ISSN 2421-5813

Résumé Le corps hybride, thématique centrale dans la production littéraire du XIXe et du XXe siècles, a trouvé un moyen expressif privilégié dans le drame théâtral, en particulier chez Guillaume Apollinaire, qui affirmait significativement que « le théâtre ne doit pas être un art en trompe-l’œil » et soulignait lui-même : « il est juste que le dramaturge se serve de tous les mirages qu’il a à sa disposition », donc de l’homme dans toutes ses nombreuses facettes. Tout en étant conscients de la complexité du débat sur le théâtre d’Apollinaire, thème auquel on vient de consacrer le récent colloque « Le théâtre d’Apollinaire, Apollinaire et le théâtre », qui a eu lieu à Stavelot le 5 et 6 septembre 2014, on propose ici une étude comparée du texte du poète et de la mise en scène de Macha Makeïeff, créée en novembre 2010 à l’Opéra de Lyon. Ce spectacle est né à partir de l’opéra-bouffe de Francis Poulenc composée entre 1944 et 1945, mise en scène par Albert Wolff en 1947. Nous allons nous concentrer sur la figure de Thérèse/Tirésias et sur la manière dont les transformations de son corps sont mises en évidence au cours de la pièce. On verra que le concept d’hybride touche au cœur de l’idée de corps théâtral : l’hybridité sera donc une qualité foncière du personnage, mais aussi la qualité esthétique d’un art véritablement moderne. Cette conception se déploie à travers les changements du personnage principal, qui permettent d’amener à la surface l’ « univers complet » représenté par un corps unique mais hybride en même temps. Cette indétermination, caractérisée par l’ambiguïté sexuelle, est la condition pour que le théâtre puisse surprendre le spectateur, puisqu’il ne faut pas oublier que « Apollinaire’s surrealism exploits two key principles : surprise and analogy ».

Mots-clés Apollinaire – Macha Makeïeff – Thérèse/Tirésias – théâtre – Les Mamelles de Tirésias – Bertrand Bonello

Abstract The hybrid body, a relevant literary theme between the 19th and the 20th century, found its expression also in drama and in particular in the plays of Guillaume Apollinaire, who stated that « le théâtre ne doit pas être un art en trompe-l’œil ». He also underlined what follows: « il est juste que le dramaturge se serve de tous les mirages qu’il a à sa disposition », implying man himself, in all his facets. Taken into account the sheer variety of opinions on Apollinaire’s drama, which was at the center of the recent colloquium « Le théâtre d’Apollinaire, Apollinaire et le théâtre » (Stavelot, 5th and 6th September 2014), I propose here a comparative study between Les Mamelles de Tirésias and its « mise en scène » by Macha Makeïeff in November 2010 at the Opéra de Lyon. This performance was the adaptation of the « opéra-bouffe » by Francis Poulenc, composed between 1944 and 1945 and later performed by Albert Wolff (1947). Particularly, I would like to draw the attention on the character of Thérèse/Tirésias and on the way the changes of her/his body are underlined during the performance. Namely, hybridization involves the idea of the theatrical body: not only will the hybrid be a functional element in the construction of the main character, but also an aesthetic quality epitomizing modern art as Apollinaire is trying to outline it. Following the gender transitions of the main character, it will be possible to bring to the surface the « univers complet » represented by a body, unique and hybrid at the same time. This sexual ambiguity stands for the only condition for the theatre to amaze the audience, that is, preserving its freedom and refusing to be fixed in a conventional form. We should not forget that « Apollinaire’s surrealism exploits two key principles: surprise and analogy».

Keywords Apollinaire – Macha Makeïeff – Thérèse/Tiresias – theater – Les Mamelles de Tirésias – Bertrand Bonello

THÉRÈSE : Je porterai désormais un nom d’homme

                     Tirésias [1]

 Le devin Tirésias a toujours été une figure emblématique de la mythologie classique, comme le témoignent les trois versions du mythe qui lui sont consacrées. Ses caractéristiques uniques lui ont valu plusieurs reprises dans l’histoire de la littérature occidentale : c’est ainsi qu’au début du XIVe siècle, par exemple, il a attiré l’attention de Dante Alighieri ; au XXe siècle, Tirésias, qui n’est pas qu’un « être double qui a été femme » mais aussi « une figure du savoir »[2], a été en mesure de fasciner deux artistes comme T. S. Eliot, qui a fait du devin aveugle son alter ego dans The Waste Land en 1922, et, surtout, Guillaume Apollinaire, notamment dans la pièce théâtrale Les Mamelles de Tirésias[3]. En nous concentrant sur ce dernier ouvrage, notre objectif sera de montrer quels sont les éléments qui caractérisent le corps hybride de Thérèse/Tirésias, à travers une confrontation entre le « drame surréaliste »[4] d’Apollinaire et sa mise en scène effective, sous la régie de Macha Makeïeff, qui a eu lieu en novembre 2010 à l’Opéra de Lyon[5]. Ce spectacle théâtral s’est servi de l’adaptation de l’opéra-bouffe de Francis Poulenc composée entre 1944 et 1945, mise en scène ensuite par Albert Wolff en 1947.

Introduction au débat critique autour de l’œuvre

Le débat critique sur le théâtre d’Apollinaire et, en particulier, sur Les Mamelles de Tirésias est encore une question ouverte. Il est inévitable de dire que le poète est plus connu pour sa production poétique et que cet aspect limite l’importance de sa contribution dans le domaine théâtral. Cependant, de nos jours, les spécialistes d’Apollinaire s’intéressent de plus en plus à ce sujet: le récent colloque « Le théâtre d’Apollinaire, Apollinaire et le théâtre », qui a eu lieu à Stavelot le 5 et 6 septembre 2014 est le signe évident d’un intérêt vif pour cette question. Les thématiques traitées ont été très plusieurs, même si l’on a dû conclure qu’au fond « on ne dispose pas aujourd’hui d’une réflexion globale sur la production théâtrale d’Apollinaire ou sur sa position à l’égard du genre »[6]. C’est pour remplir du moins en partie ce vide que nous proposons une analyse de cette célèbre mise en scène des Mamelles de Tirésias. La pièce de Makeïeff nous permettra de construire une réflexion autour du texte d’Apollinaire. Comme point de départ, nous suivrons le chemin tracé par la lecture critique de Pol-Pierre Gossiaux, qui a analysé les éléments historiques et anthropologiques présents dans la pièce. Ensuite, nous chercherons à donner des clés de lecture qui aident dans l’interprétation de l’hybridité, trait principal du personnage de Tirésias et qualité esthétique fondamentale du texte d’Apollinaire.

Avant tout, il faut souligner que « Les Mamelles de Tirésias résultent d’une longue genèse dont la durée recouvre en réalité celle de la production tout entière d’Apollinaire », et qu’il s’agit d’une œuvre où « la poésie – au sens strict – d’Apollinaire laisse sans cesse affleurer les structures dramaturgiques qui la régissent souterrainement ». Autrement dit, le texte révèle une qualité foncière de la poésie d’Apollinaire dans sa totalité, celle d’avoir une nature théâtrale. Cette intuition rend encore plus important un travail d’analyse de sa dramaturgie.

Plus spécifiquement, dans Les Mamelles de Tirésias il y a « la volonté de chacun de ses protagonistes d’assumer les fonctions spécifiques – biologiques et sociologiques – de l’autre ». En fait, nous ne pouvons pas simplement parler d’un changement de sexe des personnages ; au contraire, l’élément fondamental de l’œuvre est « la perversion du Désir qui régit le principe d’une telle inversion, et ses conséquences tragiques ». C’est dans ce cadre que « le thème de la procréation et du pouvoir investissent le “drame” d’Apollinaire ». En conclusion, la notion de corps hybride se concrétise parce que le poète « aurait découvert dans les Mamelles l’espace où vienne s’abolir enfin la différence entre l’homme et la femme dont il mesurait ailleurs l’ “éternité”, en faisant de l’homme le seul “même possible”, niant toute altérité dans sa propre suffisance »[7]. C’est à partir de ces considérations théoriques que nous pouvons enfin porter notre attention sur la mise en scène de Macha Makeïeff.

Thérèse : femme au foyer ou trapéziste ? Les choix d’Apollinaire et de Makeïeff

Comme l’affirmait Jacques Copeau, la mise en scène d’une pièce théâtrale est « le dessin d’une action dramatique »[8]. À partir de cette considération cruciale et du fait que le personnage « n’a d’existence, de statut ontologique que dans un monde fictionnel que nous imaginons et édifions avec des bribes de notre monde de référence »[9], nous allons chercher à analyser la créature hybride protagoniste des Mamelles de Tirésias.

Dans la scène I de l’acte I, Apollinaire fournit immédiatement une description méticuleuse de l’aspect physique et de la gestualité de Thérèse ; il nous dit, à travers les indications scéniques, de quelle façon elle doit être habillée et se présenter à l’ouverture du rideau :

THÉRÈSE

Visage bleu, longue robe bleue ornée de singes et de fruits peints. Elle entre dès que le rideau est levé, mais dès que le rideau commence à se lever, elle cherche à dominer le tumulte de l’orchestre.[10]

Malgré les détails donnés par le poète, Macha Makeïeff, qui s’est occupée des décors, des costumes et de la mise en scène du spectacle, présente au public un personnage complètement différent, qui « nous fait pénétrer dans l’univers du cirque américain des années 1950 »[11]. En effet, Thérèse devient une trapéziste aux joues roses et aux cheveux bouclés. Même ses vêtements sont différents : l’actrice ne porte aucune robe bleue, mais un body complètement couvert de paillettes vert eau ; son costume comprend aussi des franges grises sur les jambes, qui la rendent encore plus coquette. Celles-ci sont couvertes par des collants noirs qui laissent pourtant entrevoir son teint clair. Enfin, l’élément qui frappe le plus du costume de Thérèse est sans doute la bande dorée, recouverte de paillettes elle aussi, qui serre ses seins.

En revenant au choix du poète, il est à relier à plusieurs facteurs : tout d’abord, avec Apollinaire, « le surréalisme se comprend […] comme la volonté d’interpréter la nature, mais avec fantaisie »[12], donc aussi comme désir de choquer, surprendre, indigner par les nouveautés dont il se fait charge ; deuxièmement, Apollinaire entretenait de nombreuses amitiés avec plusieurs peintres, comme par exemple Braque, Chagall, Picasso et Matisse, dont les deux derniers avaient « conforté le poète dans cette certitude que tout art est création dans la liberté d’un ordre nouveau »[13]. Pour cette raison, ils ont toujours eu une grande influence sur la production littéraire du poète, aussi sur ses choix chromatiques[20]. Au contraire, Macha Makeïeff a décidé de présenter Thérèse comme une trapéziste pour suggérer qu’elle utilise « les moyens du cirque pour s’émanciper »[14]. Dans le spectacle, la protagoniste suit des coordonnées spatio-temporelles très précises : elle arrive sur scène après plus de 40 minutes à cause de la décision de Macha Makeïeff de faire précéder le début de la pièce par deux prologues musicaux : il s’agit du foxtrot de la Suite pour orchestre de jazz n. 1 de Dimitri Chostakovitch et du ballet Le Bœuf sur le toit de Darius Milhaud ; en optant pour le milieu du cirque, enfin, « elle a transposé le drame surréaliste d’Apollinaire dans l’espace forain, où les numéros cohabitent sur la piste, entre coulisses et représentation »[15].

Thérèse comme emblème de l’émancipation de la femme

Thérèse arrive sur scène en sortant d’une roulotte à travers une petite porte à laquelle elle reste accrochée par une main, qui la maintient en équilibre au-dessus de l’estrade qu’elle utilisera pour descendre. Au contraire de ce qu’Apollinaire suggère dans son texte, elle ne cherche pas à « dominer le tumulte de l’orchestre »[16]. Elle commence immédiatement à parler d’une voix ferme et déterminée :

THÉRÈSE

Non Monsieur mon mari

Vous ne me ferez pas faire ce que vous voulez

Chuintement

Je suis féministe et je ne reconnais pas l’autorité de

l’homme

Chuintement

Du reste je veux agir à ma guise

Il y a assez longtemps que les hommes font ce qui leur

plaît

Après tout je veux aussi aller me battre contre les

ennemis

J’ai envie d’être soldat une deux une deux

Je veux faire la guerre Tonnerre et non pas faire des enfants

Non Monsieur mon mari vous ne me commanderez plus

Elle se courbe trois fois, derrière au public

Au mégaphone

Ce n’est pas parce que vous m’avez fait la cour dans

le Connecticut

Que je dois vous faire la cuisine à Zanzibar[17]

Pendant qu’elle prononce ces mots, Thérèse ouvre grand les yeux en soulignant ainsi sa volonté de se révolter contre son mari. Ensuite, la femme descend très lentement de l’estrade inclinée et, accélérant progressivement son allure, elle déclare des propos féministes. Puis, elle se met au centre de la scène et indique son mari, tout simplement « l’homme »[18]. Afin d’emphatiser son attitude de rébellion, l’actrice joue avec les expressions de son visage[19]. Ses mouvements deviennent de plus en plus accentués et rapides : après avoir ouvert sa main droite, le bras en l’air, elle fait des petits pas vers le public (« Il y a assez longtemps que… »)[20] et ouvre ses deux bras et ses mains en regardant en plusieurs directions. Le moment le plus important arrive quand Thérèse prononce pour la deuxième fois la phrase « je veux » : alors que la première fois elle s’était bornée à modifier les expressions de son visage, maintenant avec le bras droite, elle s’indique du doigt. Son poing serré représente symboliquement une prise de pouvoir du point de vue scénique (Thérèse imposant sa présence physique) et du point de vue de sa condition sociale (le renversement de sa condition de femme dans la société).

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Non, Monsieur mon mari, vous ne me ferez pas fairece que vous voudrez

Thérèse sortant de sa roulotte.

Après ce tournant narratif, son désir d’autonomie augmente au fil de l’acte. En levant son bras, elle indique le plafond et assume la position typique des commandants : c’est une première attitude physique approchant Thérèse d’un monde masculin. C’est comme si tout son corps tendu était prêt à combattre plutôt qu’à générer la vie – ce qu’on s’attendrait d’une femme –, si bien qu’elle fait précéder à la locution « faire des enfants » une puissante négation.

La trapéziste, qui se dérobe pour une deuxième fois au contrôle de son mari en reprenant ses mots avec le leitmotive « Non Monsieur mon mari »,  avance vers le public, tout en invitant par un geste de la main un cortège de manifestants à la suivre. Juste après, elle marche d’un pas lourd vers l’homme. Alors, elle prend une attitude coquette et sensuelle (« vous m’avez fait la cour dans le Connecticut »). La femme secoue ses flancs en attirant l’attention du mari, qui pourtant continue à lui demander un service qu’elle refuse obstinément de lui accorder ; donc sans attendre davantage, il s’éloigne. Même dans ce cas, les indications du poète ne sont pas suivies : Thérèse n’est fidèle au texte d’Apollinaire que par ses mots.

Thérèse entre le désir et la volonté de devenir un homme

La deuxième réplique commence par le pronom « vous », choisi par Thérèse pour attirer l’attention des spectateurs sur elle-même, femme en révolte, et sur son mari, qui, comme elle dit ironiquement, « ne pense qu’à l’amour »[21] :

THÉRÈSE

Vous l’entendez il ne pense qu’à l’amour

Elle a une crise de nerfs

Mais tu ne te doutes pas imbécile

Eternûment

Qu’après avoir été soldat je veux être artiste

Eternûment

Parfaitement parfaitement

Eternûment

Je veux être aussi député avocat sénateur

Deux eternûment

Ministre président de la chose public

Eternûment

Et je veux médecin physique ou bien psychique

Diafoirer à mon gré l’Europe et l’Amérique

Faire des enfants faire la cuisine non c’est trop

Elle coquette

Je veux être mathématicienne philosophe chimiste

Groom dans les restaurants petit télégraphiste

Et je veux s’il me plait entretenir à l’an

Cette vieille danseuse qui a tant de talent

Eternûment caquetage, après quoi elle imite le bruit

du chemin de fer[22]

Les mots sont prononcés avec insolence et ils sont accompagnés par une attitude du corps qui exprime toute la rage de la femme : l’actrice met un bras le long de son flanc et, en jetant sa tête en arrière, elle soulève l’autre bras. Elle avance vers son mari à pas longs et rapides, en rendant ainsi sa colère et la peine que lui cause l’exploitation sociale dont elle se sent victime, si bien qu’elle s’adresse à lui par le mot « imbécile » et lui jette un lambeau d’étoffe. À ce point, le mari s’éloigne et elle poursuit en disant encore une fois « je veux » et en montrant aux spectateurs un visage en profonde tension, les yeux écarquillés, un bras soulevé vers eux et les mains ouvertes. Ce dernier détail pourrait se référer, en quelque sorte, au désir de Thérèse de prendre possession de toutes ces professions socialement reconnues et typiquement confiées aux hommes qu’elle va ensuite lister. Dans cette phase du spectacle son regard est toujours fixe sur les spectateurs : la femme cherche le contact par les yeux pour déclencher chez eux un sentiment d’identification. Le ton de la voix se fait plus haut, presque hystérique, puis le corps commence à se relâcher dans une attitude d’abandon: cette souplesse des mouvements pourrait représenter son désir de réaliser toutes les possibilités de ce qu’elle pourrait être ou devenir, si ce n’était pour sa condition de femme qui lui empêche toute ambition personnelle.

Après, elle s’approche du public et pointe son doigt vers les spectateurs, qu’elle voudrait engager dans ce moment de frustration. Elle va vers une vieille femme assise pour l’embrasser (« cette vieille » qui n’est qu’un homme en travesti), tout en gardant son regard sur le public. Toutefois, son attention est tout à coup capturée par son mari, qui jette par terre un couteau.

Toute la réplique qui suit tourne autour du verbe ‘vouloir’. La forme verbale « je veux » revient en effet cinq fois, dont quatre se trouvent au début de phrase. Ce détail relève d’une prise de conscience de plus en plus profonde de la part de Thérèse, en relation à son désir de devenir homme et de jouir enfin de tous ces privilèges et ces avantages que cette condition lui offrirait.

Thérèse/Tirésias : l’éloge du transgenre

La première scène se clôt sur ces mots, qui, dans le spectacle, sont modifiés à plusieurs reprises :

THÉRÈSE

Vous l’entendez il ne pense qu’à l’amour

Petit air de musette

Mange-toi les pieds à la Sainte-Menehould

Grosse caisse

Mais il me semble que la barbe me pousse

Ma poitrine se détache

Elle pousse un grand cri et entr’ouvre sa blouse dont

il en sort ses mamelles, l’une rouge, l’autre bleue et,

comme elle les lâche, elles s’envolent, ballons d’enfants,

mais restent retenues par les fils

Envolez-vous oiseaux de ma faiblesse

Et caetera

Comme c’est joli les appas féminins

C’est mignon tout plein

On en mangerait

Elle tire le fil des ballons et les fait danser

Mais trêve de bêtises

Ne nous livrons pas à l’aéronautique

Il y a toujours quelque avantage à pratiquer la vertu

Le vice est après tout une chose dangereuse

C’est pourquoi il vaut mieux sacrifier une beauté

Qui peut être une occasion de péché

Débarrassons-nous de nos mamelles

Elle allume un briquet et les fait exploser, puis elle fait

une belle grimace avec double pied de nez aux spectateurs

et leur jette des balles qu’elle a dans son corsage

Qu’est-ce à dire

Non seulement ma barbe pousse mais ma moustache

aussi

Elle caresse sa barbe et retrousse sa moustache qui ont

Brusquement poussé

Eh diable

J’ai l’air d’un champ de blé qui attend la moissonneuse

Mécanique

Au mégaphone

Je me sens viril

Je suis un étalon

De la tête aux talons

Me voilà taureau

Sans mégaphone

Me ferai-je torero

Mais n’étalons

Pas mon avenir au grand jour héros

Cache tes armes

Et toi mari moins viril que moi

Fais tout le vacarme

Que tu voudras

Tout en caquetant, elle va se mirer dans la place placée

sur le kiosque à journaux.[23]

Une fois retournée au centre de la scène, Thérèse ignore son mari, qui est maintenant éloigné d’elle. Elle néglige la deuxième réplique, « Mange-toi les pieds à la Sainte-Menehould », qui est complètement omise par la metteuse en scène. Encore une fois, on peut remarquer la liberté de cette adaptation. Soudain, on entend un changement de rythme au niveau musical ; il y a une brève pause après laquelle l’actrice tourne sa tête à gauche vers le public. C’est ainsi qu’on a décidé d’introduire, à travers le langage théâtral, la Spannung du texte d’Apollinaire, c’est-à-dire l’imminent changement de sexe de Thérèse. Elle soulève alors son bras, regarde en haut, se penche vers le public et prononce les mots suivants : « Mais il me semble que la barbe me pousse ». Le corps semble encore intègre, mais juste après elle se déplace à gauche de la scène et, les bras et les jambes encore une fois écartées, elle ajoute : « ma poitrine se détache ». En même temps, le ton de sa voix se fait plus aigu et le rythme intermittent. Le visage se détend peu à peu lorsqu’elle comprend que ses seins ont disparu : elle apprend qu’elle va devenir un homme. Thérèse, heureuse d’avoir pris cette décision, cherche les regards complices des spectateurs, pendant que la bande dorée qui comprimait sa poitrine s’envole tirée par des filets invisibles au-dessus de la scène (« Envolez-vous oiseaux de ma faiblesse »). La protagoniste se sent maintenant légère, la libération de son corps symbolisant la libération sociale (une soumission dont les mamelles sont une sorte d’incarnation). Il s’en suit un jeu avec la bande flottante, entraînant aussi un éloge des beautés du corps féminin (« Comme c’est jolie les appas féminins / C’est mignon tout pleine »). Enfin, la bande contentant les seins est jetée au loin, puisque « le vice est après tout une chose dangereuse ». Thérèse tâte son propre visage et ses flancs à la recherche des dernières traces de sa féminité, en donnant vie à une autre manifestation de sensualité. Si d’un côté se montre la volonté de la femme de conquérir une meilleure position sociale, de l’autre, ce changement ne laisse pas Thérèse indifférente : la perte de sa féminité représente aussi l’abandon de tout ce qui constituait la beauté de son corps.

Après avoir lancé la bande en direction de son mari, elle observe ses seins flotter au-dessus de sa tête comme deux petits ballons. À l’aide d’un couteau, elle les déchire en s’écriant d’un air triomphal : « débarrassons-nous ». Ce moment-clé de la pièce déclenche un pathos remarquable, en vertu de l’atmosphère tragique qui se crée – tragique au sens classique du terme. Thérèse brandissant le couteau est comparable à une héroïne ancienne dans l’acte d’accomplir un meurtre, prise entre la conscience absolue de son geste et le manque total de lucidité, accompagnés d’une rage et d’un désespoir qui véhiculent la difficulté de cette privation. La musique laisse la place à la rumeur des ballons éclatés, le silence accentuant cette impression de tragique. Il faut souligner encore une fois que les indications d’Apollinaire sont trahies, parce que l’auteur avait choisi comme arme une simple « briquet »et non pas un couteau. Thérèse ne fait aucun « pied de nez » au public, mais se débarrasse du couteau. La musique de Poulenc recommence, ainsi que le chant de Thérèse, qui dissipe le moment tragique.

FullSizeRender« Débarrassons-nous de nos mamelles »

Thérèse tuant ses mamelles

Il est encore intéressant de remarquer que le détail de la barbe est suggéré par la présence d’un bout de crin clair suspendu en l’air. La femme s’en approche et frotte sa joue contre lui en le caressant, ce qui entraîne l’apparition de la barbe ; pour évoquer les « moustaches », elle fraie un trou dans la touffe pour y enfoncer son visage.

Le moment crucial de la transformation est marqué par la répétition du refrain « Eh diable », tantôt un cri court et perçant, tantôt une vocalise sourde, qui accompagne l’échange de sexe entre Thérèse, désormais Tirésias, et le mari – signalé par l’échange concret du crin (« Je me sens viril en diable »). Pendant que Thérèse continue à chanter, trois hommes au visage peint de blanc et habillés en noir, dansant comme au rythme d’un morceau de tango, l’entourent. La réplique chantée de la femme renforce la sensation de musicalité à travers l’instrument poétique de la rime pour l’oreille, fondée sur l’homophonie entre les mots « étalon », « talons » et « étalons » :

Je suis un étalon

De la tête aux tallons

Me voilà taureau

     Sans mégaphone

Me ferai-je torero

Mais n’étalons[24]

Ainsi le contexte contribue-t-il à recréer une atmosphère qui rappelle une milonga argentine à laquelle s’unit aussi Thérèse, qui danse en gardant le bout de crin avec elle. À ce point, la scène I se clôt sur le déictique « toi », que la femme adresse au mari en l’accompagnant d’un geste très fort : en l’indiquant du doigt, elle veut souligner qu’elle se sent désormais supérieure par rapport à lui, qui est au contraire « moins viril » qu’elle. Le comble de la tension entre les deux personnages est rejoint au moment où il la menace, le couteau à la main, et elle se moque de lui en riant avec insolence. La nouvelle condition de Thérèse, qui est devenue Tirésias, donne raison de cette attitude impertinente : le défi qu’elle lance à son mari rend cette femme « the first in a long line of Surrealist heroines »[25]

Tirésias : la virilité en scène

Voici la scène II de l’acte I telle qu’Apollinaire la présente dans sa pièce :

LE MARI

Entre avec un gros bouquet de fleurs, voit qu’elle ne le regarde pas

et jette les fleurs dans la salle. A partir d’ici le mari perd l’accent

belge.

[…]

THÉRÈSE

Mange tes pieds à la Sainte-Menehould

LE MARI

[…]

THÉRÈSE

Tu as raison je ne suis plus ta femme

LE MARI

[…]

THÉRÈSE

Et cependant c’est moi qui suis Thérèse

LE MARI

[…]

THÉRÈSE

Mais Thérèse qui n’est plus femme

LE MARI

[…]

THÉRÈSE

Et comme je suis devenu un beau gars

LE MARI

[…]

THÉRÈSE

Je porterai désormais un nom d’homme

Tirésias[26]

Lors de cette stichomythie entre les deux personnages, la femme montre définitivement d’être à même de dominer son mari. Cette fois-ci, la discordance entre texte et représentation consiste dans l’absence du bouquet de fleurs avec lequel l’homme aurait dû se présenter auprès de Thérèse. Voyons donc ce qui se passe : le contact idéal pourvu par le bouquet est remplacé par un contact physique direct, quand Thérèse lui arrache le poignet qui garde le couteau et l’oblige de le faire tomber par terre (« Tu as raison je ne suis plus ta femme »).De plus, ce n’est pas au hasard qu’en prononçant le mot « femme » Thérèse ralentisse sa réplique en scandant chaque syllabe. Tout détail concourt à renforcer la nouvelle position de supériorité du personnage par rapport à son ennemi principal.

La domination devient de plus en plus physique, lorsque Thérèse/Tirésias immobilise son mari, dans un renversement complet des rôles. Malgré la douleur qu’elle lui inflige, la nouvelle Thérèse le tient par un bras derrière le dos : « c’est moi » est la formule par laquelle elle affirme, avec une violence et une présence scénique de plus en plus fortes, son identité d’homme. Bien qu’elle soit enfin assouvie dans son désir de transformation, Thérèse a un moment de fragilité féminine quand, pour un moment, elle appuie sa tête sur la poitrine du mari. Cependant, ce n’est qu’un moment, puisque « Thérèse […] n’est plus femme ». Un nouvel instant de sensualité donne l’illusion d’un repentir, aussi bien qu’une pointe d’amertume. Toutefois l’appel de cette nouvelle phase de sa vie la pousse à rejeter le confort de l’homme. Elle s’éloigne et regagne le centre de la scène, d’où elle fige encore une fois par l’exclamation « homme » le moment de réalisation verbale et psychologique, outre qu’effective, de son changement de sexe. Juste après, elle rentre dans la roulotte comme elle en était sortie au début de la pièce, en scandant par un cri aigu son nouveau nom de Tirésias.

Dans le texte d’Apollinaire, la troisième scène commence par les mots suivants, prononcés par Tirésias avant d’entrer sur scène :

VOIX DE TIRÉSIAS

Je déménage

Dans le spectacle ces mots sont proposés à la troisième personne : Tirésias est remplacé par un personnage plutôt comique appartenant au milieu forain. Il faut mettre en évidence qu’à partir de cette scène, Apollinaire appelle son personnage selon sa nouvelle identité masculine, Tirésias. « Thérèse » ne reviendra plus jusqu’à la dernière scène.

De sa roulotte, Tirésias jette quatre objets non bien identifiés rappelant des formes géométriques très simples, dont la fonction, pour Macha Makeïeff, est celle de reconduire au contexte où le spectacle a lieu : l’idée du cirque […] apporte une dimension géométrique. L’entrée de Tirésias au début de la scène suivante est surprenante. Il est complètement changé, ce qui arrive aussi dans les indications d’Apollinaire :

Tirésias revient avec des vêtements, une corde, des objets hétéroclites. Elle jette tout, se précipite sur le mari. Sur la dernière réplique du mari, Presto et Lacour armés de brownings en carton sont sortis gravement de dessous la scène et s’avancent dans la salle, cependant que Tirésias maîtrisant son mari, lui ôte son pantalon, se déshabille, lui passe sa jupe, le ligote, se pantalonne, se coupe les cheveux et met un chapeau haut de forme. Ce jeu de scène dure jusqu’au premier coup de revolver.[27]

Macha Makeïeff décide de présenter Tirésias avec les cheveux cachés dans un chapeau haut-de-forme, de petites moustaches dessinées au-dessus de sa bouche et des vêtements masculins. Tirésias ne déshabille pas son mari, mais paraît déjà habillé avec son nouveau costume, constitué par un pantalon de la même couleur que son gilet couvert de paillettes noires ; un collet blanc et les deux poignets, ornés d’une paire de boutons noirs, figurent pour la chemise.

Ce qu’on remarque immédiatement lorsque Tirésias descend de sa roulotte est que son maintien et ses mouvements sont désormais ceux d’un homme. Ils viennent de perdre toute leur grâce féminine.

TIRÉSIAS

Qui est prêt, tressaille au bruit et s’écrie

Ah chère liberté te voilà enfin conquise

Mais d’abord achetons un journal

Pour savoir ce qui vient de se passer

Elle achète un journal et le lit ; pendant ce temps le peuple

de Zanzibar place une pancarte de chaque côté de la scène

[…]

Dès que le peuple de Zanzibar est revenu à son poste,

Presto et Lacouf se redressent, le peuple de Zanzibar

tire un coup de revolver et les duellistes retombent.

Tirésias étonné jette le journal.

Au mégaphone

Maintenant à moi l’univers

À moi les femmes à moi l’administration

Je vais me faire conseiller municipal

Mais j’entends du bruit

Il vaut peut-être mieux s’en aller

Elle sort en caquetant tandis que le mari imite le bruit

de la locomotive en marche.[28]

Tous les gestes de Tirésias révèlent ce changement qui vient de se passer dans son corps : on perçoit sa virilité de la façon de laquelle il lit rapidement un journal et s’interrompt en se déclarant « étonné », s’approche de la « vieille danseuse qui a tant de talent » pour lui faire lire les nouvelles, et s’assoit, les jambes en l’air, devant le public. Il est soulevé par deux hommes, qui le portent comme sur un trône (« Maintenant à moi l’univers »).

FullSizeRenderTirésias sur son trône: «Maintenant à moi l’univers,

à moi les femmes, l’administration»

Chaque mouvement est ponctué par des mots qui correspondent parfaitement à l’acte, dans une dynamique de mise en relief : Tirésias serre son poing (« à moi les femmes, à moi l’administration »), soulève son index (« Je vais me faire… ») et hoche la tête (« …conseiller municipal »). Après ces réclamations ambitieuses, Tirésias entend du bruit et s’en va, le journal sous son bras et un air de plaisanterie.

Le vol des mamelles et la nouvelle harmonie entre les sexes

Thérèse reparaît dans la scène VII de l’acte II, c’est-à-dire à la fin de la pièce :

THÉRÈSE se débarrassant de ses oripeaux de cartomancienne

Mon cher mari ne me reconnais-tu pas

[…]

THÉRÈSE

Tirésias se trouve officiellement

A la tête de l’Armée à la Chambre A l’Hôtel de Ville

Mais sois tranquille

Je ramène dans une voiture de déménagement

Le piano le violon l’assiette au beurre

Ainsi que trois dames influentes dont je suis devenu

l’amant

[…]

THÉRÈSE

Qu’importe viens cueillir la fraise

Avec la fleur du bananier

Chassons à la Zanzibaraise

Les éléphants et viens régner

Sur le grand cœur de ta Thérèse

[…]

THÉRÈSE

Qu’importe le trône ou la tombe

Il faut s’aimer ou je succombe

Avant que ce rideau ne tombe

[…]

THÉRÈSE

Nous nous en sommes passés l’un et l’autre

Continuons

[…]

THÉRÈSE

Elle lâche les ballons d’enfants et lance les balles aux

Spectateurs

Envolez-vous oiseaux de ma faiblesse

Allez nourrir tous les enfants

De la repopulation[29]

Du point de vue textuel, les répliques finales se caractérisent par une musicalité très accentuée, surtout dans la deuxième et dans la troisième tirade. Dans la deuxième on trouve une rime embrassée (ABBACDE) ; la troisième présente une rime croisée (ABABA). On relève une alternance entre rimes homophoniques (Zanzibaraise / Thérèse) et homographiques (Ville / tranquille), ce qui permet d’inaugurer un rythme plus rapide et plus fluide, aussi à l’aide de nombreux enjambements (la fraise // Avec la fleur, régner // Sur le grand cœur).

Dans la version théâtrale, Thérèse enlève son costume de cartomancienne – figure de transition très importante – et remet ses vêtements usuels. Son mari lui fait remarquer qu’elle n’a plus sa bande dorée, qui représentait symboliquement ses seins : la réponse de Thérèse est nette, il ne faut pas de bande – donc de seins – pour être une femme (« Qu’importe… »)[30]. La question des seins est au centre de l’échange entre mari et femme. Ils commencent à danser dans une atmosphère plus détendue et joyeuse et il lui dit qu’il n’est plus nécessaire qu’elle renonce à ses seins, donc à sa féminité (« Chère Thérèse il ne faut plus / Que tu sois plate comme une punaise »). Cependant, Thérèse laisse symboliquement s’envoler les deux ballons, qui représentent ses mamelles, et le couple monte sur un trapèze qui les laisse suspendus au-dessus du plancher.

La cartomancienne : une figure de transition sexuelle et de prévoyance

Dans Les Mamelles de Tirésias, il est évident qu’Apollinaire a été influencé par le monde classique, qui lui a offert le sujet de ce drame. Pourtant, la réélaboration du poète est très personnelle : il recompose le personnage de Tirésias en le décomposant en trois personnages physiquement différents mais, en vertu du modèle mythologique de départ, profondément liés l’un à l’autre.

Le troisième personnage, qui sert de lien ou de transition entre les deux autres est celui de la cartomancienne, ou voyante. La bisexualité de Thérèse se termine dans la scène VII acte II, quand ce nouveau personnage paraît – personnage qui n’est autre que Thérèse déguisée. Le thème du travesti marque toute la pièce et représente la réalisation scénique de l’évolution de la protagoniste : en fait, les travestissements de Thérèse sont toujours évidents, pour que le spectateur soit conscient qu’il s’agit du même personnage qui change au fil du drame. Comme l’a souligné Luc Brisson, Tirésias est une figure « entre les dieux et les hommes, le passé et le futur, les vivants et les morts : une telle configuration ne surprend pas, elle est comme inscrite dans l’exercice même de la divination »[31]; pourtant, dans l’œuvre du poète, la voyance est confiée à une femme, non pas à un homme, comme il arrive dans le mythe classique. Ce qui est encore plus intéressant, c’est que, dans le drame, la cartomancienne joue un rôle véritablement social, en prévoyant une certaine aisance économique pour toutes ces familles qui décideront d’avoir des enfants. La prévoyance devient recommandation, exprimée par une série d’impératifs, ce qui accroît la vigueur et l’autorité de son ton prophétique.

Macha Makeïeff a pensé à un costume très particulier pour la cartomancienne : elle porte une longue robe couverte de paillettes dans la partie supérieure, sans manches, colorée en rouge, rose et vert, décorée de roses. La partie inférieure est formée par une longue jupe rose complétée par un bord doré toujours couvert de paillettes. Le spectacle et la pièce d’Apollinaire diffèrent par la façon dans laquelle Thérèse rentre en scène. Alors que le poète voit son héroïne arriver « du fond de la salle », Macha Makeïeff la fait sortir d’une structure rectangulaire transportée sur scène; en outre, bien que le poète écrive que le chef de Thérèse est « éclairé électriquement », la metteuse en scène décide d’obtenir le même effet de luminosité à travers un couvre-chef en paillettes marron. L’objet qui signale le pouvoir de voyance de la cartomancienne est une boule de cristal qu’elle garde dans ses mains. De façon tout à fait différente par rapport au texte, donc, elle n’utilise pas les cartes pour lire l’avenir (« la cartomancienne fait les cartes qui tombent du plafond »)[32]. Lorsque la femme décide de renoncer à ses pouvoirs, pour figurer la transition, elle ne fait qu’enlever sa robe en dévoilant ainsi son identité : elle rentre dans la peau de Thérèse, et ses traits physiques sont ceux du début.

FullSizeRenderLa cartomancienne

Tirésias entre passé et présent : Bertrand Bonello

En parlant d’Apollinaire, on ne peut pas ignorer les considérations de Claude Debon, selon qui « dépeupler l’univers de l’origine ou le dégrader pour l’exorciser, affirmer la liberté totale du verbe et de la sexualité, tels semblent bien être les premiers gestes salvateurs du poète désireux de se constituer comme une entité autonome, ne devant rien à personne. […] N’ayant plus d’histoire, le poète va chercher dans les mythes et les légendes d’autres modèles ». La « liberté totale de la sexualité »et le corps hybride deviennent dans Les Mamelles de Tirésias un éloge du transgenre, qui, dans le texte et dans le spectacle, « a donné lieu à des travestissements, à des jeux de rôle, ce qui, somme toute, est l’apanage du théâtre et de toute représentation artistique ». Par conséquent, « la notion de transgenre est utilisée dans la mise en scène de Macha Makeïeff comme métaphore du geste artistique lui-même »[33]. Le sujet mythologique de Tirésias révèle donc toute son actualité, dans le théâtre comme dans les salles de cinéma. On se réfère ici au metteur en scène Bertrand Bonello, à qui on vient de consacrer une exhibition au Centre Pompidou en automne 2014 en collaboration avec l’Université Paris I. Ce célèbre artiste a réalisé « depuis le milieu des années 1990 douze films très différents, qui sont autant de prototypes. Son cinéma ne cesse de rechercher et d’expérimenter de nouvelles formes tout en restant délibérément fidèle à un certain classicisme »[34]. Bonello aussi a été fasciné par la légende de Tirésias, qui est le protagoniste d’un film homonyme dirigé en 2003 et en concours pour la Palme d’Or au Festival de Cannes.

On comprend dans quelle mesure la figure du voyant partagé entre deux sexes est au centre des réflexions artistiques du monde moderne et contemporain, surtout en vertu de son ambiguïté, de son hybridité. La raison pour laquelle il capture l’intérêt des artistes est peut-être liée au défi que sa représentation constitue : comme le dit Bonello, « le corps de Tirésias est un trajet. Le transsexuel est la traduction contemporaine de ce trajet ».

Nous avons ainsi essayé d’analyser un thème crucial de l’œuvre d’Apollinaire, c’est-à-dire le corps hybride. Comme nous avons anticipé dans l’introduction, la notion du transgenre est liée directement aux concepts de désir et de pouvoir ; il faut souligner que « les revendications de Thérèse ne visent nullement à instaurer un nouvel ordre social, fondé sur l’égalité stricte des sexes et le refus des servitudes biologique » : ce qu’elle vise, « c’est le pouvoir. Un pouvoir absolu et qui s’étendrait à l’univers tout entier » ; donc, par conséquent, elle rêve aussi « de faire la guerre » et de devenir un homme, seul moyen qu’elle conçoit pour atteindre son but.

Les Mamelles de Tirésias dénonce « le désir – dément – qui en commande l’exigence et menace le fondement – et la fonction – de la Règle et de la Culture », car Thérèse « en réclamant les tâches traditionnelles de l’homme ne songe pas à en assumer la fonction réelle. Elle ne recherche que le pouvoir » de la figure masculine qui, « étendu à l’univers, ne vise que lui-même »[35]. Pour conclure, « nous ne croyons pas nous tromper en donnant à la pièce un sens aussi grave et en décelant en contrepoint du mythe une leçon de sagesse, de soumission à un ensemble borné des règles – sans lesquelles l’homme n’est que folie et mort »[36]. Nous croyons enfin que la mise en scène de Macha Makeïeff ne fait qu’inviter à cette lecture à travers les moyens propres de la pratique théâtrale et un dialogue constant, bien que libre, avec le texte de départ laissé par Apollinaire.

Bibliographie

APOLLINAIRE Guillaume, Les Mamelles de Tirésias, in Œuvres complètes, M. Décaudin (éd.), Paris, « Bibliothèque de la Pléiade », 1966, 3 voll.

BOHN Willard, Apollinaire on the Edge, Modern Art, Popular Culture, and the Avant-Garde, Amsterdam, Rodopi, 2010.

BOISSON Madeleine, Apollinaire et les mythologies antiques, Paris, A.-G. Nizet, 1989.

BURGOS Jean, DEBON Claude, DÉCAUDIN Michel, Apollinaire, en somme, Paris, Champion, 1998.

COPEAU Jacques, Appels, Registres I, Paris, Gallimard, 1974.

GOSSIAUX Pol-Pierre, « Les Mamelles de Tirésias. Note historique et anthropologique», dans Berenice, Firenze, II, Juillet 1981, p. 22-32.

PAVIS Patrice, Vers une théorie de la pratique théâtrale: voix et images de la scène 3, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2000.

TAUPIN René, L’Influence du symbolisme français sur la poésie américaine (de 1910 à 1920), Paris, Champion, 1929.

Sitographie

BRISSON Luc, « Le Mythe de Tirésias. Essai d’analyse structurale », L’Homme, tome 18 n°3-4, 1978,

<http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hom_0439-4216_1978_num_18_3_367919>.

MACTOUX Marie Madeleine, « Une psychanalyse éclairée: N. Loraux, Les expériences de Tirésias. Le féminin et l’homme grec », Dialogues d’histoire ancienne, vol. 16, n°2, 1990, <http://persee.fr/web/revues/home/prescript/article/dha_0755-7256_1990_num_16_2_1513>.

PIGNON Rafaëlle, OTTO-WITWICKY, Nathalie, Les Mamelles de Tirésias – « Opéra en actes », Marie Fardeau, CRDP de l’académie de Paris, 2011, <http://www.cndp.fr/index.php?id=852>.

SEBAN Alain, « Avant-propos », Bertrand Bonello Résonances, 2014, <http://lespiquantes.com/wp-content/uploads/2014/07/Bertrand-Bonello-R%C3%A9sonances_Centre-Pompidou_Programme-23062014.pdf>.

Sur la mise en scène théâtrale de Macha Makeïeff à l’Opéra de Lyon, 2010: <https://www.youtube.com/watch?v=6b-DzA_ZXs0>.

Sur le colloque de Stavelot : <http://www.univ-paris3.fr/apollinaire-le-theatre-et-la-guerre-282033.kjsp>, <http://www.fabula.org/actualites/le-the-tre-d-apollinaire-apollinaire-et-le-the-tre_59479.php>.

 

Viola Fumagalli,

Università Cattolica del Sacro Cuore di Milano

(étudiante, Licence en Langues, Cultures et Littératures d’Europe et d’Amérique)

 

POUR CITER CET ARTICLE Viola Fumagalli, « Le corps hybride sur la scène d’Apollinaire: Les Mamelles de Tirésias», Nouvelle Fribourg, n. 1, juin 2015, URL: https://www.nouvelle-fribourg.com/archives/le-corps-hybride-sur- la-scene-dapollinaire-les-mamelles-de-tiresias/


NOTES

1 Guillaume Apollinaire, Les Mamelles de Tirésias, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1966, t. III, p. 626. Dorénavant OC.

2 Marie-Madeleine Mactoux, « Une psychanalyse éclairée : N. Loraux, Les expériences de Tirésias. Le féminin et l’homme grec », Dialogues d’histoire ancienne, vol. 16, n° 2, 1990, p. 397. http://persee.fr/web/revues/home/prescript/article/dha_0755-7256_1990_num_16_2_1513.

3 Pour un approfondissement du rapport entre la figure de T. S. Eliot et Guillaume Apollinaire, nous renvoyons à René Taupin, L’Influence du symbolisme français sur la poésie américaine (de 1910 à 1920), Paris, Champion, 1929, p. 220.

4 Guillaume Apollinaire, OC I, p. 611.

5 Nous renvoyons à la mise en scène théâtrale de Macha Makeïeff à l’Opéra de Lyon, 2010, disponible en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=6b-DzA_ZXs0.

6 Nous renvoyons (à cause de l’absence de documents en ligne) au résumé sur le colloque de Stavelot http://www.univ-paris3.fr/apollinaire-le-theatre-et-la-guerre-282033.kjsp.

7 Pol-Pierre Gossiaux, Les Mamelles de Tirésias. Note historique et anthropologique, dans Berenice, Firenze, II, Juillet 1981, p. 22-32.

8 Jacques Copeau, Appels, Registres I, Paris, Gallimard « Pléiade », 1974, p. 29-30.

9 Patrice Pavis, Vers une théorie de la pratique théâtrale: voix et images de la scène 3, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2000, p. 143.

10 Guillaume Apollinaire, OC I, p. 621.

11Raphaëlle Pignon, Nathalie Otto-Witwicky, Les Mamelles de Tirésias - « Opéra en actes », Marie Fardeau, CRDP de l’académie de Paris, 2011, http://www.cndp.fr/index.php?id=852.

12 Ibid.

13 Jean Burgos, Claude Debon, Michel Décaudin, Apollinaire, en somme, Paris, Champion, 1998, p. 134.

14 Pour un approfondissement du rapport entre le poète et le choix des variations chromatiques dans ses œuvres, nous renvoyons à Madeleine Boisson, Apollinaire et les mythologies antiques, Paris, A.-G. Nizet, 1989, p. 371-399.

15 Rafaëlle Pignon, Nathalie Otto-Witwicky, Les mamelles de Tirésias - « Opéra en actes », http://www.cndp.fr/index.php?id=852.

16 Guillaume Apollinaire, OC I, p. 621.

17 Ibid., p. 621-622.

18 Sur la mise au point du geste théâtral, nous renvoyons à Patrice Pavis, Op. cit., p. 67-76.

19 Voir à ce propos Patrice Pavis, Op. cit., p. 122-123.

20 Guillaume Apollinaire, OC I, p. 622.

21 Guillaume Apollinaire, OC I, p. 622.

22 Ibid., p. 622-623.

23 Ibid., p. 623-624.

24 Ibid.

25 Willard Bohn, Apollinaire on the Edge, Modern Art, Popular Culture, and the Avant-Garde, Amsterdam, Rodopi, 2010, p. 120.

26 Guillaume Apollinaire, OC I, p. 624-626.

27 Guillaume Apollinaire, OC I, p. 626-627.

28 Ibid., p. 628.

29 Ibid., p. 649-650.

30 Ibid., p. 650.

31 Luc Brisson, « Le Mythe de Tirésias. Essai d’analyse structurale », L’Homme, tome 18 n°3-4, 1978, p. 241, http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hom_0439-4216_1978_num_18_3_367919.

32 Guillaume Apollinaire, OC I, p. 646-648.

33 Jean Burgos, Claude Debon, Michel Décaudin, Op. cit., p. 55.

34 Alain Seban, « Avant-propos », Bertrand Bonello Résonances, 2014, http://lespiquantes.com/wp-content/uploads/2014/07/Bertrand-Bonello-R%C3%A9sonances_Centre-Pompidou_Programme-23062014.pdf

35 Pol-Pierre Gossiaux, Op. cit., p. 28-29.

36 Ibid., p. 30.

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