ISSN 2421-5813

Résumé  Cet article compare trois écrivains de la mémoire, Chateaubriand, Nabokov et Sebald. Chez ces auteurs, l’espace devient une image du temps, à travers la description de paysages mémoriels, réels ou allégoriques. L’article identifie une prédilection pour la verticalité dans la représentation de ces paysages et il en montre les multiples significations symboliques. À partir d’exemples précis, tirés de leurs œuvres autobiographiques ou de fiction, il précise l’évolution de la représentation de la mémoire d’un écrivain à l’autre. 

Abstract  This article compares three writers of memory, Chateaubriand, Nabokov and Sebald. For these authors, space becomes an image of time, through the description of memorial landscapes, real or allegorical. The article identifies a predilection for verticality in the representation of these landscapes and shows its multiple symbolic meanings. Using specific examples taken from their autobiographical or fictional works, it illustrates the evolution in the representation of memory from one writer to the other. 

Mots-clés  Espace – paysage – mémoire – verticalité – vertige

Keywords  Space – landscape – memory – verticality – vertigo

Cet article propose d’explorer la dimension spatiale des souvenirs chez trois écrivains de la mémoire : Chateaubriand, Vladimir Nabokov et W. G. Sebald. Ces auteurs partagent une vision pessimiste de l’histoire liée à leur expérience de l’exil : Chateaubriand a quitté la France pour l’Angleterre puis l’Amérique à la suite de la Révolution française ; Nabokov a fui la Russie de son enfance, après la prise de pouvoir par les Bolchéviques, pour l’Europe d’abord puis pour les États-Unis ; quant à Sebald, né dans l’Allemagne de l’après-guerre, il a pratiquement passé toute son existence en Angleterre, loin de sa patrie, où il n’est revenu que pour de rares incursions. Chez ces écrivains qui ont tous connu l’éloignement, temporaire ou définitif, de leur terre natale, les lieux servent de point de départ au surgissement d’une mémoire individuelle ou collective. Ce surgissement intervient parfois à l’occasion d’un retour sur les traces de leur passé ou par analogie du paysage absent avec le paysage réel qu’ils ont sous les yeux ou encore par la transfiguration de ce paysage en palimpseste riche de toute une tradition historique et littéraire[1]. Investis par le passé, les lieux évoquent toujours « ce qui a eu lieu » et finissent souvent par allégoriser le processus même de la mémoire.

Sebald entretient une relation de filiation avec Chateaubriand et Nabokov, et ce dernier a plusieurs fois reconnu sa dette envers le mémorialiste français[2]. Au-delà de ces phénomènes d’intertextualité déjà largement étudiés, nous proposons de comparer la relation de ces trois auteurs à l’espace topographique, défini comme figure privilégiée de la mémoire. Renouant avec la mnémotechnique de la rhétorique ancienne, dans laquelle l’orateur mémorisait les différentes parties de son discours en les distribuant dans des lieux imaginaires qu’il parcourait mentalement, ils associent en effet remémoration, déambulation et contemplation d’un espace[3]. Essentiellement visuelle, leur mémoire reconstitue le passé sous la forme d’images – picturales, photographiques ou cinématographiques – en jouant d’effets de cadrage multiples, en particulier la plongée et la contre-plongée. Nous nous intéresserons plus précisément à la verticalité et à la sensation de vertige souvent associées au souvenir, en montrant qu’elles traduisent une relation ambiguë à l’espace de la remémoration[4]. Source de fascination et d’angoisse, d’attirance et de malaise, cet espace, à la fois réel et imaginaire, géographique et symbolique, représente tantôt une promesse de révélation, tantôt une insondable énigme[5].

Chateaubriand ou le passé cartographié

On a souvent représenté la vie (moi tout le premier), comme une montagne que l’on gravit d’un côté et que l’on dévale de l’autre : il serait aussi vrai de la comparer à une Alpe, au sommet chauve couronné de glace, et qui n’a pas de revers. En suivant cette image, le voyageur monte toujours et ne descend plus ; il voit mieux alors l’espace qu’il a parcouru, les sentiers qu’il n’a pas choisis et à l’aide desquels il se fût élevé par une pente adoucie : il regarde avec regret et douleur le point où il a commencé à s’égarer.[6]

Ces lignes, qui ouvrent le deuxième chapitre du livre onze des Mémoires d’Outre-Tombe, n’évoquent pas un souvenir précis ; l’Alpe dont il est question ici est une allégorie de la vie. Dans cette allégorie, Chateaubriand compare l’existence humaine à une pente escarpée que chaque individu gravirait continuellement. Le « sommet chauve couronné de glace », image personnifiée de la vieillesse, en constitue donc logiquement le terme : il dénote à la fois l’aridité, la stérilité, mais aussi l’élévation spirituelle d’un âge qui approche de la mort et de la contemplation de l’au-delà[7]. Cette image de la vie comme une pente ou une montagne sans revers en recouvre une autre, sans doute plus essentielle pour l’auteur des Mémoires. Au fur et à mesure qu’il s’élève vers le sommet, le voyageur acquiert une vision plus large et complète du chemin parcouru et de la vallée qu’il laisse. Ce point de vue plongeant et panoramique est une métaphore de la mémoire dans laquelle l’altitude figure sous une forme spatiale le temps qui sépare l’écrivain, parvenu au terme de sa vie, des années de sa jeunesse. Le paysage allégorique correspond donc avant tout à une vision intérieure[8]. Placé à l’ouverture d’un nouveau chapitre, il renvoie au temps de la narration et de l’écriture des Mémoires, à la vieillesse et à l’un des fondements poétiques d’une œuvre dont Chateaubriand a voulu que la publication fût posthume[9]. Enfin, avec le motif de l’égarement, Chateaubriand se place dans la perspective chrétienne de l’anamnèse et de l’examen de conscience : la récapitulation du passé le conduit à porter un jugement rétrospectif sur son existence[10].

Si Chateaubriand exprime un sentiment de « regret » et de « douleur », il n’est pas question ici de vertige ; au contraire, dans cette allégorie de la vie, le regard porté sur le passé est caractérisé par le calme, la stabilité et surtout la lucidité que confère le point de vue dominant. Ce phénomène peut se comprendre à la lumière du rapport ambigu qu’entretient Chateaubriand avec les paysages réels des Alpes[11]. L’aversion de Chateaubriand pour les vues montagneuses est bien connue. Elle s’explique par sa formation classique, dont témoigne son goût pour le peintre Nicolas Poussin[12]. Pour lui, les éléments essentiels à la beauté d’un paysage sont l’harmonie des proportions, la profondeur de la perspective et le jeu de la lumière. Autant de principes esthétiques que contredisent les sommets alpins par leur démesure, mais surtout par l’obstacle qu’ils font souvent à la perception de l’espace et de la lumière. Il est cependant des exceptions à cette aversion, par exemple lorsque la montagne apparaît en arrière-plan et dessine une ligne de fuite, ou encore lorsque, depuis un sommet, le point de vue élargi et plongeant offre le recul nécessaire à l’appréciation, mais surtout à la compréhension, au déchiffrement de l’espace contemplé. Comme l’a relevé Alain Guyot, dans Voyage au Mont Blanc, les paysages alpins sont souvent décrits sous la forme de miniatures : « (…) un lac immense dans les Alpes a l’air d’un petit étang », « les compartiments cultivés ressemblent à des échantillons d’étoffes sur la carte d’un drapier »[13]. Mais au-delà de la miniaturisation, la vision surplombante crée surtout un effet de délimitation et de schématisation de l’espace contemplé. Transformant le paysage en une série de lignes et de traits, elle en offre une vue cartographique[14]. Comme le note Sébastien Baudoin, dans ce paysage, devenu « un système de signes », « la vision concentrée du cadre naturel (…) est une forme extrême de l’appréhension globalisante »[15]. Dans la métaphore de la mémoire analysée plus haut, c’est un phénomène analogue qui est suggéré. Tout d’abord, la traduction du temps en espace permet de percevoir les événements de manière simultanée et juxtaposée et non plus successive. D’autre part, la vision schématisée et globalisante du passé, ainsi métamorphosé à la manière d’une carte, en favorise la compréhension. Paradoxalement, la pente, de plus en plus escarpée au fur et à mesure que l’individu s’approche de la mort, ne produit donc pas une sensation de vertige ; elle favorise le recul nécessaire à l’intellection et au jugement rétrospectif. Ainsi, même si Chateaubriand note « le regret et la douleur » qui s’emparent du voyageur lorsqu’il découvre ses errements passés, la mélancolie est tempérée par le sentiment de maîtrise. En effet, la vision du passé qui se dégage et se dessine progressivement au cours de l’ascension revêt le caractère d’une révélation ; la contemporanéité des événements telle qu’elle se révèle au regard surplombant évoque la plénitude d’une vision divine.

Nabokov ou la transfiguration du passé

Grand lecteur de Chateaubriand, Nabokov est aussi un écrivain de la mémoire, non seulement dans son autobiographie, Autres rivages, mais aussi dans l’ensemble de son œuvre romanesque, où elle joue un rôle thématique et poétique essentiel[16]. Ainsi, dans Lolita, sous-titré Confession d’un veuf de race blanche, la mémoire intervient à plusieurs niveaux : elle inspire l’écriture rétrospective de ses aventures criminelles par Humbert Humbert, dans la confession qu’il rédige depuis sa prison afin de nourrir sa plaidoirie lors du procès où il doit bientôt comparaître ; elle lui sert également d’argument auprès de ses futurs juges puisqu’il explique son attirance pour les nymphettes par l’obsession d’un souvenir d’amour de son enfance. Enfin, après que Lolita lui a été ravie par un autre, Humbert Humbert part en quête de sa bien-aimée dont il recherche le souvenir disséminé dans les paysages américains. Au cours de ce thriller mémoriel et amoureux, le héros parcourt à nouveau l’itinéraire de ses errances avec Lolita, mais ne parvient jamais à inverser le cours du temps et reste condamné à relever les traces matérielles du passé. Dans les dernières pages du roman cependant, après être rentré chez lui et avoir définitivement perdu Lolita, le narrateur accède, grâce à la seule remémoration, à la vérité de ce passé. Au moment de conclure son récit, il évoque un événement ancien ; juste après l’enlèvement de Lolita par son rival, il se rappelle avoir été pris de nausées en conduisant sa voiture et s’être arrêté au bord d’une route des montagnes Rocheuses:

As I approached the friendly abyss, I grew aware of a melodious unity of sounds rising like vapor from a small mining town that lay at my feet, in a fold of the valley. One could make out the geometry of the streets between blocks of red and gray roofs, and green puffs of trees, and a serpentine stream, and the rich, ore-like glitter of the city dump, and beyond the town, roads crisscrossing the crazy quilt of dark and pale fields, and behind it all, great timbered mountains. But even brighter than those quietly rejoicing colors—for there are colors and shades that seem to enjoy themselves in good company—both brighter and dreamier to the ear than they were to the eye, was that vapory vibration of accumulated sounds that never ceased for a moment, as it rose to the lip of granite where I stood wiping my foul mouth. (…) Reader! What I heard was but the melody of children at play, nothing but that, and so limpid was the air that within this vapor of blended voices, majestic and minute, remote and magically near, frank and divinely enigmatic—one could hear now and then, as if released, an almost articulate spurt of vivid laughter, or the crack of a bat, or the clatter of a toy wagon, but it was all really too far for the eye to distinguish any movement in the lightly etched streets.[17]

[Lorsque je m’approchai de l’abîme accueillant, je commençai à percevoir une mélodieuse harmonie de sons montant telle une vapeur d’une petite ville minière qui s’étalait à mes pieds dans un repli de la vallée. On distinguait la géométrie des rues entre des rectangles de toits rouges et gris, et des houppes d’arbres verts, et un ruisseau sinueux, et l’éclat minéral et somptueux de la décharge publique, et au-delà de la ville, le lacis des routes sur le patchwork confus des champs sombres et pâles, et derrière tout cela, de hautes montagnes boisées. Mais il y avait surtout cette incessante vibration vaporeuse de sons superposés, plus éclatante encore que toutes ces couleurs qui menaient douce fête – car il est des couleurs et des ombres qui semblent se plaire en bonne compagnie –, à la fois plus éclatante et plus douce à l’oreille que ces couleurs ne l’étaient à l’œil, et elle montait jusqu’à la lèvre de granit où j’étais en train d’essuyer ma bouche dégoutante. (…) Lecteur ! Ce que j’entendais là, c’était la mélodie que faisaient des enfants en train de jouer, rien d’autre, et l’air était si limpide qu’à l’intérieur de cette vapeur de voix entremêlées, majestueuse et infime, lointaine et magnifiquement proche, candide et divinement énigmatique – on entendait de temps à autre, comme libéré à dessein, l’éclat presqu’articulé d’un rire enjoué, le claquement d’une batte, ou encore le cliquetis d’un petit chariot d’enfant, mais tout cela était trop éloigné pour que l’œil pût distinguer quelque mouvement que ce fût dans la délicate eau-forte des rues.][18]

L’espace miniaturisé caractérise la représentation de l’enfance chez Nabokov, en particulier dans son autobiographie où l’écrivain joue constamment de ce type de réduction d’échelle. Dans ce passage de Lolita la réminiscence auditive et visuelle se transforme progressivement en une vision mémorielle dans laquelle, comme chez Chateaubriand, l’abîme montagneux traduit la distance temporelle. À mesure qu’elle rend le passé inaccessible, cette distance le transfigure en œuvre d’art :  elle fige la petite ville minière américaine en un ensemble de lignes et de formes géométriques, tandis que le jeu harmonieux des couleurs et des ombres évoque un paysage d’hiver à la manière de Brueghel[19]. Cette vision n’est pas muette : les sons qui remontent de l’abîme viennent l’animer, évoquant le mouvement de la remémoration dans lequel les souvenirs affleurent progressivement, mais aussi l’effort d’intellection du passé. Cette image sonore représente en effet une énigme extrêmement douloureuse pour Humbert Humbert dont le texte suggère la tentation suicidaire. L’énigme est d’abord sensorielle, car le narrateur n’identifie que progressivement le bruit des enfants en train de jouer. Elle est aussi d’ordre intellectuel et moral, comme le suggère l’énumération d’adjectifs antithétiques qualifiant la mélodie : « majestic and minute, remote and magically near, frank and divinely enigmatic ». La solution est donnée dans les lignes qui suivent immédiatement, où le narrateur accède fugacement à la vérité de son passé, entrevue pour la seule et unique fois :

I stood listening to that musical vibration from my lofty slope, to those flashes of separate cries with a kind of demure murmur for background, and then I knew that the hopelessly poignant thing was not Lolita’s absence from my side, but the absence of her voice from that concord. (p. 290)

[Du haut de mon éminence, j’écoutais cette vibration musicale, ces brefs éclats de cris distincts sur un arrière-fond de murmures chastes, et soudain je compris que le plus poignant et le plus accablant dans tout cela ce n’était pas l’absence de Lolita à mes côtés, mais l’absence de sa voix au cœur de cette harmonie.] (p. 1134)

La féérie en miniature qu’Humbert aperçoit au fond de l’abîme est une image du paradis perdu de l’enfance, celle de Lolita, mais aussi la sienne propre ; c’est un monde vers lequel le retour est impossible et où toute intrusion adulte est un crime. Le terme anglais « hopelessly » exprime cette idée essentielle : la transfiguration du souvenir en œuvre d’art, mais aussi la vérité qu’il révèle à Humbert sur son crime, tiennent précisément à l’impossibilité de revenir en arrière, de changer ce qui a été. La verticalité du point de vue dramatise la distance à la fois désespérante et fascinante que l’écoulement du temps donne à l’expérience humaine. Immédiatement après ce passage, Humbert Humbert renonce à utiliser sa confession lors de son procès et décide qu’elle ne pourra paraître qu’après sa mort et celle de Lolita : le plaidoyer pro domo se transforme en un tombeau littéraire dont les dernières lignes du roman soulignent la beauté et la vanité : « I am thinking of aurochs and angels, the secret of durable pigments, prophetic sonnets, the refuge of art. And this is the only immortality you and I may share, my Lolita »[20] (p. 291).

Contrairement à l’Alpe de Chateaubriand, le paysage que contemple le héros de Nabokov est réel, mais il figure aussi un espace intérieur. Il représente en effet son passé et le conduit à une prise de conscience et à un jugement rétrospectif. Cependant, loin de la vision cartographique et maîtrisée de Chateaubriand, le paysage nabokovien porte une charge émotionnelle intense, liée à la mélodie, aux couleurs, au jeu des lumières et des reflets. Le point de vue ne crée pas seulement une miniaturisation, mais aussi une densification de l’espace contemplé dans lequel le regard plongeant semble se perdre : partant de la « géométrie des rues », la vision s’élargit au cours « sinueux » du ruisseau et au « lacis des route » puis s’égare dans « le patchwork confus des champs sombres et pâles »[21]. La vue fascinante est donc ambivalente et trompeuse, la féérie inquiétante et réversible, à l’image de la décharge publique « à l’éclat minéral et somptueux ». Si l’erreur passée du personnage est inscrite dans le paysage, c’est confusément et la prise de conscience ne peut en être que brutale et fugace. La conception classique d’une mémoire intellectualisée, figurée par un espace stable et ordonné, laisse place à une représentation fluctuante, dominée par l’affect, où la nostalgie l’emporte sur le sentiment de maîtrise. Cette évolution est encore plus manifeste dans les paysages mémoriels qui jalonnent l’œuvre de Sebald.

Sebald ou le palimpseste de la mémoire

Dans son autobiographie, Speak memory, Nabokov évoque le tapis magique de sa mémoire ou le promontoire du temps depuis lequel il voit défiler les paysages de son enfance russe. Il dessine une cartographie de son passé qui sert de cadre spatial à la remémoration. De même, chez Sebald, les lieux et les paysages décrits représentent ou suscitent les souvenirs, avec une prédilection plus marquée encore pour les vues plongeantes, que ce soit depuis un avion, une fenêtre élevée ou le sommet d’une montagne[22]. On peut observer ce phénomène dans Les Émigrants où Sebald rend par ailleurs un hommage appuyé à Nabokov en l’intégrant à son univers fictionnel[23]. Le narrateur anonyme du recueil est un double de Sebald. Il reconstitue la biographie de quatre personnages, situés à mi-chemin entre fiction et réalité, avec lesquels il entretient des liens familiaux ou amicaux. Dans ces biographies obliques, le narrateur se raconte aussi lui-même à travers ceux dont il retrace l’itinéraire et le destin. La narration quasi documentaire et la présence de nombreuses photographies créent une impression d’authenticité que viennent cependant démentir des coïncidences extraordinaires. Ces vies sont ainsi marquées par de nombreux échos thématiques qui les relient les unes aux autres, ainsi qu’à celle du narrateur lui-même : l’exil – vécu par les quatre personnages du recueil –, le poids de la mémoire, la mélancolie et la tentation du suicide. L’ensemble des quatre biographies forme une méditation sur la destruction des juifs et la tragédie de l’histoire européenne au XXe siècle.

La troisième biographie raconte le destin d’Ambros Adelwarth, grand-oncle du narrateur, émigré d’Allemagne aux États-Unis au début du siècle. À la fin de sa vie, dans les années 1950, le personnage souffre d’une mémoire si développée et douloureuse qu’il se laisse enfermer dans un hôpital psychiatrique et se soumet à un traitement par électrochocs qui anéantit ses facultés intellectuelles et finit par le tuer. La vie d’Ambros est hantée par le motif du vertige qui apparaît notamment dans l’évocation de l’architecture américaine : de très nombreuses photos de buildings ou de bâtiments imposants jalonnent le récit, systématiquement cadrées en plongée ou en contre-plongée. La clé de ce motif est donnée à la fin, lorsque le narrateur premier délègue la parole à son ancêtre dont il a retrouvé le journal intime. Ce journal est le récit d’un voyage accompli par Ambros en 1913. Commencé en Italie, il s’achève à Jérusalem au mois de décembre de la même année[24]. Les dernières lignes du journal – et de la biographie d’Ambros – décrivent la ville vue depuis la fenêtre d’une chambre d’hôtel :

Der letzte Eintrag in dem Agendabüchlein meines Großonkels Adelwarth wurde am Stephanstag gemacht. (…) Die Erinnerung, fügt er in einer Nachschrift hinzu, kommt mir oft vor wie eine Art von Dummheit. Sie macht einen schweren, schwindligen Kopf, als blickte man nicht zurück durch die Fluchten der Zeit, sondern aus großer Höhe auf die Erde hinab von einem jener Türme, die sich im Himmel verlieren.[25]

[La dernière notation que mon grand-oncle fit dans son petit agenda date de la Saint-Étienne. (…) le grand-oncle indiquait que la veille, dans les dernières heures de l’après-midi, il s’était mis à neiger et que, contemplant par la fenêtre de l’hôtel la ville blanche flottant dans les ombres naissantes du crépuscule, le passé avait resurgi en force dans sa mémoire. Le souvenir, ajoutait-il dans un post-scriptum, m’apparaît souvent comme une forme de bêtise. On a la tête lourde, on est pris de vertige, comme si le regard ne se portait pas en arrière pour s’enfoncer dans les couloirs du temps révolu, mais plongeait vers la terre du haut d’une de ces tours qui se perdent dans le ciel.][26]

Le paysage urbain contemplé par le personnage est à peine esquissé, mais la charge symbolique et l’étrangeté de la vision de « la ville blanche » suffisent à déclencher un flux incontrôlé de souvenirs. Rien n’est dit de ces souvenirs, mais le lecteur sait déjà qu’Ambros a souffert d’une hypermnésie si douloureuse qu’elle l’a conduit au suicide. Ces dernières lignes sont donc à la fois un rappel au plan narratif et une annonce de l’avenir et de la mort du personnage. Mais ce post-scriptum de l’oncle Ambros est surtout une citation presque littérale d’un passage des Mémoires d’Outre-Tombe dans lequel Chateaubriand évoquait un souvenir de sa jeunesse à Combourg :

Quand j’entendais nos hôtes parler de Paris et de la cour, je devenais triste ; je cherchais à deviner ce que c’était que la société ; je découvrais quelque chose de confus et de lointain ; mais bientôt je me troublais. Des tranquilles régions de l’innocence, en jetant les yeux sur le monde, j’avais des vertiges, comme lorsqu’on regarde la terre du haut de ces tours qui se perdent dans le ciel.[27]

Cette image est d’une si frappante étrangeté que Sebald s’en souvient ici: le vertige du jeune Chateaubriand tient en effet à une double sensation de verticalité, associant une vision vers le bas et vers le haut, comme s’il voyait en même temps la terre depuis les tours et, depuis la terre, ces mêmes tours « qui se perdent dans le ciel »[28]. Chez Chateaubriand cependant, le vertige est associé à l’anticipation et à l’imagination qui présentent le monde et l’avenir, encore inconnus du jeune homme, comme « quelque chose de confus et de lointain » ; il s’oppose à la lucidité quasi-divine de la mémoire allégorisée par la vue surplombante depuis la montagne. Dans la reprise de l’image des tours par Sebald, la mémoire, paradoxalement, est aussi une anticipation, mais trouble et confuse, de sa propre mort par le personnage. Elle n’est plus une promesse de lucidité, mais une forme de « bêtise » confinant à la folie, une lourdeur mélancolique entraînant vers l’abîme[29].

Dans la dernière vie du recueil le narrateur raconte son départ d’Allemagne et son installation à Manchester, ancienne capitale industrielle de l’Angleterre, désormais ruinée et marquée des signes omniprésents de la dévastation. À Manchester, il fait la connaissance du peintre Max Ferber dont il reconstitue la destinée tragique. Né en Allemagne, Ferber a émigré en Angleterre à la suite des persécutions nazies qui ont conduit ses parents à la mort dans les camps. Ferber lui raconte qu’au début des années soixante il est retourné sur les lieux de son enfance. Son voyage s’est achevé sur les bords du lac Léman, où son père l’avait emmené en 1936 et il a décidé d’entreprendre à nouveau l’ascension du mont Grammont :

Es war ein ähnlich ungetrübter Tag wie seinerzeit, und als ich, nahezu restlos erschöpft, den Gipfel erreicht hatte, da sah ich von dort droben von neuem die Genfer Seelandschaft vor mir, vollkommen unverändert, wie es den Anschein hatte, und reglos bis auf die wenigen auf dem tiefblauen Wasser drunten mit der unglaublichsten Langsamkeit ihre weiße Spur ziehenden winzigen Schiffchen und bis auf die am jenseitigen Ufer in gewissen Abständen hin-  und herfahrenden Eisenbahnzüge. Diese ebenso nahe wie unerreichbar in die Ferne gerückte Welt, sagte Aurach, habe mit solcher Macht ihn angezogen, daß er befürchtete, sich in sie hineinstürzen zu müssen, und dies vielleicht tatsächlich getan hätte, wäre nicht auf einmal like someone who’s popped out of the bloody ground ein um die sechzig Jahre alter Mensch mit einem großen Schmetterlingsnetz aus weißer Gaze vor ihm gestanden und hätte in einem geradeso vornehmen wie letztlich unidentifizierbaren Englisch gesagt, es sei jetzt an der Zeit, an den Abstieg zu denken, wenn man in Montreux noch zum Nachtmahl zurechtkommen wolle. (…) überhaupt sei der Abstieg vom Grammont gänzlich aus seinem Gedächtnis verschwunden und ebenso die letzten Tage im Palace und die Rückreise nach England. (p. 258-259)

[Il faisait une journée aussi limpide qu’à l’époque et quand, au bord de l’épuisement, j’eus atteint le sommet, je vis une nouvelle fois le paysage du Léman, absolument inchangé, semblait-il, et immobile, si l’on excepte les rares bateaux minuscules qui avec une lenteur inimaginable traçaient leurs sillages blancs sur le bleu profond des eaux et, sur la rive opposée, les trains qui passaient par intervalles, dans un sens ou dans l’autre. Ce monde à la fois proche et inaccessible, dit Ferber, l’avait attiré avec une telle force qu’il avait craint de devoir s’y précipiter, et l’aurait sans doute fait si, tout à coup – like someone who’s popped out of the bloody ground –, ne s’était trouvé devant lui un homme d’une soixantaine d’années tenant un grand filet à papillon de gaze blanche et qui, dans un anglais aussi élégant qu’en définitive impossible à identifier, l’avait prévenu qu’il était temps de songer à redescendre si l’on voulait encore arriver à Montreux pour le dîner. (…) Le retour s’était complètement effacé de sa mémoire, de même que les derniers jours passés au Palace et le retour en Angleterre.] (p. 204)

Le passé est ici concrétisé par l’espace puisque le personnage retourne sur les lieux de son enfance et constate qu’ils n’ont pas changé et sont exactement conformes au souvenir qu’il a gardé. La limpidité de l’air, l’immobilité du paysage en contrebas, que trouble à peine le mouvement imperceptible des bateaux et des trains, composent une image féérique dans laquelle le temps semble s’être arrêté. Cette image, « à la fois proche et inaccessible », est évidemment trompeuse puisqu’en réalité la catastrophe historique, intimement vécue par le personnage, a eu lieu. La fascination de Ferber et son attirance pour l’abîme traduisent exactement le double sens du mot allemand Schwindel qui désigne à la fois le vertige et la tricherie, la fraude[30]. L’irruption cocasse du vieil homme au filet, dans lequel le lecteur reconnaît la silhouette fantomatique de Nabokov, est évidemment un hommage de Sebald à un écrivain habité comme lui par la mémoire. Elle transforme le paysage en palimpseste, rappelant les innombrables paysages mémoriels de l’œuvre de Nabokov, en particulier les paysages de montagnes[31]. En même temps, cette apparition fantastique constitue une rupture de l’unité linguistique du livre et du contrat de vraisemblance qui préside à l’écriture biographique. Cette double rupture suggère la fragilité et l’ambiguïté de la figure de Nabokov[32].

Dans les deux paysages palimpsestes de Sebald, comme déjà chez Chateaubriand et Nabokov, le point de vue sur l’abîme est toujours une confrontation symbolique avec la mort. La question du jugement, centrale chez les deux premiers auteurs, est cependant éludée, comme si elle n’avait même plus de sens. Il faut attendre une ultime vision plongeante, attribuée cette fois-ci au narrateur lui-même, pour qu’elle surgisse enfin. Cette vision clôt le recueil des Émigrants. Revenu à Manchester, le narrateur loue une chambre au cinquième étage du Midland Hotel, vaste édifice du XIXe siècle, autrefois florissant, désormais décrépit et déserté par la clientèle. Depuis la fenêtre d’angle de sa chambre, « assis dans une sorte de cage de verre au-dessus de l’abîme », il contemple la ville au crépuscule et son regard se perd dans les profondeurs des rues. Cette vision mélancolique suscite une série de réminiscences auditives et visuelles qui font voyager le narrateur dans l’espace et dans le temps. D’anamorphoses en anamorphoses, le voyage mémoriel s’achève sur le souvenir d’une image photographique, qui n’est pas reproduite dans le livre, représentant trois jeunes ouvrières, assises derrière un métier à tisser, dans le ghetto de Litzmannstadt, créé en 1940 dans la métropole industrielle de Lódz :

Die mittlere der drei jungen Frauen hat hellblondes Haar und gleicht irgendwie einer Braut. Die Weberin zu ihrer Linken hält den Kopf ein wenig seitwärts geneigt, während die auf der rechten Seite so unverwandt und unerbittlich mich ansieht, daß ich es nicht lange auszuhalten vermag. Ich überlege, wie die drei wohl genheißen haben – Roza, Lusia und Lea oder Nona, Decuma und Morta, die Töchter der Nacht, mit Spindel und Faden und Schere. (p. 355.)

[La jeune femme du milieu a des cheveux blond clair et un faux air de jeune mariée. La filandière à sa gauche tient sa tête légèrement penchée sur le côté tandis que celle de droite fixe sur moi un regard si impitoyable que je ne saurais le soutenir longtemps. Je me demande quels pouvaient bien être leurs noms – Roza, Luisa et Lea, à moins que ce soit Nona, Decuma et Morta, les filles de la Nuit et leurs attributs, le fuseau, le fil et le ciseau.] (p. 276)

Dans ces lignes conclusives, l’inversion du regard remet en question la position dominante de celui qui se penche sur le passé. La recherche d’un sens n’aboutit qu’à une nouvelle énigme, personnifiée sous les traits d’une jeune femme dans laquelle le narrateur entrevoit une allégorie de la mort. Fixant le narrateur depuis l’abîme du temps, son regard lui adresse, ainsi qu’au lecteur, une interrogation d’une insondable ambiguïté.

La comparaison des œuvres de Chateaubriand, Nabokov et Sebald permet d’identifier chez ces auteurs une association récurrente entre remémoration et contemplation d’un espace depuis un point de vue dominant. Au gré de leurs visions respectives, l’espace devenu paysage constitue autant de figurations possibles de la mémoire : cartographique chez Chateaubriand, miniaturisée et labyrinthique chez Nabokov, mouvante et vertigineuse dans l’œuvre de Sebald. Ces métamorphoses illustrent un changement de paradigme. Chateaubriand représente le passé remémoré sous la forme d’un espace stable, susceptible d’un déchiffrement et porteur de vérité. On songe ici à la métaphore augustinienne – issue de l’ancienne rhétorique –  du palais de la mémoire, dans lequel l’esprit vient puiser à loisir les souvenirs conservés dans un espace architectural, rationnellement ordonné. De même que saint Augustin, Chateaubriand valorise la mémoire comme retour sur soi inséparable d’un jugement. Rapprochée de l’omniscience divine, la vision panoramique depuis le sommet de l’Alpe allégorise le point de vue rétrospectif du mourant sur sa vie passée. Cette association du jugement et de la mort à la « vue d’en haut » est également présente chez Nabokov et Sebald, mais elle apparaît au contraire largement dominée par l’affect : loin de la pure contemplation allégorisée par Chateaubriand, le regard plongeant suscite des sensations contradictoires d’attirance et d’angoisse, de plaisir et de douleur. L’opposition entre ces deux visions recouvre la distinction établie par Georges Didi-Huberman entre « vue surplombante » et « vue embrassante » :

La vue surplombante se rehausse, se dégage pour mieux voir : elle fixe l’éloignement nécessaire à toute vision dans une posture de recul constant qui lui confère sa maîtrise même. Aussi laisse-t-elle le regardé en bas, détaché de l’œil qui regarde. La vue embrassante, comme on pourrait la nommer, se penche au contraire pour mieux voir : elle dialectise et abîme l’éloignement lui-même. Aussi laisse-t-elle le regardé remonter vers l’œil, quels qu’en soient les risques ou les contrecoups afférents. Dans la vue surplombante, le monde apparaît dans la distance de l’inatteignable définitif, ce qui a pour vertu possible l’explicitation des choses, qui est un savoir pur, un savoir non entaché. Dans la vision embrassante, le monde apparaît au contraire selon une distance retournée, une distance en mouvement de va-et-vient capable de vous rendre sensibles à tout ce que la vue du bas pourrait atteindre dans la vue d’en haut (…).[33]

Effectivement au sentiment de domination et de maîtrise succèdent l’accablement et le vertige chez Sebald, allant jusqu’à inverser l’orientation du point de vue : dans le dernier exemple cité, le regard se porte du bas vers le haut, comme si c’était désormais le passé qui s’adressait au présent et l’interrogeait. La citation de l’image des tours vertigineuses par Sebald est révélatrice de ce changement : chez Chateaubriand, la métaphore suggérait la puissance de l’imagination qui s’emparait de lui lorsqu’il n’était encore qu’un jeune homme à Combourg ; elle s’opposait très exactement à la contemplation panoramique et stable du passé offerte au vieillard qui approche du terme de sa vie, comme l’illusion s’oppose à la connaissance véritable. Le vertige, mais aussi la tentation du suicide, presque systématiquement associée à la vision surplombante chez Sebald, confère au contraire à la mémoire la puissance déstabilisatrice que l’âge classique attribuait à l’imagination ; cette puissance est inséparable de l’extraordinaire pouvoir de suggestion et de fascination désormais dévolu à la mémoire, désignée par des écrivains comme Nabokov ou Sebald comme leur principale source d’inspiration.

Agathe Salha

Université Grenoble Alpes, Litt&Arts UMR 5316

Bibliographie

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POUR CITER CET ARTICLE

Agathe Salha, « Espace et verticalité dans les paysages mémoriels de Chateaubriand, Nabokov et Sebald », Nouvelle Fribourg, n. 4, juin 2019, URL : https://www.nouvelle-fribourg.com/archives/espace-et-verticalite-dans-les-paysages-memoriels-de-chateaubriand-nabokov-et-sebald/

 

 

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NOTES

1 Voir les réflexions de Michel Collot sur le paysage comme « relation complexe entre un site, un regard et une image » qui « ne donne pas seulement à voir mais aussi à penser » car il n’est « ni une pure représentation ni une simple présence, mais le produit de la rencontre entre le monde et un point de vue. » (La Pensée-paysage, Philosophie, Arts, Littérature, Actes Sud/ENSP, 2011, p. 17 et 18).

2 Sur Chateaubriand et Sebald, voir l’article de Peter Schmucker, « « Et vous madame, me reconnaissez-vous ? » Intertextuelle Beziehungen bei W. G. Sebald am Beispiel von Chateaubriand », in Über W.G. Sebald, beiträge zu einem anderen Bild des Autors, Uwe Schütte (Hrsg), Berlin/Boston, De Gruyter, 2017, p. 135-155. Sur Nabokov et Sebald voir les articles d’Adrian Curtis et Maxim D. Shrayer, « Netting the butterfly man : The signifiance of Vladimir Nabokov in W.G. Sebald’s The Emigrants » (Religion and the Arts, 9 :3-4 (2005), p. 258-283), de Leland de la Durantaye, « The Facts of fiction, or the figure of Vladimir Nabokov in W. G. Sebald » (Comparative literature studies, Penn State Press, vol. 45, n° 4, 2008, p. 425-444), ainsi que la notice de Verena Schowengerdt-Kuzmany, « Nabokov » dans Claudia Öhlschläger/Michael Niehaus (Hg.), W. G. Sebald-Handbuch, Leben-Werk-Wirkung, Stuttgart, J. B. Metzler Verlag, 2017, p. 281-284.

3 Frances A. Yates, L’Art de la mémoire, traduit de l’anglais par D. Arasse, Paris, Gallimard, 1987. Voir également l’article de Damien Zanone, « Continuité des parcs : l’art de la mémoire de Chateaubriand » (in W. Kroker et A. Sobczyk (dir.), L’Écriture entre mémoire et oubli, Hommage à Krystyna Kasprzyk, Institut d’Études romanes de l’université de Varsovie, Varsovie, 2016, p. 109-119) qui rapproche l’art de la mémoire de Chateaubriand et celui de Nabokov.

4 Sur la vision en surplomb et ses implications esthétiques, morales, philosophiques voir le catalogue de l’exposition organisée au Centre Pompidou-Metz du 18/05/2013 au 07/10/2013 : Vues d’en haut, Angela Lampe (dir.), Metz, Centre Pompidou-Metz, 2013, en particulier les articles de Christoph Asendorf : « La vue d’en haut : un nouveau mode de découverte du monde » » p. 10-31 et Georges Didi-Huberman : « Penser penché » p. 196-205. Dans cet article, Georges Didi-Huberman, s’appuyant sur un passage de Proust, souligne la signification à la fois spatiale et temporelle de ce point de vue.

5 Voir la distinction établie par Iouri Lotman entre « espace topographique » et « espace topologique » dans La Structure du texte artistique, trad. par A. Fournier, B. Kreise, E. Malleret et J. Yong, sous la direction d’Henri Meschonnic, Paris, Gallimard, (coll. « Bibliothèque des sciences humaines »), 1973, « Le problème de l’espace artistique », p. 309-323. 

6 François-René de Chateaubriand, Mémoires d’Outre-Tombe, Livre onzième, chap. 2, Paris, Gallimard, (coll. « Bibliothèque de la Pléiade »), 1951, vol. 1, p 382.

7 Sébastien Baudoin, Poétique du paysage dans l’œuvre de Chateaubriand, Paris, Classiques Garnier, 2011, en particulier « Le Cheminement de la plénitude : vues alpestres », p. 76-78.

8 Cf., Saint Augustin, Les Confessions, X, VIII, 15 : « Et dire que les hommes s’en vont admirer les cimes des montagnes, les vagues géantes de la mer, les larges cours des fleuves, l’Océan entourant la terre, les révolutions sidérales, alors qu’ils se délaissent eux-mêmes ! Et ils ne s’étonneront pas que je puisse parler de tout cela sans l’avoir sous les yeux, ni que je ne saurais en parler si ces montagnes, ces vagues, ces fleuves, ces astres (…), je ne les voyais en moi, dans ma mémoire, aussi étendus que si je les regardais au-dehors. »

9 Voir l’ « Avant-Propos » des Mémoires daté du 14 avril 1846 : « On m’a pressé de faire paraître de mon vivant quelques morceaux de ces Mémoires ; je préfère parler du fond de mon cercueil ; ma narration sera alors accompagnée de ces voix qui ont quelque chose de sacré, parce qu’elles sortent du sépulcre. » (Mémoires d’Outre-Tombe, éd. cit., vol. 1, p. 2).

10 Ce jugement rétrospectif suscité par la vision panoramique depuis le haut d’une montagne rappelle la Lettre familière de Pétrarque racontant son ascension du Mont Ventoux au sommet duquel il ouvre au hasard les Confessions de Saint Augustin et tombe sur le passage du livre X sur la vanité des voyages. Sur cette ascension transformée en allégorie de l’existence humaine, voir l’article de M. Brock, « Pétrarque et le Mont Ventoux : peut-on jouir de la montagne ? » dans Voyages en détails : chemins, regards et autres traces dans la montagne, Revue de géographie alpine, (coll. « Ascendances »), 1999, p. 13-22.

11 Sur l’écriture du paysage chez Chateaubriand, voir Chateaubriand et l’écriture des paysages, Philippe Antoine (éd), Caen, Minard, 2008, en particulier les articles d’Alain Guyot : « Paysage sans mémoire ? Nouvelles réflexions sur l’orophobie littéraire de Chateaubriand », p. 97-110 et de Sébastien Baudoin, « Chateaubriand théoricien du paysage », p. 31-46.

12 Cette aversion s’exprime dans un court récit intitulé Le Voyage au Mont-Blanc, Paysages de Montagne, paru en 1806. Voir l’édition de ce texte par Juan Rigoli dans Le Voyageur à l’envers : montagnes de Chateaubriand, Paris, Droz, 2005, p. 109-124.

13 Voyage au Mont Blanc, éd. cit., p. 115 et 118.

14 Voir par exemple ce passage de René, cité par Sébastien Baudoin : « Un jour, j’étais monté au sommet de l’Etna, volcan qui brûle au milieu d’une île. Je vis le soleil se lever dans l’immensité de l’horizon au-dessous de moi, la Sicile resserrée comme un point à mes pieds et la mer déroulée au loin dans les espaces. Dans cette vue perpendiculaire du tableau, les fleuves ne me semblaient plus que des lignes géographiques tracées sur une carte (…). » (René, in Atala-René-Les Aventures du dernier Abencérage, J.-C. Berchet (éd.), Paris, GF-Flammarion, 1996, p. 174-175).

15 « Art. cit. », p. 37-38.

16 Voir l’ouvrage de John Burt Foster, Nabokov’s art of memory and European modernism, Princeton University Press, 1993, ainsi que l’article de Robert Alter, « Nabokov and Memory », Partisan Review, vol. LVIIl, number 4, 1991, p. 620-629.

17 Lolita, Nabokov Novels, 1955-1962, New York, Literary classics of United States, 1996, p. 289-290. Références désormais données après la citation.

18 Lolita, trad. de l’anglais par M. Couturier, Œuvres romanesques complètes, Paris, Gallimard, (coll. « Bibliothèque de la Pléiade »), vol. 2, p. 1133-1134. Références désormais données après la citation.

19 Sur l’importance de la perspective surélevée dans les paysages de Bruegel, voir l’article de Christoph Asendorf, « La vue d’en haut : un nouveau mode de découverte du monde », in Vues d’en haut, op. cit., p. 18-20.

20 « Je pense aux aurochs et aux anges, au secret des pigments immuables, aux sonnets prophétiques, au refuge de l’art. Telle est la seule immortalité que toi et moi puissions partager, ma Lolita ». (p. 1135.)

21 La traduction française, « patchwork confus », atténue l’hypallage plus marquée dans l’anglais « crazy quilt ». Mais surtout, elle perd l’homophonie avec le nom du rival de Humbert Humbert, Clare Quilty, dont la signature, inscrite dans le paysage, suggère la dimension obsessionnelle de la mémoire du héros.

22 Voir l’article de Sebald consacré à Nabokov où il souligne que « son œuvre contient un grand nombre de passages écrits du haut du ciel pourrait-on dire. » (« Textures de rêves, note sur Nabokov » (1996) repris dans Campo Santo, traduit par P. Charbonneau et S. Muller, Actes Sud, 2009, p. 177-185).

23 Voir l’article « The Facts of fiction, or the figure of Vladimir Nabokov in W. G. Sebald », dans lequel Leland de la Durantaye relève systématiquement la manière dont la vie et l’œuvre de Nabokov sont intégrées aux différents récits des Émigrants et analyse ces jeux intertextuels sous l’angle des relation ambiguës entre réalité et fiction chez Sebald.

24 Dans ce journal fictif, que Sebald a qualifié de « falsification », les allusions à l’Itinéraire de Paris à Jérusalem et de Jérusalem à Paris de Chateaubriand et au Voyage en Orient de Flaubert sont très nombreuses comme l’a montré Peter Schmucker (« « Et vous, Madame, me reconnaissez-vous ? Intertextuelle Beziehungen bei W. G. Sebald am Beispiel von Chateaubriand », « art. cit. », p. 145-153).

25 W. G. Sebald, Die Ausgewanderten, Vier lange Erzählungen, Frankfurt am Main, Fischer Taschenbuch Verlag, 1994, p.  214-215. Les références seront désormais données après la citation.

26 W. G. Sebald, Les Émigrants, quatre récits illustrés, trad. par P. Charbonneau, Arles, Actes Sud, (coll. « Babel »), 1999, p. 172. Les références seront désormais données après la citation.

27 Mémoires d’Outre-Tombe, livre deuxième, chap. 3, éd. cit., vol. 1, p. 54. Dans son article sur Chateaubriand dans l’œuvre de Sebald, Peter Schmucker rapproche la fin du journal d’Ambros d’un passage du Voyage en Orient de Flaubert, mais il ne mentionne pas cette citation presque littérale des Mémoires d’Outre-Tombe (« art. cit. », p. 148).

28 Ce double mouvement contradictoire de bas en haut et de haut en bas peut être rapproché du célèbre plan de Vertigo sur l’escalier fatal où Hitchcock suggère le vertige de James Stewart en associant un travelling arrière avec un effet de zoom avant. (Voir « Penser, penché » de Georges Didi-Huberman, art. cit., p. 202).

29 Sans citer Chateaubriand, Sebald donne un commentaire intéressant de ce passage dans un entretien avec Eleanor Wachtel qui l’interroge justement sur cette étrange image des tours : « C’est un peu comme quand vous tenez des jumelles à l’envers… (…) Vous regardez du bon côté et quoi que vous ayez pu regarder vous voyez cette chose devant vous agrandie ; vous retournez les jumelles et bizarrement, bien que l’image soit plus éloignée, elle vous semble plus précise. C’est comme si vous regardiez au fond d’un puits. Me plonger dans le passé m’a toujours donné une sensation de vertige. C’est ce désir, presque, ou cette tentation de vous jeter dans le puits, de passer par-dessus bord et de vous précipiter au fond. Le passé a quelque chose de terriblement attirant pour moi. Le futur ne m’intéresse que très peu. » (L’Archéologue de la mémoire, Conversations avec W. G. Sebald, traduit de l’anglais par D. Chartier et P. Charbonneau, Arles, Actes Sud, 2009, p. 56).

30 La première œuvre de Sebald, parue en 1990, deux ans avant Die Ausgewanderten, s’intitulait précisément Schwindel. Gefülhe, traduit en français par Vertiges et associait la mémoire à un piège dans lequel le narrateur, littéralement pris de vertiges, risquait de se perdre.

31 Voir par exemple L’exploit (Glory) dans lequel les vues des montagnes suisses jouent un rôle déterminant dans le destin du personnage.

32 Dans son entretien avec Eleanor Wachtel, à la question de savoir si les apparitions récurrentes de Nabokov dans Les Émigrants sont un signe annonciateur de joie ou de mort, Sebald répond : « C’est l’un et l’autre. »

33 Georges Didi Huberman, « Penser penché », « art. cit. », p. 197.

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