, songea-t-elle en essayant de rassembler ses pensées. Et voici venir l'âge mûr. Que c'est étrange ! Rien n'est plus ce qu'il était. Je prends un sac à main et je pense à une vieille marchande des quatre saisons gelée sur son bateau dans la glace. Quelqu'un allume un cierge rose et je vois une jeune fille en culottes russes ».

5 Ibid., p. 53.: « Faut-il que le doigt de la mort, de temps à autre, se pose sur le tumulte de la vie pour l'empêcher de nous foudroyer ? », Ibid., p. 81.

6 Nathalie Sarraute, Tropismes, Op. cit., p. 8.

7 Nathalie Sarraute, Portrait d'un inconnu, Op. cit., p. 62.

8 Ibid., p. 66-67.

9 Ibid., p. 115.

10 Nathalie Sarraute, Entre la vie et la mort, Op. cit., p. 51.

11 Maud Mannoni, Elles ne savent pas ce qu’elles disent, Paris, Denoël, 1998, p. 25.

12 Nathalie Sarraute, Portrait d'un inconnu, Op. cit., p. 106-107.

13 Nathalie Sarraute, Le Planétarium, Op. cit., p. 412.

14 Ibid., p. 498.

15 Nathalie Sarraute, Mrs Dalloway, London, Penguin books, 1992, p. 95. Mrs Dalloway, Paris, Stock, « Le livre de poche », 1990, traduction de S. David, p. 44 : « Elle ne pouvait se dépouiller d'une virginité conservée à travers l'enfantement, qui tenait à elle comme un linceul (…) Elle savait ce qui lui manquait ».

16 Maud Mannoni, Op. cit., p. 25.

17 Viviane Forrester, La violence du calme, Paris, Seuil, Points, 1980, p. 49.

18 Nathalie Sarraute, Disent les imbéciles, Op. cit., p. 47.

19 Virginia Woolf, The Years, London, Penguin books, 1968, p. 294. Années, Œuvres romanesques, tome 3, Paris, Stock, 1979, traduction de G. Delamain, p. 413 : « Ma vie, songeait-elle. C'est étrange. Pour la seconde fois ce même soir quelqu'un lui parlait de sa vie. Et je n'en ai pas, se dit-elle. La vie ne doit-elle pas être une chose qu'on peut manier et présenter ? ».

20 Nathalie Sarraute, Portrait d'un inconnu, Op. cit., p. 100.

21 Nathalie Sarraute, Entre la vie et la mort, Op. cit., p. 676.

22 Nathalie Sarraute, Portrait d'un inconnu, Op. cit., p. 101.

23 Nathalie Sarraute, Martereau, Op. cit., p. 283.

24 Virginia Woolf, Between the acts, London, Penguin Books, 2000, p. 96. Entre les actes, Paris, Stock, « Le livre de poche », 1986, traduction de Ch. Cestre, p. 84 : « Le rire d’un geai qu’on fait s’envoler. »

25 Ibid., p. 137. Ibid., p. 133 : « Comme un cheval qui hennit ».

26 Ibid., p. 36. Ibid., p. 16 : « Ce buffle, mangé des vers, au soleil ».

27 Ibid, p. 27. Ibid., p. 5 : « cette grive (…) qui arrache à coups de bec les ailes d’un papillon ».

28 Ibid., p. 89. Ibid., p. 89 : « (…) il y a un serpent. Mort ? Non, en train d’étouffer, avec un crapaud dans le gosier. Le serpent ne peut pas avaler ; le crapaud ne peut pas mourir. Un spasme lui contracte les côtes ; du sang suinte. C’est l’inverse d’un accouchement – quelque chose de monstrueux ».

29 Virginia Woolf, Beetween the acts, Op. cit., p.165. Entre les actes, p. 131 : « Les vaches, l’une après l’autre, lancent le même mugissement plaintif. L’espace tout entier s’emplit de leur supplication muette. C’est la voix des temps primitifs qui retentit dans le présent ».

30 Virginia Woolf, To the Lighthouse, Penguin books, 1992, p. 57. La Promenade au phare, Œuvres romanesques, tome 2, Paris, Stock, 1979, traduction de M. Lanoire, p. 370 : « Car ce n’est pas la connaissance mais l’unité qu’elle désirait, non point des inscriptions sur des tablettes, rien qui ne pût être écrit dans un langage connu des hommes ».

31Virginia Woolf, The Waves, London, Penguin books, 1992, p. 183. Les Vagues, Paris, Stock, Livre de poche, 1974, traduction de M. Yourcenar : « Je commence à rêver d’un langage naïf comme celui qu’emploient les amants, de mots sans suite, de mots inarticulés, pareils au bruit trainant des pas sur le pavé », p. 258.

32 Chantal Chawaf, Le corps et le verbe. La langue en sens inverse, Paris, Presses de la Renaissance, « Les essais », 1992, p. 130-131.

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