«La Cuisine de Marguerite», la création durassienne de la plume aux fourneaux
Résumé Alors que La Cuisine de Marguerite, ouvrage « de » Marguerite Duras publié par son fils de manière posthume sans l’accord de son exécuteur littéraire, est souvent envisagé du point de vue polémique et juridique, il est également intéressant à un tout autre niveau : celui de son apport littéraire en ce qu’il s’inscrit ou non dans l’œuvre de Duras et en ce qu’il peut apporter à la lecture de celle-ci. La cuisine et la nourriture sont des éléments clés de l’œuvre de cette écrivaine et il est possible d’étudier certains moments charnières de ses romans en les mettant en regard de cet ouvrage centré autour de recettes de cuisine. Cette démarche permet à la fois de relire La Cuisine de Margueritecomme un ouvrage marqué d’une empreinte littéraire et de mettre en valeur les scènes de l’œuvre romanesque de Duras ayant un lien avec la nourriture, les repas, en leur donnant une profondeur nouvelle.
Mots-clés Duras – Cuisine – Nourriture – Littérarité – Comparatisme
Abstract While the book La Cuisine de Marguerite, “written by” Marguerite Duras, is often considered from a controversial or judicial point of view, as it was published by her son against the will of her executor, this article aims to study the book from another perspective. Which new insight can this book provide on the fictional work of Duras? Cooking and food in general are key elements of her fictional world. Its posthumous publication allows the reader to analyze crucial moments of other books centered on these themes. Thanks to a comparative perspective, La Cuisine de Marguerite regains its literary dimension and invites to read and interpret in a whole different way fictional scenes containing references to food and meals in Duras’s works.
Keywords Duras – Kitchen – Food – Literary canon – Comparative method
Un texte montage, entre reprises littéraires et travaux génétiques
En 1999, La Cuisine de Marguerite[1] est publié par Michèle Kastner, éditrice chez Benoît Jacob, et Jean Mascolo, fondateur de la maison d’édition et fils de Marguerite Duras, contre l’avis de l’exécuteur littéraire de cette dernière. Un contexte de parution polémique, une interdiction de diffusion ; c’est souvent ce que l’on retient de cet ouvrage. Cependant, une réduction de lecture à la controverse autour de la publication de ce livre empêche de s’interroger au sujet de son inscription dans l’œuvre de Marguerite Duras, ainsi que de sa dimension proprement littéraire. La construction et la structure de cet ouvrage invitent à établir une confrontation de celui-ci avec les autres écrits, romans ou essais, de Duras constituant une constellation protéiforme qui exploite régulièrement et de multiples manières les thèmes de la nourriture, des aliments et des repas. Ces derniers sont souvent associés à des espaces précis, des imaginaires littéraires ou des rapports particuliers entre les personnages.
Le travail posthume de publication de cet ouvrage allie à la fois la retranscription dactylographiée des brouillons inédits de recettes de cuisine de Duras, issues d’un cahier qu’elle avait songé à faire publier dans La Vie matérielle[2], des photographies de ces brouillons, d’autres clichés personnels d’espaces liés à l’activité culinaire ainsi que des extraits de textes de l’écrivaine publiés, de son vivant, dans d’autres ouvrages. Comment La Cuisine de Marguerite, ouvrage hybride, peut-il être relu, dans une perspective de mise en regard avec l’œuvre de l’écrivaine, comme un élément éclairant au sujet du traitement de la nourriture en son sein ? Contribue-t-il à une ouverture vers d’autres pistes de lecture de l’œuvre elle-même en mettant l’accent sur des thèmes échappant jusqu’ici à l’analyse ?
Marguerite Duras elle-même n’est pas, il est vrai, à l’origine du montage original de cet ouvrage. Cependant, ce dernier est construit a posteriori comme pouvant s’apparenter à un objet de recherche littéraire d’approche génétique. Il peut être envisagé comme un moyen d’archiver un patrimoine écrit appartenant à une écrivaine à l’œuvre plurielle ou comme relevant d’une volonté de mettre en lumière un processus de création.
Cette notion de processus est peut-être la clé d’une lecture initiale, d’une première appréhension de cet ouvrage puisque Duras elle-même, dans un entretien publié dans La Vie matérielle et retranscrit dans La Cuisine de Marguerite, met en parallèle la démarche de la cuisine et celle de l’écriture : « rentrer dans ce silence c’était comme rentrer dans la mer. C’était à la fois un bonheur et un état très précis d’abandon à une pensée en devenir, c’était une façon de penser ou de non penser peut-être – ce n’est pas loin – et déjà, d’écrire »[3]. À travers cet ouvrage montage, sa construction et son articulation autour d’un thème précis, un parallélisme est mis en avant entre la cuisine et l’écriture en tant que processus solitaires et s’inscrivant dans un temps précis. Cela permet de donner une légitimité nouvelle à ces textes et d’en faire des éléments essentiels de l’analyse de l’œuvre de Duras. En effet, au même titre que l’activité culinaire, l’écriture est pour Duras une activité solitaire et par ce prisme, elles se retrouvent comparables. Dans cette optique, les ouvrages qui nous intéresseront ici sont centrés autour de personnages de femmes particulièrement marquées par cette solitude : Un Barrage contre le Pacifique et L’Amant de la Chine du Nord, avec le personnage de « L’enfant » ou « Suzanne » pour le « Cycle Indochinois »[4], Le Vice-Consul, avec le personnage de « la mendiante » pour le « Cycle Indien »[5], et Des Journées entières dans les arbres et Moderato Cantabile, avec les personnages de deux « mères » pour le reste de l’œuvre. Chacune de ces œuvres propose une ou des scènes impliquant la nourriture qu’il est intéressant d’étudier à la fois dans son lien avec les personnages centraux mais également en ce qu’elle permet d’envisager une exacerbation ou une échappatoire à leur solitude.
En outre, la mise en valeur des recettes de Duras à travers leur présentation dans leur format de brouillon mais aussi en retranscription dactylographiée, permet d’enrichir un patrimoine spécifique, propre à l’écrivaine. L’œuvre de Duras, dans son entièreté, n’est pas uniquement composée de romans mais est agrémentée par des articles, des textes fragmentaires, des récits compilés, des transcriptions de prises de notes mais également de films, fictionnels ou documentaires… L’écriture durassienne s’envisage comme un acte quotidien, polymorphe, et son œuvre comme pluridisciplinaire. Cette multiplicité formelle et ces problématiques autour de la dimension littéraire ou artistique de certains textes de Duras sont éclairées par la juxtaposition des recettes et d’extraits de textes ayant été préalablement publiés. Cet ouvrage peut donc également être envisagé du point de vue de sa valeur de témoignage littéraire en tant qu’il enrichit une constellation textuelle et artistique liée au nom de l’écrivaine.
La Cuisine de Marguerite acquiert une dimension nouvelle, une valeur si l’on veut, littéraire, par la mise en regard de recettes avec d’autres textes dont la littérarité n’est plus objet de discussion. L’élément clé permettant cette lecture et un basculement de l’ouvrage dans le domaine de l’œuvre générale de Duras est la reprise en son sein d’un texte particulier traité typologiquement de la même manière que les autres recettes : « la soupe aux poireaux »[6]. Ce texte, initialement publié en 1975 dans le premier numéro consacré à la nourriture de la revue Sorcières, créée par Xavière Gauthier, est plus tard repris dans Outside, recueil compilant divers textes de Marguerite Duras. Sa reprise pour une troisième publication ici fait de ce court texte le marqueur de la difficulté de jugement du caractère littéraire ou non de certains textes, de certaines œuvres au sein du patrimoine littéraire durassien mais également de la nécessité de les exploiter dans le cadre d’une meilleure connaissance de l’œuvre globale.
Établir une cohérence générale de l’œuvre autour du nom de l’écrivaine, en envisageant uniquement la maternité d’une multiplicité de textes comme marqueur d’une identité littéraire permet de faire émerger d’autres lectures des écrits de Marguerite Duras. Cela permet de construire une mise en regard de La Cuisine de Marguerite et du reste de l’œuvre de Duras pour faire émerger la nourriture comme l’un des topoï de cette dernière.
Les ingrédients indispensables d’une cuisine écrite
En fonction des œuvres de Marguerite Duras, la nourriture apparaît ou comme un fil conducteur primordial, ou bien comme un élément secondaire mais ponctuant, rythmant l’action. Cependant, avant d’étudier plus précisément les modalités d’expression de la nourriture il est intéressant d’établir un inventaire des apparitions et des occurrences d’éléments culinaires présents dans les œuvres de l’écrivaine ainsi que leur reprise au sein de La Cuisine de Marguerite.
L’ouvrage s’ouvre sur une recette asiatique : le Thit-Khô. Sa rédaction permet d’envisager la cuisine asiatique comme un moyen pour Duras de rappeler à un lecteur potentiel un imaginaire lié à son enfance en Indochine. Il n’est pas immédiatement question de la recette elle-même mais de son inscription dans un territoire précis qui se développe également dans une grande partie de ses romans : « c’est le plat national de la Cochinchine, de l’Annam et sans doute du Tonkin. Jamais vous n’en mangez en France parce qu’en Indochine on coupe la viande avec le gras et la couenne en même temps »[7]. La photo d’une vue de la ville de Sadec, mise en regard du texte de la recette, augmente sa puissance évocatoire : il ne s’agit pas uniquement d’une recette mais également d’une ouverture vers le souvenir d’un univers littéraire connu de l’écrivaine.
S’ensuivent, dans une même dynamique, la retranscription d’une page au sujet de la cuisson du riz, puis, plus loin, la recette de l’omelette vietnamienne et de la soupe chinoise. Une partie de l’univers littéraire durassien s’inscrivant dans l’Asie de sa jeunesse est donc enrichi par l’évocation ponctuelle de certains mets, plats essentiels que l’on retrouve dans la bouche des personnages de ses œuvres, notamment dans L’Amant de la Chine du nord[8] ou Un barrage contre le pacifique[9].
Le choix d’ouvrir La cuisine de Marguerite par des plats typiquement asiatiques n’est pas anodin : nous le verrons, l’écriture de Duras a souvent puisé dans son vécu pour se développer et le premier Cycle d’écriture que l’on lui connaît est ce « Cycle Indochinois ». C’est en premier lieu cette expérience de l’Indochine qui a construit son rapport au monde et à l’écriture, mais également, à la solitude :
Paradoxalement pour un écrivain qui est né en Indochine, qui y a passé son enfance et qui connaît « de l’intérieur » cet espace asiatique, Marguerite Duras ne cessera d’en souligner l’étrangeté, allant jusqu’à l’exclure de son histoire biographique à travers des formules étonnantes. Dans un recueil d’entretiens avec Xavière Gauthier, en 1974, elle déclare à plusieurs reprises : « Moi, je n’ai pas de pays natal ».[10]
Ce pays a donc à la fois marqué l’écrivaine parce qu’elle y a grandi mais également parce que sa situation à son sein lui faisait éprouver une forme de solitude due à un statut qu’elle ne reconnaissait pas : ni totalement française, ni totalement vietnamienne. Si son œuvre romanesque se construit à l’origine grâce à l’Asie, son ouvrage « culinaire » en tant que témoin d’une activité tout aussi personnelle et solitaire débute également par plusieurs évocations du continent. Cela permet à la fois de souligner sa mémoire empreinte de certaines spécialités culinaires et sa mémoire d’une position particulière dans le monde.
Outre ce lien particulier entretenu avec l’Asie, la nourriture, dans l’œuvre de Duras, se déploie souvent dans un cadre familial. Dans Des journées entières dans les arbres[11], nouvelle publiée en 1954 puis adaptée au théâtre et au cinéma, l’intrigue s’articule autour de moments partagés autour de la nourriture. Face aux sollicitations insistantes de la part de sa mère qui lui rend visite, le personnage principal, annonce le menu : « choucroute, rôti de bœuf, petits pois, fromages, beaujolais »[12]. C’est donc d’une nourriture familiale, abondante dont il est question et cette vision de la cuisine et des repas se retrouve dans La Cuisine de Marguerite.
C’est en deux mouvements que l’ouvrage instaure ce rapport généreux à la nourriture qui était déjà présent dans un certain nombre d’autres textes de Duras. Ainsi, à la page 20, un nouvel extrait issu des entretiens de La Vie matérielle évoque le type de cuisine revendiqué par l’écrivaine ainsi que la nomenclature de ses recettes :
Je n’ai pas du tout la prétention de faire une cuisine extrêmement raffinée… Je fais une très bonne cuisine mais c’est tout… Ça s’arrête là. C’est une cuisine que je rédige aussi, j’écris des recettes… j’invente des titres, je donne des titres suivant l’origine des plats. En général, je les appelle du nom de la personne qui m’a donné la recette.
Outre une cuisine généreuse et familiale, présentée à travers des recettes de boulettes, de pâtés, ou de pot-au-feu, Duras associe ces plats, dans l’écriture de ses recettes, à des connaissances. Si la cuisine est, à l’image de l’écriture, une activité solitaire, elle n’échappe pas, dans son mode de consommation et de transmission à une forme de sociabilité que l’écrit s’attache à retransmettre. Sont ainsi présentées non des recettes générales mais « les boulettes à la façon de la grecque Melina », « les petits pâtés de la grand-mère Michèle Muller pour les pique-niques à l’île Sainte-Marguerite et la promenade en mer » ou encore « le pot-au-feu Anne-Marie Derumier à la queue de bœuf ». Plus qu’uniquement un patrimoine littéraire, c’est donc également un patrimoine intime lié à l’écrivaine que permet de restituer cet ouvrage. À nouveau, la dimension visuelle est présente au sein de cette synthèse mémorielle pour réaffirmer son importance puisque l’on compte cinq photographies d’espaces de repas, de tables, dressées ou non, ponctuant l’ouvrage. Autant d’espaces de convivialité que l’on retrouve notamment dans certaines scènes charnières d’ouvrages tels que Moderato Cantabile[13] ou Le Vice-Consul[14].
La cuisine à l’œuvre dans l’œuvre
Cette mise en lumière de la cuisine et de la nourriture comme éléments littéraires et éclairant l’œuvre entière de Duras invite à une étude de certains extraits de ses récits à l’aune des questions suivantes : comment les thèmes culinaires et leur articulation dans l’œuvre de Duras imprègnent-ils ses textes ? Dans quelle mesure font-ils émerger comme centraux des topoï beaucoup plus vastes ? Une lecture nouvelle de l’œuvre de Duras à travers le prisme culinaire permet d’explorer le domaine des corps, des liens familiaux ainsi qu’un rapport particulier à la solitude, à la fois comme marque de l’écriture mais également en tant qu’expérience vécue par les personnages.
La forte présence d’une influence asiatique dans les recettes de Duras invite à une relecture de ses œuvres s’inscrivant dans cet espace géographique au travers des scènes impliquant précisément la nourriture. L’Amant de la Chine du nord, évoqué plus haut, apparaît comme rythmé par certains aliments et par certains lieux impliquant une convivialité autour de ces derniers en tant que marqueurs des relations entre les personnages. C’est autour des repas que se construisent à la fois les relations de la protagoniste et de son amant chinois ainsi que celles de ces derniers avec la famille de la jeune fille.
Le Chinois commande la peau de canard grillée sauce aux haricots fermentés. L’enfant commande une soupe froide. Elle, elle parle le chinois des restaurants chinois comme une Vietnamienne de Cholen, pas plus mal.
Elle rit brusquement près de la figure du Chinois. Elle caresse son visage. Elle dit :
– C’est drôle le bonheur, ça vient d’un seul coup, comme la colère.
Ils mangent. Elle dévore.[15]
Au cours d’une scène partagée entre la jeune fille et celui qui deviendra « l’amant » dans un restaurant chinois, c’est une relation toute entière qui se dessine au moment de partager leur premier repas ensemble. La nourriture qu’elle dévore devient le marqueur de cette relation naissante et de la découverte d’une forme de jouissance nouvelle et soudaine : la jouissance du corps. C’est à la fois parce qu’elle permet une forme de partage, qu’elle s’affirme comme un vecteur de liens et parce qu’elle établit une réaction corporelle forte que la nourriture devient centrale dans la construction de la relation amoureuse. Comme l’a souvent indiqué Marie-Christine Clément, à travers ses ouvrages étudiant les liens entre nourriture et littérature, le moment du repas devient la « doublure de la scène amoureuse »[16]. De fait, cette relation entre les jouissances physiques liées à la nourriture et celles liées à la relation entre la jeune fille et son amant, est héritée notamment des théories sociologiques et psychanalytiques initiées par la pensée freudienne et sont devenu un réel topos de la littérature.
Cependant, au-delà de la simple définition des frontières de cette relation charnelle qui s’instaure dès les premiers moments partagés entre la jeune fille et son amant, la nourriture et les espaces dans lesquels elle se déploie permettent une lecture plus nette des rapports familiaux et sociaux complexes à l’œuvre dans le texte. C’est dans ce même espace « où sont allés l’enfant et le Chinois le premier soir de leur histoire »[17] que ces deux personnages se retrouvent, plus tard dans le roman, avec le reste de la famille de la jeune fille : sa mère et ses deux frères. Là encore, lors d’un moment charnière, ne sont pas uniquement relatées les conversations, les relations naissantes entre les personnages. Ces éléments factuels sont entrecoupés de mentions aux mets partagés et le rythme du repas devient celui de l’intrigue, de l’écriture. Lors de cette rencontre, malgré les silences et les difficultés relationnelles mises en valeur, c’est autour d’un repas partagé que s’organise le texte :
Tous, ils dévorent. Le Chinois qui ne mangeait pas se met à dévorer lui aussi. Il a commandé lui aussi des crevettes grillées et il dévore. Du coup les autres commandent encore des crevettes grillées et ils les dévorent de même. À la fin personne ne fait plus d’effort pour parler. Ils regardent avec passion se faire le service, ça les intéresse.[18]
Face au malaise du silence et au rythme saccadé des échanges, dès l’arrivée de la nourriture et grâce à son inscription dans le texte, se succèdent des formes plurielles et englobantes. Les personnages ne sont plus isolés et à l’incompréhension mutuelle succède un « tous » fasciné et silencieux dans le partage du repas.
La nourriture et les moments de repas en tant que motifs défiant les rapports familiaux problématiques se retrouvent également dans Des journées entières dans les arbres. Lors des retrouvailles entre un fils et sa mère, le premier moment de convivialité partagé est un moment de repas, dont le contenu est détaillé plus haut. Articulé autour de silences et de conversations flottantes, incertaines, ce temps de la narration n’accède à la cohérence et ne permet la création de liens entre les personnages qu’à travers leur partage d’une nourriture généreuse et abondante. Cependant, si la nourriture réunit les personnages, elle n’en est pas moins un élément qui marque paradoxalement leurs différences. Elle réunit les personnages pour souligner encore plus une impression d’étrangeté dans leurs rapports, un écart irréductible et le repas devient le moment d’une réunion où tout se dit sauf l’essentiel. C’est par ce qu’elle impose d’étrangeté que la nourriture devient un élément à part entière de l’intrigue, un élément narratif dont la place est aussi importante que celle des personnages en cela qu’elle façonne les rapports entre eux.
Loin d’un renouvellement des rapports sociaux et familiaux, permis par l’expérience partagée de la nourriture dans l’espace de la narration, c’est au contraire parfois une expérience de la solitude radicale que communique la présence de la nourriture dans les œuvres durassiennes quand cette dernière vient à manquer ou à être rejetée par les corps. La narration du Vice-Consul est ainsi organisée autour d’une opposition entre l’espace d’une sociabilité partagée par certains personnages dans l’intimité de riches intérieurs coloniaux où se retrouve une nourriture surabondante qu’ils côtoient « sans s’arrêter »[19], et les espaces extérieurs de pauvreté où les personnages évoluent seuls et affamés. Le manque de nourriture va de pair avec l’impossibilité d’accès du personnage central de la mendiante, que le lecteur suit dès les premières pages de l’œuvre, à cette sociabilité des espaces réservés à une élite politique. Cette expérience de la solitude mène progressivement ce personnage à une forme de souffrance à la fois physique et psychologique nécessairement traitée dans le texte dans un étroit rapport avec la nourriture. Son état est décrit ainsi lors de ses déambulations en direction de l’ambassade : « ce n’est pas encore la folie. C’est la faim, cachée par la peur qui se montre à nouveau, l’asthénie qui regarde le lard, sent les soupes »[20]. Le manque de nourriture traduit donc le manque d’accès à une sociabilité et devient le marqueur de façonnement des corps en souffrance à l’extérieur de cet espace.
Enfin, une autre forme d’opposition entre les personnages articulée autour de la présence de la nourriture dans des espaces de convivialité se retrouve dans Moderato Cantabile. Alors qu’Anne Desbaresdes, le personnage principal, assiste à une réception rythmée par l’arrivée successive des plats, elle se démarque des autres personnages et s’ancre dans une attitude solitaire en refusant cette nourriture. Ce rejet progressif se construit dans le texte en parallèle de l’avancée du repas. « À la cuisine, on annonce qu’elle a refusé le canard à l’orange, qu’elle est malade, qu’il n’y a pas d’autre explication »[21] : ces mots traduisent dans un premier temps une démarche verbale de mise à distance de soi vis-à-vis de la réception et des autres personnages, mais la fin du chapitre consacré à cette réception présente Anne Desbaresdes seule et prise dans un rejet physique de cette nourriture : « elle vomira là, longuement, la nourriture étrangère que ce soir elle fut forcée à prendre »[22].
La pluralité de traitement de la nourriture et des temps de repas dans l’œuvre de Marguerite Duras articule ainsi, nous avons pu le voir à travers ces quelques exemples, des thèmes et des dynamiques évoqués par les recettes de La Cuisine de Marguerite ainsi que dans les modalités de rédaction et de restitution de ces dernières. La nourriture est abondante, évoque l’Asie de la jeunesse de l’écrivaine et d’une partie de ses personnages, mais est également un marqueur d’une sociabilité forte, d’un partage, souvent familial. Cependant, les variations autour de ces thèmes dans l’œuvre permettent également d’aller plus loin dans l’analyse. Les rapports de sociabilité induits par un partage de la nourriture s’affirment comme problématiques dès lors qu’ils impliquent une forme d’exclusion, qu’elle soit consciente ou non, choisie ou subie. La nourriture s’affirme donc comme élément narratif décisif ayant une influence sur les personnages, à l’image d’autres éléments narratifs que sont l’espace ou les autres personnages. À travers cette lecture renouvelée des rapports humains, c’est également une lecture nouvelle du traitement des corps et la mise en avant d’une interrogation de la souffrance liée à l’expérience de la solitude qui se dessine.
Écrire la cuisine pour dépasser les failles de la signifiance de la fiction
« Vous voulez savoir pourquoi je fais la cuisine ? parce que j’aime beaucoup ça… C’est l’endroit le plus anti-nomique de celui de l’écrit et pourtant on est dans la même solitude, quand on fait la cuisine, la même inventivité… On est un auteur… »[23]. C’est à travers ce lien primordial souligné par Duras dans un entretien repris dans La Cuisine de Margueritequ’il s’agira de conclure cet aperçu de l’ouvrage et de ses implications analytiques dans l’œuvre entière de l’écrivaine. À l’image de l’écriture, la cuisine est pour Duras une activité solitaire marquée par le silence mais son résultat est empreint de convivialité et d’échange. Le parallèle, souvent dressé par l’écrivaine elle-même entre ces deux activités, permet, nous l’avons souligné, d’analyser la présence de la nourriture dans les textes résultant de cette activité.
Ainsi, la nourriture peut être envisagée comme un nouveau prisme permettant d’analyser des thèmes récurrents de l’œuvre durassienne à travers de nouveaux modes d’expression. La nourriture serait en quelque sorte un outil d’analyse et de construction qui permettrait une lecture plus approfondie de l’œuvre dans la mesure où elle prolonge l’interrogation et l’exploration de thématiques profondément durassiennes. Qu’elle soit un fil conducteur de l’intrigue dans son ensemble, comme dans Le Vice-Consul ou un élément ponctuant les œuvres en se développant à des moments clés, c’est le cas dans les autres œuvres que nous avons pu évoquer ici, la nourriture, à travers la place qu’elle occupe au sein des textes et son traitement particulier, s’affirme comme un moyen privilégié d’interrogation du rapport au monde, aux autres et aux corps des personnages.
Il est important de ne pas oublier la dimension autobiographique d’un grand nombre des romans de Marguerite Duras. Si l’on a constaté un rapport biographique entre la vie de l’écrivaine et ses recettes, dans leur lien avec l’Asie ou bien à travers la mention, dans leur intitulé, de relations personnelles, les œuvres de Duras quant à elles sont souvent qualifiées de « romans autobiographiques »[24], genre hybride à la frontière du roman de fiction et de l’autobiographie traditionnelle. En effet, il s’agit, à travers ce terme, de recouvrir une réalité beaucoup plus vaste et propre à une époque qui commence au XXe siècle : l’écriture de soi contemporaine. Les romans autobiographiques durassiens résultent d’une différenciation de pacte de lecture d’avec l’autobiographie classique. Dans son ouvrage Devenir Sociologue[25], Jean-Pierre Bouilloud affirme que « dans l’autobiographie, peu importe que l’auteur ne dise en définitive pas le “vrai” : c’est l’engagement de tenir un “discours de vérité” qui prévaut »[26]. En effet, comme l’affirmait Lejeune en 1998 : « un autobiographe, ce n’est pas quelqu’un qui affirme la vérité sur lui-même mais quelqu’un qui dit qu’il la dit »[27]. Ce qui importe dans l’autobiographie, c’est le pacte de vérité énoncé au sein du texte, pacte qui diffère sensiblement dans les œuvres durassiennes par exemple, où cet engagement n’existe pas, ou bien est envisagé différemment. Loin de la volonté d’affirmation de l’autobiographie, le propre de ses œuvres est la mise en avant de questionnements, de rapports à soi, au monde et aux autres radicalement problématiques. C’est à travers un doute radical qu’émerge cette forme hybride. Ici, à travers la mise en avant de personnages solitaires et de rapports sociaux problématiques, c’est peut-être sa position même que Duras met en question par l’écriture. L’exploration et la mise en avant de la solitude des personnages devient une interrogation de la solitude de l’écrivaine dans sa démarche d’écriture. De là, à l’image des corps façonnés par le manque ou l’abondance de nourriture au sein d’espaces particuliers, les textes deviennent eux-mêmes des corps verbaux façonnés par ces thématiques.
La Cuisine de Marguerite se présente donc comme un texte montage à l’identité plurielle. Mais, nous l’avons vu plus haut, c’est à travers la multiplicité des éléments qui s’y trouvent réunis qu’il s’inscrit dans le patrimoine littéraire de l’écrivaine en faisant émerger la nourriture et la cuisine en tant qu’activités comme éléments narratifs essentiels des œuvres de Duras mais également comme prisme de lecture et d’analyse. De là, en tant qu’ouvrage supplémentaire intégrant le corpus durassien, il permet une mise en commun des évocations de la cuisine dans son œuvre, à la fois comme activité, régulièrement évoquée, et comme thème ponctuant certains de ses ouvrages. Il permet le développement d’une cohérence nouvelle autour de la nourriture, des repas ainsi qu’une analyse renouvelée de la solitude, des corps et des rapports de sociabilité dans l’espace littéraire durassien. À travers la mise en avant thématique de la nourriture ce sont des topoï centraux de l’œuvre qui s’enrichissent d’une signifiance nouvelle.
Emilie Ollivier
Université de Nantes
Bibliographie
La Cuisine de Marguerite, Paris, Benoît Jacob, 1999.
BOUILLOUD Jean-Pierre, Devenir Sociologue, Histoires de vie et choix théoriques. ERES, « Sociologie clinique », 2009.
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—, La Vie matérielle, Paris, P.O.L., 1987.
—, Le Vice-Consul, Paris, Gallimard, 1966.
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—, Œuvres complètes, éd. Gilles Philippe, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 2011.
—, Outside, Paris, P.O.L., 1984.
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LEJEUNE Philippe, L’Autobiographie en France, Paris, Armand Colin, coll. Cursus, 1971.
—, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, coll. Poétiques, 1975.
—, « L’autobiographie existe-t-elle ? », Biographie et Autobiographie au XXe siècle, Cahiers de l’Institut d’études germaniques, Université Paul Valéry, Montpellier III, 1988, p. 84.
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SCHAEFFER Jean-Marie, VULTUR Ioana, « Fictions autophages chez Marguerite Duras. A propos du cycle indien », Poétique, 2006/1 (n° 145), p. 3-24.
POUR CITER CET ARTICLE
Emilie Ollivier, « La Cuisine de Marguerite, la création durassienne de la plume aux fourneaux », Nouvelle Fribourg, n. 5, juin 2020. URL : https://www.nouvelle-fribourg.com/archives/la-cuisine-de-marguerite-la-creation-durassienne-de-la-plume-aux-fourneaux/
NOTES
1 Marguerite Duras, La Cuisine de Marguerite, Paris, Benoît Jacob, 1999.
2 Marguerite Duras, La Vie matérielle, Paris, P.O.L., 1987.
3 Ibid., p. 49.
4 « Les textes de fiction dont le cadre est l’Indochine sont avant tout la trilogie indochinoise (ou le “Cycle indochinois”) : Un Barrage contre le Pacifique (1950), L’Amant (1984) et L’Amant de la Chine du Nord (1991). On peut y ajouter L’Éden Cinéma (1977) qui est une adaptation pour le théâtre d’Un Barrage contre le Pacifique. Ces quatre textes de fiction sont aussi appelés le “Cycle du Barrage” », Bodil Prestegaard, L'indochine française dans l’œuvre de Marguerite Duras : une lecture postcoloniale, Oslo, 2011, p. 5.
5 « à l’intérieur de l’œuvre multiforme de Marguerite Duras, il existe un sous-ensemble d’ouvrages fortement liés qu’on désigne en général par l’expression le « cycle indien ». Le récit inaugural – ou plutôt, la matrice du « cycle » – est Le Ravissement de Lol V. Stein (1964). Viennent ensuite Le Vice-Consul (1965), L’Amour (1971), La Femme du Gange (1973), India Song (1973) et Son nom de Venise dans Calcutta désert (1976) ». Jean-Marie Schaeffer, Ioana Vultur, « Fictions autophages chez Marguerite Duras. A propos du cycle indien », Poétique, 2006/1 (n° 145), p. 3-24.
6 Marguerite Duras, « La soupe aux poireaux » dans Outside, Paris, P.O.L., 1984, p. 275-276.
7 Marguerite Duras, op. cit., p. 11.
8 Marguerite Duras, L’Amant de la Chine du nord, Paris, Gallimard, 1991.
9 Marguerite Duras, Un barrage contre le Pacifique, Paris, Gallimard, 1950.
10 Joëlle Pages-Pindon, « L’espace cartographique de l’Asie : du discours ethnogéographique de l’asie l’imaginaire du texte » dans Altérité et étrangeté ou la douleur de l'écriture et de la lecture, Najet Limam-Tnami (dir.), Interférences, PUR, Rennes, 2013, p. 107.
11 Marguerite Duras, Des journées entières dans les arbres, dans Œuvres complètes, éd. Gilles Philippe, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 2011.
12 Ibid., p. 992.
13 Marguerite Duras, Moderato Cantabile, Paris, Minuit, coll. Double, 1980.
14 Marguerite Duras, Le Vice-Consul, Paris, Gallimard, coll. « L’imaginaire », 2011 [1977].
15 Marguerite Duras, op. cit., p. 88-89.
16 Marie-Christine Clément, « L’enjeu des mets et des mots dans la littérature classique », OCHA, Observatoire Cniel des habitudes alimentaires.
17 Ibid., p. 158.
18 Ibid., p. 160.
19 Marguerite Duras, op. cit., p. 141.
20 Marguerite Duras, op. cit., p. 26.
21 Marguerite Duras, op. cit., p. 109.
22 Ibid., p. 112.
23 Marguerite Duras, op. cit., p. 16.
24 Ce genre dont la définition est complexe se rapproche assez dans sa forme et ses implications des définitions contemporaines de l’autofiction. Philippe Lejeune, qui a beaucoup réfléchi au sujet de l’écriture à la première personne, à sa définition et à sa circonscription notamment dans L’Autobiographie en France ou Le Pacte autobiographique, explique que l’originalité fondamentale du roman autobiographique se situe dans son rapport à la notion de « pacte autobiographique » sensiblement différent dans ces formes que celui d’une autobiographie traditionnelle. La biographie de l’auteur à l’origine du texte n’est plus l’objectif central de l’œuvre mais bien un élément d’inspiration parmi d’autres dans sa construction, le pacte de vérité et les rapports à la réalité sont donc modifiés.
25 Jean-Pierre Bouilloud, Devenir Sociologue. Histoires de vie et choix théoriques, ERES, « Sociologie clinique », 2009.
26 Ibid., p. 38.
27 Philippe Lejeune, « L’autobiographie existe-t-elle ? », Biographie et Autobiographie au XXe siècle, Cahiers de l’Institut d’études germaniques, Université Paul Valéry, Montpellier III, 1988, p. 84.