ISSN 2421-5813

Death could drop from the dark
As easily as song –
But song only dropped
Like a blind man’s dreams on the sand
By dangerous tides,
Like a girl’s dark hair for she dreams no ruin lies there,
Or her kisses where a serpent hides.

Isaac Rosenberg, « Returning, we hear the larks »

L’habitude au travail de recherche scientifique et littéraire, qui nous voit souvent penchés sur des livres et isolés dans un endroit clos comme un studio ou une bibliothèque, aurait dû adoucir la pesanteur de ce long confinement. En fait, les heures de lecture, d’écriture et de réflexion qui constituent notre quotidien peuvent être considérées comme un exercice constant de solitude, que la vitalité de l’enseignement et les obligations de la sociabilité académique arrivent à percer, en nous reconduisant au milieu des autres.

Dans cet isolement, nous nous sommes retrouvés dénués de nos instruments privilégiés, ces livres dont l’absence a ralenti, sinon compromis, nos projets – la remise de nos thèses, la publication de nos articles, la présentation de notre recherche à l’un des nombreux colloques qui ont été renvoyés ou annulés au cours de ce printemps. Pour beaucoup d’entre nous, cette situation a congelé des opportunités de travail, en nous laissant dans l’incertitude par rapport à l’avenir. Pourtant, dans cette mise en abyme de la solitude qu’est le confinement, le jeu de correspondances entre la situation-cadre et son image miroitée et répétée à l’infini a été imparfait. Quelque chose de cette solitude nous a touchés et effrayés profondément. Une question alors se pose : l’étude solitaire de la littérature nous fait-elle vraiment fraterniser avec la solitude ?

Pour réfléchir autour de cette question, il nous faut des livres. Certains d’entre nous pourraient réfléchir en citant par cœur des ouvrages aimés ou tout simplement étudiés, où seraient énoncés par les artistes eux-mêmes des propos utiles à cette finalité. Pour ceux qui ont mauvaise mémoire comme moi, le défi est plus grand : je veux arriver à retrouver des repères dans le cercle restreint d’ouvrages que je tiens chez moi dans l’attente de pouvoir réunir toute ma collection livresque dans un seul endroit, collection qui est à présent éparpillée dans deux continents. Comme pour Robinson Crusoé, jeté sur une île inconnue où il a le choix de se débrouiller ou mourir, il nous faut conquérir la salvation par les moyens que nous avons à portée de main, sans espérer que la Bible nous tombe du ciel. Voyons donc ce que nous avons à disposition.

Le confinement et la peur de la maladie ont mêlé inextricablement la dimension individuelle et collective, si bien qu’à la suite des impositions dictées par les gouvernements les gens ont tout d’abord réagi par le quasi-effacement de leur individualité en faveur d’une cause de force majeure. Albert Camus a bien cerné cet effet de la catastrophe dans le texte qui, plus que tout autre évidemment, nous parle aujourd’hui, et que j’ai la chance d’avoir chez moi. Selon les mots du narrateur de La Peste, la maladie devient bientôt l’affaire de tous:

Une des conséquences les plus remarquables de la fermeture des portes fut, en effet, la soudaine séparation où furent placés des êtres qui n’y étaient pas préparés. (…) Car la fermeture s’était faite quelques heures avant que l’arrêt préfectoral fût publié, et, naturellement, il était impossible de prendre en considération les cas particuliers. On peut dire que l’invasion brutale de la maladie eut pour premier effet d’obliger nos concitoyens à agir comme s’ils n’avaient pas de sentiments individuels.[1]

Le roman, en suivant les destins de ses protagonistes, n’ignore jamais la collectivité dont ils font partie. Le titanisme de l’individu face à l’épidémie résulte vain au sein d’un combat qui met constamment vis-à-vis de la mort. L’obsession de Bernard Rieux pour les chiffres, la courbe des infectés, l’évolution des symptômes, assène au lecteur les coups d’un fatalisme désespéré, en l’obligeant à reconnaître, de manière purement descriptive et non plus sacralisante, la présence de la mort. L’une des scènes centrales du roman est sans doute celle de la longue conversation entre Rieux et Jean Tarrou, homme absurde et révolté, au cours de laquelle ce dernier expose le contrepoint invisible de l’intrigue, c’est-à-dire la pestilence morale de ceux qui acceptent que des injustices soient perpétrées chaque jour sans s’y opposer.  

Notre exposition récente à la mort a été de différents types. D’un côté nous avons les chiffres des victimes du Covid-19, cachées au moment de leur décès même aux parents les plus proches : une mort secrète, invisible, vue seulement par les opérateurs sanitaires – les gardiens de ce plus grand secret, les aèdes de la mort, comme Thomas Rémige dans Réparer les vivants (2014), qui prépare le corps du jeune Simon après le prélèvement du cœur pour l’enterrement, pour le restituer ainsi à ses parents ; de l’autre côté, nous avons la gratuité ciblée des abus des forces de police aux États-Unis, par exemple, où la violence de système vers les afro-américains est documentée, filmée, transmise et retransmise à la télé et sur internet, surexposée et à disposition de tous. Cela entraîne des paradigmes de relation à la mort différents entre eux, puisque chaque image, chaque témoignage et chaque histoire individuelle implique l’interposition d’un niveau de négociation entre nous et elle. La littérature, en interposant son discours entre ces deux pôles, négocie pour nous, elle aussi, notre rapport à la mort.

Assister à la souffrance terminale de l’autre est un topos littéraire fécond : ce spectacle gêne Ferdinand Bardamu dans Voyage au bout de la nuit, lorsqu’il veille sur Léon Robinson, l’ami-double, au moment de son effondrement final. Celui-ci, de son point de vue privilégié tout proche de la disparition totale, porte son regard sur les autres – sur l’Autre qui est devant lui – et ce regard est impitoyable. Léon se demande, nous dit Bardamu, « [s]’ils avaient pas changé un peu les hommes, en mieux, pendant qu’il avait vécu, s’il avait pas été des fois injuste sans le vouloir envers eux »[2]Doit-il y avoir forcément un progrès moral après la chute ? Nous nous demandons la même chose encore aujourd’hui, spécialement aujourd’hui. Céline n’est pas indulgent avec son protagoniste :

[Léon] devait chercher un autre Ferdinand, bien plus grand que moi (…) Mais il n’y avait que moi, bien moi, moi tout seul, à côté de lui, un Ferdinand bien véritable auquel il manquait ce qui ferait un homme plus grand que sa simple vie, l’amour de la vie des autres. De ça, j’en avais pas, ou vraiment si peu que c’était pas la peine de le montrer. J’étais pas grand comme la mort moi.[3]

L’auteur joue (d’un jeu très sérieux pourtant) avec l’anti-héroïsme de son avatar littéraire, en avouant ce que plusieurs parmi nous ont peut-être nié à eux-mêmes au cours de ces semaines, lorsqu’on s’imaginait les médecins à travailler jour et nuit, lorsque les images des camionnettes de l’armée italienne transportaient des dizaines de cadavres à la fois, lorsqu’à New York on creusait des fosses pour les victimes du Covid-19 : que nous ne sommes même pas à la hauteur d’une telle tragédie, que souffrir réellement pour quelqu’un d’autre n’est pas du tout l’affaire de tous, pour reprendre les mots de Camus.

Marcel Proust garde une position ambivalente face à la mort : il nous dit que la mort installe définitivement l’autre en nous, comme le narrateur de la Recherche l’affirme dans ces pages déchirantes sur la perte de la grand-mère, auxquelles les spécialistes se réfèrent d’habitude comme aux « Intermittences du cœur ». Ces pages ne font pas qu’instiller définitivement l’idée de la mort dans la pensée du protagoniste, elles suggèrent aussi que la mort complète l’œuvre de la vie en dévoilant une amère vérité : l’autre demeure une illusion qui s’adapte à la nature changeante de nos désirs. En d’autres termes, la mort achève de nous démontrer que l’expérience de l’autre est une forme d’aliénation subjective.

Cependant, quelque chose nous conforte : l’impossibilité de garder sa froideur, fût-ce pour reconnaître que nous ne sommes pas dignes de la mort, puisque « la vulnérabilité qui ose se découvrir nous engage étroitement »[4]. Elle finit toujours par le faire. Le credo de René Char est nourri de l’indignation face à la pestilence absolue de nos temps, c’est-à-dire le nazisme. Sa poésie saxifrage appelle ainsi à l’action, non à une observation fidèle et passive de son temps : « Tu ne peux pas te relire mais tu peux signer »[5], dira le poète-maquisard lorsqu’il écrit « dans la tension, la colère, la peur, l’émulation, le dégout, la ruse, le recueillement furtif, l’illusion de l’avenir, l’amitié, l’amour »[6]pendant qu’il combat pour libérer la France occupée.

Souffrir pour tous, c’est peut-être l’affaire du poète, donc. Sa vocation, celle de prendre des bains de foule, comme l’enseigne Baudelaire, est le cœur de sa générosité, voire sa mission. María Zambrano décrit très bien ce sentiment d’identification et d’ouverture sur l’autre dans sa réflexion sur philosophie et poésie :

Il poeta ha da sempre saputo ciò che il filosofo ha ignorato, cioè che non è possibile possedersi da sé. (…) L’attualità piena di ciò che siamo è possibile unicamente in vista di un’altra cosa, di un’altra presenza, di un altro essere che abbia la virtù di porci in essere. (…) Da sempre il poeta sapeva che avrebbe conseguito l’unità solo uscendo da sé.[7]

Le poète chercherait donc une quelque forme d’unité, que Zambrano, fidèle au mythe platonicien de l’androgyne, compare avec l’amour romantique qui pousse à sortir de soi pour déborder dans l’autre. Un écrivain qui craint la désagrégation de l’être aussi bien que de l’espace poétique est sans doute Paul Éluard, dont la poésie constitue la tentative d’opérer la possession immédiate d’un univers dans l’instant d’un regard inspiré. Il ne s’agit pas de créer un espace, mais d’en maîtriser un déjà existant, comme le souligne Jean-Pierre Richard (dans Onze études sur la poésie moderne, 1964). Dans cet espace personnes et choses réagissent également au poète : « Du moi au toi, du moi et du toi à l’objet que heurte notre échange, et de cet objet à tous les autres objets qui l’environnent, la relation ne diffère que peu »[8]Adaptation mutuelle des formes entre elles, de la parole à la forme des choses et des êtres, et vice-versa, la poésie d’Éluard implique l’autre sans forcément s’engager, elle rappelle les hommes à leur unité en essayant de tout engainer, c’est-à-dire en existant de la seule façon dont elle peut exister : « Entre des arbres et des barrières, / Entre des murs et des mâchoires, / Entre ce grand oiseau tremblant / Et la colline qui l’accable, / L’espace a la forme de mes regards »[9]. Et c’est bien dans ce poème au titre emblématique, « Ne plus partager », qu’il exprime cette angoisse de la désagrégation, qui n’est que la menace d’un hiatus entre vision poétique et réalité : « Tous les ponts sont coupés, le ciel n’y passera plus / Je peux bien n’y plus voir »[10].

La rupture des relations qui serrent les choses et les êtres dans l’étreinte du vers est l’ombre jetée sur le monde dans les moments de crise. Eugenio Montale, dans son recueil La Bufera ed altro (1954), réfléchit aux dégâts d’une réalité chaotique, bouleversée par la deuxième Guerre Mondiale, avec un sens encore plus aigu de la relation (ou corrélation objective, selon la terminologie appliquée souvent par la critique) avec l’objet, interpellé pour ancrer le moi à une idée plus qu’à une identité unitaire. Dans « Personae separatae », par exemple, cette fracture ontologique se manifeste dès le titre – décomposition et recomposition oxymorique d’une expression théologique qui affirme l’unité de l’individu en la niant juste après :

            ciò che manca,
e che ci torce il cuore e qui m’attarda
tra gli alberi, ad attenderti, è un perduto
senso, o il fuoco, se vuoi, che a terra stampi,
figure parallele, ombre concordi,
aste di un sol quadrante i nuovi tronchi
delle radure e colmi anche le cave
ceppaie, nido delle formiche. Troppo
straziato è il bosco umano[11] 

Comme dans de nombreux poèmes de Montale, le réel avec ses objets est le réservoir du sens possible. Si la confirmation de l’existence par l’objet manque, l’affirmation positive de soi est compromise. L’appel au « tu », cet autre qui revient toujours dans la poésie de Montale, introduit une dimension relationnelle presciente, qui permet à la fois la reconnaissance de l’existant et de notre existence face à lui, en dépit de l’ignorance dans laquelle nous sommes plongés par rapport au destin des hommes. Cependant, la crise que traverse l’humanité à la suite du conflit met en péril le seul sens possible – celui de notre reconnaissance mutuelle : « Ti guardo / in un molle riverbero. Non so / se ti conosco ; so che mai diviso / fui da te come accade in questo tardo / ritorno. Pochi istanti hanno bruciato / tutto di noi : fuorché due volti, due / maschere che s’incidono, sforzate, di un sorriso »[12].

Au moment où la fracture identitaire se fait évidente, la vérité se cache et disparaît dans le brouillard d’une douleur subjective. La recherche de l’autre, nous disions, se pose comme l’incontournable miroir de ce vide ontologique, que la poésie arrive parfois à combler. C’est la sensation qu’éprouve Camus en lisant les poèmes de René Char, sensation dont il nous laisse un heureux témoignage. Les mots du poète remplissent ainsi « une place vide, un creux », le lieu d’une quête existentielle, morale et politique qui, dans l’après-guerre, se fait de plus en plus profonde chez l’écrivain, et s’accomplit dans le cycle de la révolte. Qu’en est de la vie face à l’absurde ? C’est de ne pas être seul à la contempler : « si nous sommes malheureux, du moins nous ne sommes pas privés de vérité. Cela, je ne le saurais pas tout seul. Simplement, je le sais avec vous »[13]écrit-il à son ami poète et résistant.       

La crise demande alors la relation, l’échange, la présence : le message universel de la poésie semble prendre la forme d’une invitation au partage. Mais cette invitation est-elle réellement ouverte à toute l’humanité ? En principe, nous dirions que oui – la poésie ne fait pas de distinctions en tant que fait esthétique. La réalité, pourtant, est différente : la poésie en tant que fait historique se brise dans des centaines de phénomènes fondés sur une affirmation de pouvoir. La réflexion globale sur le racisme, qui a commencé récemment aux États-Unis pour toucher les consciences du monde occidental, nous engage évidemment comme chercheurs et pédagogues. Il y a quelques jours, une amie et collègue de l’Université de Chicago m’a posé une question à laquelle nous tous devrions réfléchir : de quelle façon les textes canoniques, étudiés déjà à partir du lycée, ont-ils contribué à la transmission d’une attitude qui a fini par déterminer l’exclusion, la discrimination ou la dévalorisation de certains groupes sociaux ? Autrement dit, notre mission pédagogique ne devrait-elle pas se focaliser aussi sur la problématisation des contenus des œuvres littéraires face à un public d’étudiants de plus en plus diversifié du point de vue socio-économique et culturel ? Et encore, nous interrogeons-nous sur notre position par rapport à des comportements et à un langage qui sont déployés dans des textes hérités comme les textes sacrés d’une culture nationale, présentés souvent par des enseignants qui ne reçoivent pas l’entraînement pédagogique nécessaire à en faire jaillir la discordance avec la configuration de notre monde actuel ? Un tel questionnement serait tout à fait fidèle à la vocation universelle de la poésie que nous célébrons ici et depuis nos autels universitaires, avec l’espoir qu’elle soit finalement accessible à tous, non à une communauté idéale, mais à la communauté réelle des lecteurs auxquels nous nous adressons.

La personne qui écrit croit en la primauté du fait esthétique, se reconnaît dans une approche d’analyse stylistique et déteste l’idée d’une morale externe imposée aux livres. Surtout, cette personne croit que l’un des devoirs de la littérature est précisément celui de représenter le mal dans toutes ses formes et que ce n’est pas à elle de le condamner. Au contraire, le mal constitue l’un des attraits principaux de l’œuvre littéraire, comme le démontre, par exemple, le travail de Massimo Fusillo et Stefano Ercolino sur l’empathie négative, centré aussi sur l’intermédialité du phénomène[14]Et pourtant, faut-il ignorer le fait que notre culture, si imparfaite, si pleine d’idoles intouchables et de martyrs douteux, est aussi le véhicule d’une série de modèles de comportement nuisibles à qui en est exclu ? Je n’ai pas de réponse, mais le débat mériterait d’être approfondi, moins du point de vue de la réception générale de l’œuvre d’art que du point de vue strictement pédagogique.

D’ailleurs, l’envers de la relation est l’exclusion : les dernières semaines nous ont appris à reconnaitre, avec une force inouïe, à quel point certaines voix souffrent d’une marginalisation systématique. Un auteur qui a parlé de ces deux phénomènes comme de deux aspects d’un même problème, Édouard Glissant, nous rappelle que c’est des lieux marginalisés que peut démarrer la critique de l’Être, ou, comme il l’explique dans son Traité du Tout-Monde, du mythe de « [l]’idée de l’identité comme racine unique », au nom de laquelle des communautés « furent asservies par d’autres, et au nom de laquelle nombre d’entre elles menèrent leurs luttes de libération »[15]La réfraction de notre identité, projetée sur plusieurs surfaces qui nous restituent une image multiple et, parfois, déroutante de nous-mêmes, ne doit pas nous effrayer, ni individuellement, ni collectivement.

Attaquer le dogme de la recherche de l’unité est peut-être ce qui peut aussi raviver l’idée de relation, cette idée dans laquelle la poésie a vu sa propre image, en essayant de sortir du paradigme narcissique de la création. Un autre témoignage qui va dans la même direction est celui de Tony Kushner, auteur de la pièce théâtrale Angels in America (1991-1993), dans laquelle trouvent leur place des thèmes comme l’homosexualité et le SIDA, tabous de l’époque. Cette pièce très célèbre, divisée en deux parties, n’a pas souffert d’une marginalisation malgré le sujet représenté ; au contraire, elle a connu un succès incroyable et a considérablement marqué l’histoire culturelle et théâtrale américaine. En réfléchissant à son propre travail, Kushner condamne le contexte sociopolitique qu’il cherche à portraiturer dans sa pièce, c’est-à-dire les différents visages de l’individualisme américain des années 80, et il le fait par des mots qui gardent encore toute leur puissance :

Americans pay high prices for maintaining the myth of the Individual: We have no system of universal health care, we don’t educate our children, we can’t pass sane gun control laws, we elect presidents like Reagan, we hate and fear inevitable processes like ageing and death.[16] 

Il se réfère ensuite aux pièces que Bertolt Brecht avait écrites pendant son séjour à Berlin, sous la république de Weimar, lorsqu’il considère de s’approcher du socialisme et approfondit son étude du marxisme : « The principal subject of these plays was the painful dismantling, as a revolutionary necessity, of the individual ego »[17]En même temps, Brecht refuse d’adhérer au modèle de l’artiste solitaire, tout en revendiquant sa place dans le panthéon des génies littéraires allemands. En parlant de Brecht, Kushner souligne la nécessité de détruire le moi individuel pour nager dans la mer plus vaste de la communauté, où les intérêts de tous soient pris en considération, et non seulement les intérêts des happy few

L’effacement de la personnalité individuelle est une expérience douloureuse, comme le remarque Kushner, et elle est souvent associée à des expériences traumatiques. Parfois, cet effacement cause la perte de foi en la parole, exactement à cause de la coupure des relations déshumanisante qui l’accompagne. Comment peut-on témoigner d’un événement qui bouleverse l’ordre moral du monde, comme, par exemple, l’extermination des juifs par le Troisième Reich ? C’est la connaissance inutile que Charlotte Delbo décrit dans sa trilogie sur la déportation :

Je suis revenue d’entre les morts
et j’ai cru
que cela me donnait le droit
de parler aux autres
et quand je me suis retrouvée en face d’eux
je n’ai rien eu à leur dire
parce que
j’avais appris
là-bas
qu’on ne peut pas parler aux autres.[18]

La fréquentation de la mort dans le quotidien nous comble d’un sentiment de saturation de sens, qui frôle inévitablement le non-sens. La perception aiguë du non-sens est un sentiment que l’après-guerre explore justement par rapport au bouleversement moral du génocide, en particulier lorsque cet évidement total doit faire face à la plénitude brutale du développement industriel et à la reprise économique, qui désertifient les relations aux autres aussi bien qu’au réel, en causant une forme toute particulière d’aliénation. Je pense à cette image emblématique de Monica Vitti dans L’Eclisse (1962), pour qui tout, personnes et objets, est aplati sur le plan unique de l’épuisement existentiel :

Par conséquent, réaffirmer la priorité des relations sur l’individualisme devient le seul ancrage possible au sens, même face à l’effacement physique. La facilité de la mort qui nous a hantés pendant ces quatre derniers mois nous ramène à cette double tension de la poésie, donc : d’une part, tension vers l’unité de l’être individuel, de l’autre, création d’une communauté potentiellement sans limites, où l’être se perd dans l’autre.

En fouillant dans les livres de cette bibliothèque limitée, nous découvrons donc que notre constante exposition individuelle et collective à la mort est analysée dans les plus minutieux détails, et que l’abdication de soi est le pas douloureux et nécessaire pour rejoindre l’autre dans sa souffrance. Nous sommes au-delà du subjectivisme radical moderniste – celui de Proust, par exemple – et en deçà d’une communion universelle que la littérature cherche toutefois à garantir en tant qu’art de vivre. D’autre part, c’est une naïveté de penser à l’amour du prochain comme à une solution ou une alternative à la cessation de l’être. Auden l’a compris peut-être avec un peu de retard lorsqu’il a réfuté son vers célèbre, contenu dans le poème « September 1, 1939 » : « We must love one another or die ». En excluant ce poème des recueils successifs publiés de son vivant, l’auteur reconnaît implicitement que l’amour-poésie ne nous sauvera pas de la mort.

La poésie ne peut qu’être le chant qui nous y accompagne tous, par le vertige d’identification qu’elle inflige à ses lecteurs. Nous voudrions revenir ainsi sur l’épigraphe de notre éditorial, tirée de l’œuvre d’Isaac Rosenberg, poète des tranchées. Ces vers, à la manière d’Ungaretti, arrivent à saisir le sentiment de suspension face à la possibilité de la mort, qui pourrait frapper « easily », facilement, encore une fois. Le danger de la mort, pourtant, n’est rien face à la beauté du chant. Alors, la poésie ne comble pas les attentes d’un monde idéal ; elle nous permet de fraterniser avec les espaces, la nature, les objets, les êtres humains dans l’ici et le maintenant, pour ténébreux qu’ils puissent paraître. La poésie est solution de vie plus que consolation de mort. Elle est appelée à refaire le monde d’ici-bas – vieille ambition rimbaldienne et encore valable, pour ce qui nous concerne. Au moins faudrait-il trouver une nouvelle façon de parler du monde d’ici-bas lorsqu’il nous laisse aphasiques, en proie à l’insuffisance du langage face aux pertes et aux injustices. C’est une question qui a été soulevée plusieurs fois, par exemple après l’explosion survenue dans la centrale nucléaire de Tchernobyl, l’une des catastrophes majeures de notre histoire récente, comme l’explique Micheal LaPointe dans un article de 2016 paru dans la revue The Atlantic sur la littérature post-Tchernobyl[19].

La parole est un défi se renouvelant chaque jour, en dépit des circonstances et des difficultés, qui semblent, parfois, au-delà de nos capacités. Cette parole nous engage par ce qu’elle laisse d’interprétation autour d’elle. Sa plus grande vertu, en fait, est de savoir se taire : « Amo il bianco tra le parole, / il loro margine ardente »[20]C’est le don d’une respectueuse liberté. Que l’étude de la parole se fasse dans une bibliothèque solitaire ou dans une classe avec des étudiants, sa substance ne change pas : elle est l’extrême pointe de notre individualisme, prête pourtant à s’éclore pour tous – mais nous devons faire l’effort que ce soit véritablement pour tous qu’elle se manifeste. Ramener moins à l’unité de l’Être qu’à cette unité de la collectivité par les études littéraires est le défi que ces temps-ci imposent. Redéfinir les limites de cette collectivité en termes d’inclusion est le pas qui reste encore à faire.

Les circonstances extraordinaires dans lesquelles paraît ce numéro de Nouvelle Fribourg, le cinquième d’une histoire encore jeune mais qui nous a déjà permis d’entrer en contact avec tant de chercheurs venant de partout dans le monde, redoublent la valeur de cette petite entreprise et nous poussent à remercier ceux qui l’ont rendue possible : notamment, tous les auteurs et les collaborateurs qui ont travaillé avec nous pendant ces mois de confinement. Avec le souhait que ceux-ci continuent dans leur effort, en interrogeant les textes du passé afin de comprendre quel son aura la parole de l’avenir.

Chiara Nifosi

NOTES

1 Albert Camus, La Peste, Paris, Gallimard, coll. « Le livre de poche », 1947, p. 54-55.

2 Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1952, p. 496.

3 Ibid.

4 René Char, Fureur et mystère, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1967, p. 34.

5 Ibid., p. 108.

6 Ibid., p. 83.

7 María Zambrano, Filosofia e poesia, Bologna, Edizioni Pendragon, 2005 [2002], p. 111-112.

8 Jean-Pierre Richard, Onze études sur la poésie moderne, Paris, Gallimard, coll. « Essais », 1964, p. 137.

9 Paul Éluard, Capitale de la douleur, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 1966, p. 89.

10 Ibid.

11 Eugenio Montale, Tutte le poesie, Milano, Mondadori, 1984, p. 207.

12 Ibid., p. 222.

13 Lettre d’Albert Camus à René Char du 18 mai 1956, dans Albert Camus, René Char, Correspondance, 1946-1959, Paris, Gallimard, coll. « Folio », p. 168.

14 Ce projet, qui est encore in itinere, a produit jusqu’à présent des présentations, des articles et des cours universitaires.

15 Édouard Glissant, Traité du Tout-Monde. Poétique, IV, Paris, Gallimard, 1997, p. 21.

16 Tony Kushner, Angels in America. A Gay Fantasia on National Themes, New York, Theatre Communications Group, 1995, p. 283-284.

17 Ibid., p. 285.

18 Charlotte Delbo, Auschwitz et après, II. Une connaissance inutile, Paris, Éditions de Minuit, 1970, p. 188.

19 https://www.theatlantic.com/entertainment/archive/2016/04/chernobyls-literary-legacy/479769/.

20 Chandra Livia Candiani, La bambina pugile, ovvero La precisione dell’amore, Torino, Einaudi, 2014, p. 31.

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