ISSN 2421-5813

Résumé  Si les Voyages extraordinaires sont une somme des connaissances de la science moderne, ils sont aussi le témoignage de la passion de Jules Verne pour la géographie en particulier. Géographe amateur, passionné de voyages, Verne a fait de cette discipline le moteur de ses romans, et des paysages de ses intrigues des personnages à part entière. Enfin, la géographie est un des instruments centraux de la poétique vernienne, car, sous couvert de rigueur savante, elle permet l’ouverture du roman scientifique à la fiction, au mythe et à la poésie.

Abstract  Jules Verne’s Voyages extraordinaires are a summary of contemporary sciences, and also a testimony of his passion for geography. The author himself was a geography enthusiast and a keen traveler. Not only did he make of geography the starting point of his novels, but also a character and a key element to understand his approach to fiction. Indeed, geography is used by the author to give scientific relevance to his work and to introduce fiction, myth and poetry into the novel.

Mots-clés  Jules Verne – géographie – voyage – roman d’aventures – poétique

Keywords  Jules Verne – geography – voyage – adventure fiction – approaches to fiction

Dans l’ « Avertissement de l’éditeur » aux Voyages et aventures du capitaine Hatteras (1866), l’éditeur Pierre-Jules Hetzel expose le projet didactique – et symbolique du XIXe siècle positiviste – de l’auteur des Voyages extraordinaires : « [l’ambition] de résumer toutes les connaissances géographiques, géologiques, physiques, astronomiques, amassées par la science moderne, et de refaire, sous la forme attrayante et pittoresque qui lui est propre, l’histoire de l’univers ».

Remarquons d’emblée que la géographie occupe la première place de l’énumération de l’éditeur : souhait de Jules Verne ou simple hasard ? Toujours est-il que la géographie est une science qu’affectionne particulièrement l’auteur des Voyages extraordinaires, et qui bénéficie d’un traitement privilégié dans son œuvre[1].

« [L]a géographie est à la fois ma passion et mon sujet d’étude »[2]

Jules Verne a toujours revendiqué un goût personnel prononcé pour la géographie : « J’ai été élève au Lycée de Nantes où je suis resté jusqu’à la classe de rhétorique, puis on m’envoya à Paris étudier le droit. Ma matière préférée a toujours été la géographie »[3]. Verne attribuait en partie cet intérêt à « la période de découvertes remarquables » dans laquelle il « [avait eu] la chance d’être né »[4]. Le XIXe siècle est en effet une période d’exploration et de découvertes géographiques effrénées : désir de cartographier définitivement les océans, et en particulier le Pacifique mal connu, course aux pôles et recherche du Passage du Nord-Ouest, expéditions dans les terres sauvages d’Australie et du continent africain, premières ascensions spectaculaires, colonialisme forcené…

C’est à cette passion pour la géographie, partagée par un lectorat qu’Hetzel souhaite toucher dès les bancs de l’école, que Verne, ce grand lecteur de récits de voyage, doit son premier succès et son lancement dans le monde littéraire : « Je crois vraiment que c’est ma passion des cartes et des grands explorateurs du monde entier qui m’a amené à rédiger le premier de ma longue série de romans géographiques »[5]. Le terme est révélateur : Jules Verne est l’inventeur et le spécialiste des « romans géographiques », qui donnent à découvrir des régions inconnues ou méconnues, recensent les avancées et les épreuves à franchir, louent le courage et l’ingéniosité des hommes qui repoussent les limites de la connaissance.

À partir de 1865 et pendant trente-quatre années, Jules Verne est membre de la Société de Géographie de Paris[6] – il ne la quitte que parce que, vivant à Amiens, il ne peut plus assister autant qu’il le désire aux réunions. Toute sa vie, grâce à cette Société et plus tard la reconnaissance que lui apporte son œuvre, Verne a eu l’occasion de lire et fréquenter des savants et explorateurs – sur les traces desquels partent ensuite ses personnages – qui nourrissent son savoir et son imagination littéraire : le géographe Élisée Reclus, auteur de la Nouvelle Géographie universelle (1875-1894) ou le géographe-explorateur Jacques Arago et son frère physicien François Arago, qui introduisent Verne auprès d’explorateurs, scientifiques et géographes[7]. Verne a lui-même écrit, à côté des Voyages extraordinaires, des ouvrages scientifiques de géographie : une Géographie illustrée de la France (1866), et l’Histoire générale des grands navigateurs et des grands voyageurs (1870-1880, en trois volumes).

La méthode de travail du romancier Verne lui permet de concilier travail et plaisir : pour trouver de la documentation sur les régions qu’il décrit dans ses romans, il consulte des récits de voyages d’explorateurs anciens et contemporains, des atlas, des revues :

Pour vous donner une idée de mes lectures, je viens ici [la bibliothèque de la Société industrielle d’Amiens] chaque jour après le repas de midi, je me mets immédiatement au travail et je lis d’un bout à l’autre quinze journaux différents […]. Je lis aussi entièrement les bulletins des Sociétés scientifiques et en particulier ceux de la Société de Géographie, car vous remarquerez que la géographie est à la fois ma passion et mon sujet d’étude.[8] 

L’écrivain Edmondo De Amicis prétend même que les romans de Jules Verne commencent d’abord par un choix géographique avant de se développer autour d’un personnage, d’une intrigue :

À l’inverse de ce que je croyais, il ne se lance pas dans des recherches sur un pays après avoir imaginé les personnages et l’action du roman qui doit s’y dérouler. Au contraire, il se livre d’abord à de nombreuses lectures historiques et géographiques relatives aux pays mêmes, comme s’il n’avait rien d’autre à faire qu’une description étendue et détaillée : les personnages, les faits principaux et les épisodes du roman surgissent pendant ses lectures, inspirés par les lectures mêmes, dans lesquelles il n’avance pas avec la curiosité étroite et la frénésie d’un chercheur de notes qui serviraient à autre chose, mais avec l’amour et le plaisir d’un passionné de ce genre d’études.[9] 

Mais Jules Verne n’est-il qu’un géographe-lecteur, un simple amateur éclairé de récits de voyages, un « voyageur dans un fauteuil » ?

S’il n’a pas autant voyagé que ses héros, et s’il revendique un goût pour la vie calme et studieuse, Verne est néanmoins bel et bien un « voyageur » selon les critères de son époque et de sa classe sociale. Le « bon bourgeois d’Amiens », comme on a aimé à le représenter[10], a dans sa jeunesse et son âge mûr effectué plusieurs voyages et croisières à bord de ses trois bateaux de plaisance successifs (sur lesquels il aime particulièrement écrire au calme) : il a visité l’Angleterre et l’Écosse, la Scandinavie, a traversé l’Atlantique à bord du Great-Eastern (le plus grand paquebot de son époque) pour visiter l’Amérique, caboté tout autour de la Méditerranée. En 1873, il effectue une rapide ascension en ballon. Dans les entretiens qu’il donne à la fin de sa vie, Verne se remémore ces voyages avec plaisir et évoque son regret de ne pas pouvoir retourner en Amérique, ni entreprendre de nouveaux voyages pour des raisons de santé[11]Il se console par la lecture et par le biais des aventures de ses personnages.

Des aventures géographiques

Ce serait une erreur de penser que le lieu géographique n’est qu’une toile de fond aux aventures des héros verniens. En vérité, il est même l’objet de leur quête. Une grande partie des Voyages extraordinaires ne raconte rien d’autre que le combat mené par l’homme pour atteindre ou traverser les paysages encore vierges ou à peine abordés par la civilisation : les pôles Nord et Sud dans Aventures du capitaine Hatteras et Le Sphinx des glaces, les régions polaires hostiles dans Le Pays des fourrures ou Michel Strogoff, les terres inexplorées du continent africain dans Cinq semaines en ballon ou celles de l’Amazonie dans La Jangada, les fonds marins dans Vingt mille lieues sous les mers ou « terrestres » dans Voyage au centre de la Terre, l’infini spatial dans Autour de la Lune ou Hector Servadac.

Verne s’intéresse particulièrement à la confrontation entre le génie de l’homme et la puissance de la nature, incarnée dans les obstacles géographiques. C’est pourquoi les personnages verniens sont véritablement héroïques lorsqu’ils affrontent des situations de « géographie de l’extrême »[12]. Leur obstination, leur courage, leur audace se révèlent au cours du voyage au caractère hautement initiatique[13].

Lidenbrock dans Voyage au centre de la Terre est un exemple parmi d’autres de héros mû par une véritable passion de toucher l’inaccessible. Pour cela, il affronte des obstacles géographiques parmi les plus difficiles du corpus vernien. Ce professeur de minéralogie est l’incarnation du savant dont l’engouement pour son domaine de recherche finit par aveugler toute raison : entré dans le volcan islandais, alors que son neveu vient tout juste d’échapper à la mort et que les explorateurs n’ont plus d’eau pour poursuivre leur route, le professeur refuse d’écouter les sages conseils d’Axel et de faire demi-tour :

« Quoi ! vous ne voulez pas ?…
− Renoncer à cette expédition, au moment où tout annonce qu’elle peut réussir ! Jamais !
− Alors il faut se résigner à périr ?
− Non, Axel, non ! pars. Je ne veux pas ta mort ! Que Hans t’accompagne. Laisse-moi seul !
− Vous abandonner !
− Laisse-moi, te dis-je ! J’ai commencé ce voyage ; je l’accomplirai jusqu’au bout, ou je n’en reviendrai pas. Va-t’en Axel, va-t’en ! »
Mon oncle parlait avec une extrême surexcitation. Sa voix, un instant attendrie, redevenait dure, menaçante. Il luttait avec une sombre énergie contre l’impossible.[14]

Pourtant, c’est bien au fond de la Terre que Lidenbrock révèle le meilleur de lui-même : face aux conditions extrêmes imposées par l’exploration spéléologique (fatigue, chaleur, obscurité, manque d’eau), le redoutable et irascible professeur repousse ses limites physiques et témoigne de son affection pour son neveu[15] – à la grande surprise de celui-ci :

« Pauvre enfant ! » murmura-t-il avec un véritable accent de pitié.
Je fus touché de ces paroles, n’étant pas habitué aux tendresses du farouche professeur. Je saisis ses mains frémissantes dans les miennes. Il se laissa faire en me regardant. Ses yeux étaient humides.[16]

À l’inverse de Lidenbrock, Hatteras, s’il est porté par une même passion – dans son cas atteindre le premier le pôle Nord géographique[17] –, se déshumanise de plus en plus à mesure qu’augmente l’intensité de sa lutte contre les éléments. Rapidement dans l’expédition son équipage se mutine et abandonne sur la banquise le capitaine et ses derniers alliés. Il en faut plus pour arrêter Hatteras : « Je jure pourtant que pas un être vivant ne me fera dévier de ma ligne de conduite »[18] : les obstacles naturels du paysage seuls le pourraient ; mais Hatteras est précisément le genre d’homme qui s’obstine toujours plus à mesure que les obstacles apparaissent sur son chemin – même un maelström dans les mers polaires ne peut avoir raison de lui. Son désir d’atteindre le pôle géographique finit par toucher à une forme de fureur : découvrant que son but est dans la gueule d’un volcan, il manque de se jeter dedans pour être le premier à fouler le pôle. Il faut rappeler ici que dans la première version du roman, Hatteras touchait véritablement au pôle, mais au prix de sa vie puisqu’il mourrait en se précipitant dans le volcan ; Hetzel a refusé cette fin pour ses jeunes lecteurs, et dans la version définitive Hatteras est sauvé in extremis – mais devient fou[19].

Au-delà du combat de l’homme avec l’espace : symbiose et contamination

L’objet de la quête – le lieu géographique vierge – n’attend pas patiemment qu’on le découvre. Dans certains romans verniens, la lutte que le héros doit mener contre lui pour le conquérir lui confère le statut de personnage à part entière. C’est un duel épique qui peut avoir deux conséquences : une contamination contre-nature, ou à l’inverse une symbiose inattendue entre l’homme et le paysage extrême.

Un exemple de contamination se trouve dans le personnage d’Hatteras. On sait qu’il vit dans le seul but d’être le premier homme à atteindre le pôle Nord géographique ; son apparence physique semble avoir été modelée par son esprit pour lui permettre d’affronter les conditions hostiles de ce paysage, et surtout l’emporter dans sa lutte contre le pôle :

À vingt ans déjà, il possédait la constitution vigoureuse des hommes maigres et sanguins : une figure énergique, à lignes géométriques arrêtées, un front élevé et perpendiculaire au plan des yeux, ceux-ci beaux, mais froids, des lèvres minces dessinant une bouche avare de paroles, une taille moyenne, des membres solidement articulés et mus par des muscles de fer formaient l’ensemble d’un homme doué d’un tempérament à toute épreuve. À le voir, on le sentait audacieux, à l’entendre, froidement passionné ; c’était un caractère à ne jamais reculer, et prêt à jouer la vie des autres avec autant de conviction que la sienne.[20]

C’est ainsi qu’Hatteras est le seul à ne pas souffrir du froid pendant l’hivernage forcé ; en contrepartie, sa monomanie l’a éloigné du genre humain en lui conférant des traits de son adversaire : silence, froideur du regard, insensibilité pour le sort d’autrui.

À l’inverse, dans L’Île mystérieuse, c’est le paysage qui est contaminé par la main de l’homme. Dans cette robinsonnade, les naufragés transforment l’île vierge avant leur arrivée en un lieu de vie répondant à leurs besoins. Ils creusent, plantent, dynamitent pour aménager une grotte en un confortable salon bourgeois – avec ascenseur ! –, débuter une culture de blé, installer le télégraphe, etc.

Mais l’affrontement intime de l’homme avec le paysage extrême n’aboutit pas toujours à la victoire de l’un sur l’autre : loin d’espérer une industrialisation brutale des contrées vierges, Jules Verne rêve d’une vie où les deux adversaires vivent en harmonie. C’est ainsi que Nemo apatride se réfugie dans la mer accueillante – bien loin de la mer du roman d’aventure contemporain qui dévore les matelots, noie les passagers et coule les navires, elle offre au Nautilus et à son équipage des vivres, mais aussi des vêtements, des teintures, du parfum, de l’encre et des plumes… : « la mer fournit à tous mes besoins […] Tout me vient maintenant de la mer comme tout lui retournera un jour ! »[21].

Le projet positiviste au service de la nature ?

Comme il a été rappelé, le projet positiviste de Jules Verne et Pierre-Jules Hetzel avec les Voyages extraordinaires était celui d’un état des lieux des découvertes scientifiques et des avancées technologiques contemporaines. Il s’accompagne évidemment d’une valorisation de l’homme moderne savant et entreprenant. Il est certain que Jules Verne croit en les bienfaits technologiques et scientifiques de son temps : il appelle par exemple de ses vœux des améliorations des conditions de vie grâce à ces progrès – voir à ce sujet ses cités utopiques France-Ville dans Les Cinq Cents Millions de la Bégum, Amiens rêvée dans Une Ville idéale, ou même le Nautilus. Mais cette croyance positiviste n’est pas un aveuglément chez cet auteur conscient des inégalités et injustices sociales de son époque. On peut remarquer que, tout au long de son œuvre, la représentation vernienne du paysage grandiose – celui des défis – est autant valorisée que la figure de l’explorateur triomphant. La puissance de la nature est un thème qui traverse toute son œuvre : le tremblement de terre suivi d’une éruption dans Voyage au centre de la Terre a raison de l’expédition des personnages ; la foudre frappe de sa colère les ambitions prométhéennes de Robur dans Maître du monde et le prive définitivement de ses ailes ; un maelström engloutit Nemo et son Nautilus quand le capitaine prétend affronter toutes les forces naturelles… Même les distances à traverser sont un rappel constant de la petitesse de l’homme ; et bien que celui-ci trouve des solutions ingénieuses, ces dernières ne sont pas toujours un gage de sa victoire.

On pourrait ainsi voir les célèbres machines verniennes moins comme des célébrations de l’ingéniosité de l’homme que comme des outils, sorte de prothèses, nécessaires à l’homme pour se mesurer au gigantisme du paysage extrême : Ardan a besoin d’un obus improbable pour s’arracher à l’attraction terrestre, Nemo de son sous-marin merveilleux pour respirer sous l’eau, Robur de son navire-volant pour parcourir les cieux, franchir l’Everest et les océans. Le héros est inséparable de sa machine, comme rivé à elle : il ne la quitte plus, ne vit que par et pour elle ; pour stopper l’homme, c’est la machine qu’on attaque : dans Robur-le-Conquérant, les captifs du navire-volant le dynamitent pour « briser les ailes » de son inventeur. 

La géographie comme instrument du romanesque

La géographie a donc une place importante chez Jules Verne, dans sa vie personnelle comme dans son œuvre où elle est à la fois le but de l’aventure, un personnage à part entière, voire l’idée autour de laquelle le roman se construit. Mais elle a aussi un dernier rôle, et non des moindres : la géographie est un outil de la poétique de Jules Verne.

On connaît le didactisme caractéristique de l’auteur des Voyages extraordinaires : le plus petit détail de l’aventure est une excuse pour introduire le discours objectif et scientifique, soutenu par une succession d’explications techniques et de rappels historiques. Ce caractère très formel, parfois renforcé par le recours à un narrateur dont l’honnêteté et la rigueur scientifiques ne peuvent pas être remises en question (par exemple le professeur Aronnax), est une sorte de caution sérieuse donnée à l’histoire parfois rocambolesque du roman. La science donne une légitimité à la fiction : grâce au vernis préventif rationnel, les aventures géographiques fictives des personnages verniens sont tolérées – voire confondues avec la réalité. C’est ainsi que les espaces imaginaires entrent dans la somme des « mondes connus et inconnus » que Verne se proposait de faire découvrir dans son œuvre : les pôles, l’espace avec l’intrépide Michel Ardan, les fonds marins à bord du Nautilus

Mais avec ces exemples le lecteur du XIXe siècle se situe encore dans des espaces possibles (encore non atteints, mais cela ne saurait tarder, comme le XXe siècle l’a prouvé) ; or Verne va plus loin, et n’hésite pas à glisser dans ces paysages des espaces géographiques qui relèvent purement de l’imagination : une immense grotte souterraine où la vie préhistorique s’épanouit encore, ou même l’Atlantide :

Là, sous mes yeux, ruinée, abîmée, jetée bas, apparaissait une ville détruite, ses toits effondrés, ses temples abattus, ses arcs disloqués, ses colonnes gisant à terre, où l’on sentait encore les solides proportions d’une sorte d’architecture toscane ; plus loin, quelques restes d’un gigantesque aqueduc ; ici l’exhaussement empâté d’une acropole, avec les formes flottantes d’un Parthénon ; là, des vestiges de quai, comme si quelque antique port eût abrité jadis sur les bords d’un Océan disparu les vaisseaux marchands et les trirèmes de guerre ; plus loin encore, de longues lignes de murailles écroulées, de larges rues désertes, toute une Pompéi enfouie sous les eaux, que le capitaine Nemo ressuscitait à mes regards !
Où étais-je ? Où étais-je ? Je voulais le savoir à tout prix, je voulais parler, je voulais arracher la sphère de cuivre qui emprisonnait ma tête.
Mais le capitaine Nemo vint à moi et m’arrêta d’un geste. Puis, ramassant un morceau de pierre crayeuse, il s’avança vers un roc de basalte noire et traça ce seul mot :
                                                                        ATLANTIDE.[22]

L’aventure géographique « sérieuse » des héros et le discours scientifique légitiment un paradoxal retour à la fiction : mythes modernes de la mer libre au pôle, mythes antiques de la terre creuse ou de l’Atlantide, mais aussi figures mythologiques : les personnages verniens ne sont pas sans évoquer Hercule (dans leur portrait et leur détermination), Prométhée (pour  le désir d’un Nemo ou d’un Hatteras d’apporter une nouvelle connaissance à l’humanité), Œdipe (avec Michel Strogoff) ou Ulysse (Phileas Fogg)[23]. Verne a aussi régulièrement recours au genre fantastique[24] : comment qualifier autrement l’extraordinaire paysage du centre de la Terre d’une immense mer intérieure colérique, bordée d’une forêt de champignons géants et peuplée d’animaux antédiluviens gardés par un titan humanoïde… ? On retrouve cette touche fantastique plus subtilement dans les détails du texte, par exemple dans les descriptions des jeux de lumière du paysage vierge :

Les rivages de la mer avaient depuis longtemps disparu derrière les collines de l’ossuaire. L’imprudent professeur, s’inquiétant peu de s’égarer, m’entraînait au loin. Nous avancions silencieusement, baignés dans les ondes électriques. Par un phénomène que je ne puis expliquer, et grâce à sa diffusion, complète alors, la lumière éclairait uniformément les diverses faces des objets. Son foyer n’existait plus en un point déterminé de l’espace et elle ne produisait aucun effet d’ombre. […] Toute vapeur avait disparu. Les rochers, les montagnes lointaines, quelques masses confuses de forêts éloignées, prenaient un étrange aspect sous l’égale distribution du fluide lumineux. Nous ressemblions à ce fantastique personnage d’Hoffmann qui a perdu son ombre.[25]

C’est cette sensibilité à la lumière enfin qui permet, entre autres, de trouver chez l’auteur de romans scientifiques des touches de poésie insoupçonnées dans les descriptions des espaces rêvés :

C’était comme l’épanouissement d’un cratère, comme l’éparpillement d’un immense incendie. Des milliers de fragments lumineux allumaient et rayaient l’espace de leurs feux. Toutes les grosseurs, toutes les couleurs, toutes s’y mêlaient. C’étaient des irradiations jaunes, jaunâtres, rouges, vertes, grises, une couronne d’artifices multicolores. Du globe énorme et redoutable, il ne restait plus rien que ces morceaux emportés dans toutes les directions, devenus astéroïdes à leur tour, ceux-ci flamboyants comme une épée, ceux-là entourés d’un nuage blanchâtre, d’autres laissant après eux des trainées éclatantes de poussière cosmique.[26]

Dans ses préfaces, Jules Verne se présentait comme l’auteur d’une œuvre crédible et rigoureuse ; ce jeu d’utilisation d’un contexte scientifique et géographique légitimant le recours à la pure fiction est néanmoins bien la preuve que l’écrivain n’était pas si inflexible dans sa conception du roman d’aventures, mais plutôt amateur d’une forme de liberté littéraire et d’une indéniable fantaisie. Comme tout bon géographe, Verne a finalement su réserver dans l’œuvre méthodique une place à l’imagination, au mythe, au fantastique et à la poésie, afin que son lecteur rêve à son tour de voyages – réels aussi bien que fictifs.

Léa Pradel

Université de Strasbourg

Bibliographie

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CLAMEN Michel, Jules Verne et les sciences. Cent ans après, Paris, Belin, coll. « Regards », 2005.

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COTARDIÈRE Philippe de la (dir.), Jules Verne. De la science à l’imaginaire, Paris, Larousse, 2004.

DUMAS Olivier, « Jules Verne retrouvé ou Le héros vernien trahi par Hetzel », dans BESSIÈRE Jean (dir.), Modernités de Jules Verne, Paris, Presses Universitaires de France, 1988, p. 11-20.

DUPUY Lionel, « Jules Verne et la géographie française de la deuxième moitié du XIXe siècle », Annales de Géographie, 120e année, n° 679, mai-juin 2011, p. 225-245.

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KUHNLE Till R., « Le monde transformé en intérieur – cartographie et inventaires dans les récits de voyage de Jules Verne et de Karl May », dans MALEVAL Véronique, PICKER Marion, GABAUDE Florent (dir.), Géographie poétique et cartographie littéraire, Limoges, Pulim, coll. « Presses Universitaires de Limoges », 2012, p. 243-259.

PAUMIER Jean-Yves, Jules Verne : Voyageur extraordinaire. La géographie des mondes connus et inconnus, Grenoble, Éditions Glénat, coll. « La Société de Géographie », 2005.

VERNE Jules, Voyage au centre de la Terre, 1864, Paris, Omnibus, 2002.

−, Aventures du capitaine Hatteras, 1866, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 2005.

−, Autour de la Lune, 1869, Paris, Garnier-Flammarion, 1978.

−, Vingt mille lieues sous les mers, 1870, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2012.

−, L’Île mystérieuse, 1875, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2012.

−, Le Sphinx des glaces, 1897, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2012.

−, Maître du monde, 1904, Paris, Omnibus, 2002.

VIERNE Simone, Jules Verne et le roman initiatique : contribution à l’étude de l’imaginaire, Paris, Éditions du Sirac, 1973.

VIERNE Simone, « Jules Verne et le fantastique », dans Colloque d’Amiens (11-13 novembre 1977) « Jules Verne, écrivain du XIXe siècle » pour le 150e anniversaire de la naissance de l’écrivain, Université de Picardie, Société des Études Romantiques, Société Jules Verne, Centre Universitaire de Recherches verniennes, II – Jules Verne : filiations, rencontres, influences, Paris, Librairie Minard, 1980, p. 141-154.

 

POUR CITER CET ARTICLE 

Léa Pradel, « Jules Verne, le romancier-géographe », Nouvelle Fribourg, n. 4, Juin 2019, URL : https://www.nouvelle-fribourg.com/archives/jules-verne-le-romancier-geographe/

 

 

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NOTES

1 La bibliographie non-exhaustive en fin d’article témoigne des nombreux et précieux travaux réalisés sur le sujet.

2 Robert Sherard, « Jules Verne at home. His own account of his life and work », McClure’s Magazine, vol. II, n° 2, janvier 1894, dans Daniel Compère, Jean-Michel Margot (dir.), Entretiens avec Jules Verne (1873-1905), Genève, Éditions Slatkine, 1998, p. 92.

3 Ibid., p. 88.

4 Marie A. Belloc, « Jules Verne at home », The Strand Magazine, vol. IX, février 1895, dans Daniel Compère, Jean-Michel Margot (dir.), op. cit., p. 102.

5 Ibid., p. 101. Ce premier roman est Cinq semaines en ballon (1863), issu du désir de décrire les terres intérieures africaines encore très méconnues à l’époque.

6 Voir Michel Clamen, Jules Verne et les sciences. Cent ans après, Paris, Belin, coll. « Regards », 2005. La présence d’un romancier tel que Verne était particulièrement appréciée par les savants et explorateurs pour son travail de vulgarisation.

7 Voir Lionel Dupuy, « Jules Verne et la géographie française dans la deuxième moitié du XIXe siècle », Annales de Géographie, 120e année, n° 679, mai-juin 2011, p. 225-245.

8 Robert Sherard, « Jules Verne at home. His own account of his life and work », dans Daniel Compère, Jean-Michel Margot (dir.), op. cit., p. 91-92.

9 Edmondo De Amicis, « Una visita a Jules Verne », Nuova Antologia, 1er novembre 1896, dans Daniel Compère, Jean-Michel Margot (dir.), op. cit., p. 112-113. Néanmoins nous n’avons pas trouvé d’autre témoignage de cette méthode.

10 Ce qui ne cessait pas d’étonner les lecteurs, surpris de ne pas se retrouver face à « un monsieur long comme un jour sans pain, des muscles d’airain, des traits burinés et des cheveux en bataille, une sorte d’aventurier littéraire, qui se sent partout à l’étroit et toujours prêt à tout moment de jeter l’encrier et d’emprunter le prochain ballon pour s’envoler vers l’immensité pleine de mystères » (Sigmund Feldmann en 1898, dans Daniel Compère, Jean-Michel Margot (dir.), op. cit., p. 128).

11 En 1885, Verne a dû se séparer de son yacht le Saint-Michel III, trop coûteux à entretenir, et en 1886 son neveu Gaston lui a tiré dans la jambe dans une crise de folie et l’a laissé boiteux.

12 Selon la formule de Michel Fabre dans « Jules Verne humaniste ? », Le Télémaque, n° 21, 2002/1, p. 7-10.

13 Voir à ce sujet l’étude de Simone Vierne, Jules Verne et le roman initiatique : contribution à l’étude de l’imaginaire, Paris, Éditions du Sirac, 1973.

14 Jules Verne, Voyage au centre de la Terre, Paris, Omnibus, 2002, p. 140.

15 Axel lui se « désembourgeoise » à mesure que les explorateurs descendent, en troquant son amour du confort pour un engouement pour l’aventure. Lidenbrock n’est donc pas le seul à se découvrir au cours de cette expédition.

16 Jules Verne, Voyage au centre de la Terre, op. cit., p. 139.

17 Rappelons que les pôles sont à l’époque une grande passion aussi dans la réalité : c’est au XIXe que les grandes nations multiplient les expéditions à la recherche d’une route maritime reliant l’Atlantique au Pacifique, soit par le Nord de la Russie (détroit de Béring), soit par l’archipel Arctique canadien (passage du Nord-Ouest). Les hommes qui se sont lancés dans ces expéditions n’ont rien à envier à la bravoure et l’obstination d’un Hatteras.

18 Jules Verne, Aventures du capitaine Hatteras, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 2005, p. 187.

19 Sur la forte influence d’Hetzel sur Jules Verne, voir notamment Jean Bessière (dir.), Modernités de Jules Verne, Paris, PUF, 1988, p. 14-15, et Jean Chesneaux, Jules Verne. Un regard sur le monde. Nouvelles lectures politiques, Paris, Bayard Éditions, 2001, p. 250-251. Verne se consolera de ne pas pouvoir suicider son Hatteras avec la superbe phrase finale du roman, où le héros fou n’est plus qu’une boussole brisée : « Le capitaine John Hatteras marchait invariablement vers le Nord ».

20 Jules Verne, Aventures du capitaine Hatteras, op. cit., p. 145-146.

21 Jules Verne, Vingt mille lieues sous les mers, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2012, p. 813-814.

22 Jules Verne, Vingt mille lieues sous les mers, op. cit., p. 1074.

23 Voir à ce sujet l’article de Michel Fabre, « Jules Verne humaniste ? », op. cit., p. 8.

24 Simone Vierne, dans les actes du Colloque d’Amiens (11-13 novembre 1977) « Jules Verne, écrivain du XIXe siècle », t. II, Jules Verne – filiations, rencontres, influences, Paris, Minard, 1980, rappelle l’attirance de Verne pour le genre fantastique tout au long de sa vie.

25 Jules Verne, Voyage au centre de la Terre, op. cit., p. 241.

26 Jules Verne, Autour de la Lune, Paris, Garnier-Flammarion, 1978, p. 378-379.

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