Le dîner de Noël d’Aimé Césaire ou « le goût amer de la liberté »
Résumé Dans Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire, les saveurs de la nourriture exhument un passé riche d’arômes et de parfums divers. Le goût unique « du boudin », « du café brûlant », « de l’anis sucré », « du punch au lait » et du « rhum » servis aux invités du dîner de Noël s’imposent comme des marqueurs culturels. La consommation des mets et l’affirmation des traditions qui s’y rattachent condensent tout un rapport – subjectif – au monde et aux autres. La communion créée par le partage de la nourriture et des boissons excite les corps et les esprits. Derrière la débauche affichée par les danseurs, nous entrevoyons des rites ancestraux parfois millénaires. La vigueur du « punch » et les rythmes frénétiques du clan traversent le corps éveillé par ces (ses) saveurs authentiques, subliment les plaies du passé, (re)découvrent progressivement « le goût amer de la liberté ».
Mots-clés Nourriture – plats – goût – punch – nègre
Abstract In Aimé Césaire’s Notebook of a Return to my native land, the flavors of food call up a rich and colorful past. The unique taste of « blood sausage », « hot coffee », « sweet anise », « milk punch » and « rum » served to the guests of the Christmas dinner stand out as cultural landmarks. The consumption of dishes and the assertion of the traditions associated with them condense a whole relationship – subjective – to the world and to others. The communion created by the sharing of food and drink excites bodies and minds. Behind the debauchery displayed by the dancers, we glimpse ancestral rites, millennial at times. The vigor of the « punch » and the frantic rhythms of the clan cross the body awakened by these (its) authentic flavors, sublimate the wounds of the past, gradually (re)discover « the bitter taste of freedom ».
Keywords Food – dishes – taste – punch – negro
Le lecteur de la poésie d’Aimé Césaire remarque souvent que l’évocation de la nourriture et des produits alimentaires en général réfère à un goût, à des arômes, à des parfums et à des odeurs authentiques. C’est lors de l’été 1935 que le tout jeune étudiant martiniquais a commencé à écrire son long poème, publié en 1939 sous le titre Cahier d’un retour au pays natal[1]. De par les croisements identitaires qui la fondent, la poésie de ce « nègre », installé à Paris, se ressource dans une profusion de goûts et de saveurs fonctionnant comme des indicateurs culturels.
Si nous prenons le terme « goût » dans son acception large[2] et à un niveau plutôt suggestif, le texte de Césaire peut nous fournir un inventaire impressionnant d’exemples et d’occurrences. En fait, Cahier d’un retour au pays natal donne à voir (et à sentir) une nature luxuriante où se mélangent d’innombrables parfums, senteurs et odeurs qui stimulent les perceptions olfactives et suggèrent les saveurs des produits qui s’y trouvent. Nous verrons que l’impact de cette diversité, inhérente au terroir du pays natal, se fera sentir sur le plan gustatif. Le goût n’est-il pas, en définitive, une interprétation (traduction) sensorielle des produits et des matières que la nature offre aux papilles de la langue ? Le poète écrit avec une conscience permanente de la polysémie de ce terme et de son incidence sur la texture des aliments et des mets dégustés dans son poème-fleuve. Lorsqu’ils nous transmettent la « concentration sensuelle » de ce monde où « la vie des cases [est] comme une grenade trop mûre » ou, encore, la lumière du « jour [qui] vient velouté comme une sapotille » (p. 14-16), les mots se chargent du potentiel gustatif d’une langue qui puise dans le terroir antillais. Dans Moi, laminaire…, il s’agit toujours de cette « langue » pétrie dans une nature qui a longuement inspiré Aimé Césaire : la « langue bleue » qui a su garder la « fidèle précation d’ancêtres » lointains (p. 428) est mêlée aux formes géographiques d’une « île » entourée d’eaux (bleues) où se réfléchissent les variations chromatiques de la flore et de la faune du pays. La variété des goûts qui proviennent de ces « montagnes » et de la profondeur des « eaux » qui rattachent « l’océan » à la « mangrove » (p. 430) ne cesse de travailler les saveurs des mets préparés avec des produits aussi divers. C’est par les détours de cette « langue », nourrie des délices du monde qu’elle formule, que le texte s’autogénère. Nous parlons d’un organe qui sert à discerner les goûts grâce aux bourgeons sensoriels, mais aussi à articuler la parole qui exprime toutes ces sensations. De quelle(s) manière(s) ces variantes du goût passent-elles dans les interstices du langage poétique et disent-elles le monde ? Quels en sont les produits et les plats les plus représentatifs ? Finissent-elles par s’exclure ou se rencontrent-elles dans des mariages inouïs ? Les réponses à ces questions nous fourniront certaines clés de lecture de la présence significative de la nourriture et du goût (des goûts) dans ce poème d’Aimé Césaire.
L’inventaire des goûts, une syntaxe du monde et des hommes
Les six premières pages de Cahier d’un retour au pays natal permettent au poète de marquer sa parole. La consistance du « je » qui nous accompagne au long du poème se précise. L’anaphore (« Au bout du petit matin… ») arrache à l’obscurité de la nuit des souvenirs chaotiques et indélébiles. L’emprise du « je » sur « le temps » coïncide avec une sorte d’explosion d’images qui (nous) transmettent une multitude de goûts (p. 15-16). Au début, cela se concrétise par une succession de saisons et de paysages où murissent les divers produits qui sont à la base des plats typiques de la Martinique :
Et le temps passait très vite, très vite.
Passés août où les manguiers pavoisent de toutes leurs lunules, septembre l’accoucheur de cyclones, octobre le flambeur de cannes, novembre qui ronronne aux distilleries, c’était Noël qui commençait. (p. 14-15)
Le texte de Césaire nous convie à une fête religieuse chrétienne qui est évoquée dans un « temps » jalonné par les saisons et les éléments. Désormais, le poème recrée l’enchaînement des étapes qui unissent les hommes aux cycles de la nature nourricière[3]: maturation des fruits gorgés de soleil, jachère, transformation des « cannes » dans les « distilleries ». Le goût de ce « Noël » martiniquais est alors annoncé ; il aura du « rhum » la force extrême[4] et de la pulpe de mangue la saveur et le parfum uniques. Dans Cahier d’un retour au pays natal, l’écriture des paysages et du terroir qui sont à l’origine de ces aliments fait penser à une cuisine conçue à l’échelle de la nature. Les chaleurs du mois d’« août » seront déterminantes pour la diffusion des parfums de « manguiers » et l’exaltation de la saveur de leurs fruits. Les formes et les couleurs qui distinguent le pavoisement des « manguiers » suggèrent une présentation alléchante de table ou de buffet. Le choix du substantif « flambeur » n’est pas sans rappeler la technique de préparation (rapide) de certains plats ou desserts. Avant d’être un délice des papilles, le flambé est un moment d’exceptionnel plaisir pour les yeux et l’odorat. Le dîner de Noël qui se prépare consacre même cette dimension spectaculaire et sensationnelle, présente dans la signification du terme « flambeur »[5]. Avec ce décor tropical où se mêlent les couleurs, les formes et les senteurs, le poète a déjà réussi à éveiller nos sens. Il est temps de passer à table.
En terre antillaise, Noël est avant tout une fête des sens : « Il s’était annoncé d’abord Noël par un picotement de désirs, une soif de tendresses neuves, un bourgeonnement de rêves imprécis… » (p. 15). Malgré le caractère abstrait des compléments du nom (« de désirs » / « de tendresses » / « de rêves »), le « picotement » et la « soif » évoquent une perception essentiellement gustative d’une fête où l’on devine des plats piquants et bien arrosés. La dynamique ascendante[6], à l’œuvre dans le « bourgeonnement », introduit une vigueur fraîche qui ne manquera pas d’imprégner la nourriture servie aux invités.
Les mets et les goûts qui s’affirment lors de ce dîner de Noël sont culturellement marqués. Les plats ramenés par les colons côtoient ceux des autochtones dans un cadre où tout se mélange. L’expression et le choix des goûts résument ainsi tout un rapport au monde et aux autres :
[…] et l’on est bien à l’intérieur, et l’on en mange du bon, et l’on en boit du réjouissant et il y a du boudin, celui étroit de deux doigts qui s’enroule en volubile, celui large et trapu, le bénin à goût de serpolet, le violent à incandescence pimentée, et du café brûlant et de l’anis sucré et du punch au lait, et le soleil liquide des rhums et toutes sortes de bonnes choses qui vous imposent autoritairement les muqueuses ou vous les distillent en ravissement, ou vous les tissent de fragrances, et l’on rit, et l’on chante et les refrains fusent à perte de vue comme des cocotiers. (p. 15-16)
En fonctionnant comme des relais anaphoriques, les conjonctions (« et… ou… ») assemblent des cuisines et rassemblent des hommes et des femmes de cultures différentes. Les plats qui défilent comportent des ingrédients, des épices et des arômes typiques de plusieurs climats. Si nous admettons, avec Jean-Louis Flandrin, que « certaines traditions culinaires se transmettent sur des centaines d’années »[7], il faudrait tenir compte des mélanges ethniques qui se sont progressivement opérés sur le sol antillais. Désignée comme étant une « île non-clôture » (p. 23), la terre martiniquaise représente un espace d’asile et d’exil qui a accueilli des hommes et des femmes dont l’expérience (antérieure) du goût garde des rapports particuliers avec des espèces végétales et animales très variées. Et c’est ce bouillon culturel[8] qui est à la base de la grande diversité de la cuisine créole. La nourriture servie sur la table de Noël devrait illustrer cette variété culinaire de « la carte du monde » (p. 49) dessinée par le poète de Cahier d’un retour au pays natal (p. 22-23). La coprésence de la multitude de régions que nous y découvrons[9] fait penser au « chaos-monde » et à la « totalité-monde » d’Édouard Glissant[10] : « Et je me dis Bordeaux et Nantes et Liverpool et New York et San Francisco / pas un bout de ce monde qui ne porte mon empreinte digitale », insiste le poète (p. 23). Nous distinguons aussi dans « ce monde » les itinéraires des flux migratoires qui ont probablement amené autant de goûts et de façons de manger. La « géographie » où se trouve « l’archipel » dont « la ténuité […] sépare l’une de l’autre Amérique », avec « ses flancs qui sécrètent pour l’Europe la bonne liqueur d’un Gulf Stream », porte le souvenir des routes maritimes par lesquelles étaient acheminés les produits alimentaires et les épices du Nouveau monde, surtout dès le « XVIe siècle, par suite du prestige irrésistible du sucre de canne »[11].
Cependant, la créolisation[12] des saveurs n’a pas empêché les goûts et les senteurs du pays de s’affirmer : les odeurs et les parfums du texte qui décrit cette bonne chère ont pu s’affirmer grâce à cette diversité géoculturelle qu’ils déterrent. La composition des plats et leurs assaisonnements montrent que les nourritures et les boissons qu’on savoure dérivent d’un goût principal dont le signe particulier est la générosité des parfums. La température des plats, des boissons et leurs saveurs déclenchent d’intenses alchimies dans les palais : la consistance « du boudin », le thym sauvage présent dans le « goût de serpolet, le violent à incandescence pimentée », le « café brûlant », « l’anis sucré », le « punch » et « le soleil liquide des rhums » créent des sensations qui exaltent ces plaisirs de la bouche. Boisson à base de rhum, de sirop de canne et de citron vert, le « punch » est la synthèse parfaite du monde et de l’être mûris sous « le soleil » éclatant des Tropiques. L’alliance de mots (« soleils liquides ») permet au poème de fonder son goût au sein d’une correspondance surréelle. Plutôt que de référer à un paysage pittoresque, l’image des « soleils liquides » concrétise, poétiquement, les sensations et les horizons qui s’ouvrent aux buveurs de « rhum » et de « punch ». En insérant ce dernier terme dans le lexique pugilistique, le français en souligne les connotations de vigueur et de force de caractère. La virilité des liens qui se « tissent » lorsque les effets de ces produits investissent « les muqueuses » et montent aux têtes est assez prévisible. Les « fragrances » (lat. fragrare, sentir) mettent en avant l’action subtile des arômes et des parfums des produits dégustés. Des « ravissements », des rires et des « refrains [qui] fusent à perte de vue » naît un chant de grande fraternité humaine : le chant des papilles a, ainsi, été le canal idéal de cette communion rituelle.
Cet hymne à la terre natale comporte des phrases où les êtres, les éléments et les choses se confondent :
[…] mais la tourmentée concentration sensuelle du gras téton des mornes avec l’accidentel palmier comme son germe durci, la jouissance […]
la vie des cases comme une grenade trop mûre
et les refrains fusent à perte de vue comme des cocotiers
et l’on somnole aussi comme dans un rêve avec des paupières en pétales de rose, et le jour vient velouté comme une sapotille, et l’odeur de purin des cacaoyers… (p. 14-16)
Le poète semble avoir trouvé dans la comparaison un procédé capable de révéler l’essence (les essences) du monde et des hommes. L’habitat de l’Antillais, ses paysages familiers, ses activités, les cycles de la nature qui le bercent… deviennent des comparés associés aux senteurs humides de la terre, au goût de la flore et à « l’odeur » de la faune[13]. La signifiance de cette osmose des sens s’actualise dans les tréfonds de l’être qui s’en est longuement imprégné. Dans la poésie d’Aimé Césaire, la métaphore ou la comparaison avec un fruit, une plante, un parfum est souvent une illustration de la quintessence du sujet, des labyrinthes de la généalogie et des marques de l’Histoire : Afrique, Europe, négritude, archipel… se profilent comme des terroirs où le goût naît, se façonne et murit aux aléas des rencontres d’une odyssée subie, puis recréée. Mais la comparaison serait également la forme langagière d’un « rêve » d’union (de totalisation) des arômes et des entités essentielles du monde dans un gigantesque concert de parfums, de sons et de couleurs. Porteuse des senteurs et des épices d’une multitude de terroirs, la nourriture typique du sujet « nègre » parvient à concentrer autant de goûts et de saveurs avant de les diffuser au sein de cette ambiance festive.
La symphonie libératrice des goûts
La fête des sens et l’explosion des goûts dans lesquelles nous plonge la poésie de Césaire ne seraient pas complètes sans un certain état d’esprit qui doit animer les participants au banquet de Noël : « Et ce ne sont pas seulement les bouches qui chantent, mais les mains, mais les pieds, mais les fesses, mais les sexes, et la créature tout entière se liquéfie en sons, voix et rythme » (p. 16). La métaphore liquide réfère à une dilution permettant au corps, traversé par les influx de vigueur (de liqueur) qui poussent les chanteurs, de se dépasser. Tout en tissant des liens (humains, sociaux, érotiques, etc.) entre les fêtards, la chaîne anaphorique, avec ses variations mélodiques en « et » et en « mais », bat la mesure et marque la cadence endiablée des danseurs. Les mouvements des corps déchaînés improvisent une chorégraphie de la jouissance. La lecture de cette chorégraphie tient, elle aussi, d’un certain goût de la vie et de l’implication de nos sens dans la réception des mouvements de ces corps enivrés : « les bouches, les mains, les pieds, les fesses, les sexes » représentent des membres et des extrémités où se concentrent les désirs des danseurs excités par le « rhum » et le « punch ».
Conjuguées aux sons rythmés, l’abondance et la vigueur des goûts offerts aux « bouches » électrisent les membres. La lubricité latente n’interrompt pas les élans des danseurs et les envolées rythmiques qui les transportent. Nous avons même certains éléments structuraux caractéristiques d’une composition musicale :
Arrivée au sommet de son ascension, la joie crève comme un nuage. Les chants ne s’arrêtent pas, mais ils roulentmaintenant inquiets et lourds par les vallées de la peur, les tunnels de l’angoisse et les feux de l’enfer (p. 16)[14]
L’impact de la nourriture consommée est nettement perceptible : la chaîne orale du texte aide à associer les mélodies des « chants » qui « roulent » au « boudin qui s’enroule en volubile ». Mêlées aux goûts des boissons et à leurs parfums, les saveurs des mets consommés prédisposeraient à divers genres d’excès. Le paysage infernal serait-il prémonitoire ? La fête de Noël serait-elle en train de se transformer en une sorte d’orgie païenne ? Le texte apporte une réponse immédiate : « Et chacun se met à tirer par la queue le diable le plus proche, jusqu’à ce que la peur s’abolisse insensiblement […], et l’on boit et l’on crie et l’on chante […] » (p. 16). En tant que fête religieuse (rituelle), Noël aura cristallisé les points communs et les différences de deux types de goût : les mets, les boissons qu’on déguste et l’excitation sexuelle. Derrière la débauche affichée par les danseurs, nous entrevoyons vaguement quelques traces de pratiques culturelles obscures. Revigoré par les produits des champs qu’il avait longuement irrigués de sa sueur et de son sang, le corps noir tente de retrouver (le goût d’)une liberté confisquée depuis des siècles. En s’adonnant au goût poignant du « punch » et aux rythmes frénétiques de son clan, il s’élance dans un espace-temps qui l’arrache au néant d’une histoire aveugle.
Cette joie de vivre et l’ivresse procurée par cette fête ne doivent pas occulter l’envers du décor. Autour de ces goûts aussi alléchants qu’excitants du pays natal règnent, encore, les « puanteurs », « la putréfaction » et une odeur de passé douloureux : « l’odeur-du nègre, ça fait-fait-pousser-la-canne… », ironise le poète (p. 32). Culture typique des Antilles, « la canne » n’est pas une simple production agricole, c’est aussi une plante qui a écrit une histoire sombre[15] : « […] et l’aune de drap anglais et la viande salée d’Irlande coûtaient moins cher que nous, et ce pays était calme… », crie le « nègre » de Cahier d’un retour au pays natal (p. 35). Ce cri de colère puise son intensité dans l’arrière-goût, amer, laissé par les abominations de la traite négrière. Souvent utilisé comme conservateur naturel, le sel a gardé le souvenir d’une chosification de ces hommes assimilés à une marchandise. Le corps déchu de sa grandeur charnelle n’est plus que « viande » marquée au fer par le maître. Pour se libérer de ce passé traumatisant, le corps devra en supporter le goût âpre : « La négraille aux senteurs d’oignon frit retrouve dans son sang répandu le goût amer de la liberté » (p. 54). Le souvenir de ces corps meurtris et de leurs « senteurs » s’inscrit donc dans une histoire des êtres et du « goût ». Pour que cette histoire s’édifie en culture, il est nécessaire de sauvegarder cette image des Noirs martiniquais des réductions de l’exotisme et des clichés.Si nous admettons que « la canne » est la culture emblématique de la terre antillaise, il ne faut pas oublier que cette plante, introduite par Christophe Colomb, a fait la fortune des colons blancs (propriétaires d’habitations et de distilleries) et le malheur de milliers d’esclaves[16]. La lecture de Cahier d’un retour au pays natal montre qu’Aimé Césaire fait de ce devoir de mémoire une priorité absolue. Le paradigme du « goût » et les plats hérités par le descendant d’esclaves fonctionnent comme des vecteurs (sensoriels) de cette mémoire traumatisée. Paul Gilroy réalise le poids de ce traumatisme en revisitant « l’histoire culturelle des Noirs dans le monde moderne » et en réfléchissant sur ses « profondes conséquences sur la conception de l’Occident ». Pour l’auteur de L’Atlantique noir, la « modernité » occidentale ne résoudra pas ses contradictions tant qu’elle ne regardera pas en face les « antinomies » des rapports qu’elle avait créés entre « maîtres » et « esclaves ». Gilroy affirme même « qu’une bonne part de la supposée nouveauté de la postmodernité s’évanouit lorsqu’on la considère à la lumière de la rencontre violente entre les Européens et les peuples qu’ils ont conquis, massacrés et réduits en esclavage »[17]. Comme nous le montrerons plus loin, le « goût » de cette « canne » et le souvenir qu’il en garde ne peuvent être qu’amers pour Aimé Césaire.
Le goût comme refuge sûr de la mémoire
Depuis Marcel Proust, l’on ne cesse de vanter les pouvoirs mnémotechniques et psychiques du goût. Ceci dit, nous constatons que l’écriture de cette mémoire, hautement parfumée, est assez particulière dans Cahier d’un retour au pays natal. Le lecteur y découvre une utilisation traditionnelle de la nourriture, des boissons et de leurs “traductions sensitives”. La poétique qui préside à la composition du recueil accorde une place importante aux perceptions gustatives et olfactives de la terre natale. Parti sur les traces millénaires de ses ancêtres[18], le poète se souvient du passé et déterre les images intimes de l’enfance au gré des parfums et des arômes qui ont longuement enivré ses sens. La profusion de toutes ces senteurs montre que les sens de l’artiste et son imaginaire sont marqués par des senteurs et des odeurs dont les siècles n’ont rien entamé. En l’inscrivant dans l’épaisseur des signes, la langue du poème transmet efficacement l’odeur singulière de la terre des anciens et la préserve de l’oubli.
Les souvenirs d’enfance de l’artiste gardent un goût particulier ; un goût de « vesou » par exemple. Ce mot, d’origine créole, désigne le liquide qui sort de la canne à sucre quand on l’écrase : « – moi sur une route, enfant, mâchant une racine de canne / à sucre […] qui écorche ma voix ? Me fourrant dans la gorge mille crocs de bambou […] » (p. 28-29). L’imprégnation totale des muqueuses buccales et des organes de la « voix » annonce un impact déterminant sur la parole poétique du sujet sustentant les délices du pays natal. La « racine » mâchée engage le poète-enfant dans un champ gustatif et olfactif original (originaire). Le jus de « canne à sucre » et les « crocs de bambou » y ont laissé des traces profondes. La sustentation en cours authentifiera le timbre de la jeune « voix » et alimentera les sonorités de sa parole naissante. Lorsque les soubassements ontologiques de l’être sont occultés par la violence de l’histoire et la mainmise sur la culture du peuple, les odeurs et les arômes de ce passé échappent à l’exclusion et déchirent le silence des siècles :
Ma mémoire est entourée de sang. Ma mémoire a sa ceinture de cadavres !
et mitraille de barils de rhum génialement arrosant nos révoltes ignobles, pâmoisons d’yeux doux d’avoir lampé la liberté féroce. (p. 32)
Transféré au complément « la liberté féroce », le verbe lamper suffit à déclencher des gestes rituels chers à la culture et à l’imaginaire antillais. Désormais, « la liberté » est un philtre qui désaltère des corps assoiffés d’absolu. Le même verbe (lamper) rappelle les verres de punch bus par le « nègre » insoumis d’autrefois[19]. Malgré les « pâmoisons » passagères et les quelques troubles de la vue, le buveur du jus magique retrouve les forces nécessaires pour son combat. Si le « sang » qui colore la « mémoire » du « nègre » s’est vite chauffé sous l’action du « rhum », c’est que les arômes du terroir distinguent cette boisson des autres liqueurs. Suite aux métamorphoses qu’il consent, le goût se met à défendre le sol où il a longuement mûri. La profondeur de ses parfums est telle, qu’elle défie ouvertement les millénaires : « nous chantons les fleurs vénéneuses […] ; le blanc embrasement des sables abyssaux, les descentes d’épaves dans les nuits foudroyées d’odeurs fauves », insiste le poète (p. 29). Le paradigme des profondeurs (abyssales) est particulièrement riche dans les poèmes de Césaire. Dans l’obscurité totale de la « nuit » des temps, les « odeurs fauves » guident le(s) sens du texte. Le champ (chant) ouvert par la couleur et les accents bestiaux suggérés par le terme « fauve » aide à sentir (flairer) l’« odeur » d’une sauvagerie fondamentale. C’est une sauvagerie qui place le « nous » (de la meute) dans un habitat et dans un passé auxquels les descendants d’esclaves peuvent remonter : le territoire a probablement été marqué par les « odeurs » uniques de ceux qui travaillèrent durement la canne à sucre dont le jus était nécessaire pour la fabrication des « barils de rhum » acheminés vers l’Europe.
Conclusions
En confondant les niveaux de signifiance du lingual et du linguistique, Césaire dote sa parole poétique d’une épaisseur à même de contenir la consistance des mondes qu’il traverse (et qui le traversent). Terre de volcans et de cyclones, les Antilles sont avant tout un goût, des arômes et des parfums particulièrement forts. Si le sourire de ceux qui goûtent aux produits de ces îles communique du bonheur et une grande joie de vivre, c’est parce qu’il est porteur de l’ensoleillement et de l’humidité des altitudes qui alimentent cette culture ouverte sur l’océan. La prégnance des contrées lointaines du désir déclenché par la profusion des goûts et des arômes de l’île natale surdétermine le langage du poète. Ainsi, la tradition – rituelle – du Ti’Punch est une expérience de convivialité qui tourne autour du précieux liquide dont les parfums fruités transmettent à ceux qui y goûtent une extase comparable au ravissement procuré par les senteurs subtiles de la nature exubérante et paradisiaque de la Martinique.
Le chant de liberté entonné par le « nègre » s’affirme et s’accentue suivant une partition inspirée par la variété des goûts qui s’expriment au fil du texte et par les appels irrésistibles des saveurs qui s’y mêlent. Le terroir qui libère son goût libère également le sujet qui en entonne le chant. L’expansion progressive des senteurs et des saveurs nourries de l’humus et des matières ancestrales permet à l’artiste de remonter à la source de sa poésie. Composée avec les mets de la terre natale et ses goûts (a)typiques, la parole poétique se libère et se régénère. En excédant les limites géoculturelles de l’île natale, ce goût originel parvient à se régénérer dans le partage et la convivialité.
L’aventure du goût s’avère déterminante pour la trame sur laquelle le poète tisse son langage. Pour fonder leurs États les oubliés de la modernité et les éclopés du progrès doivent commencer par mettre de l’ordre dans leur passé : « Au bout du petit matin ces pays sans stèle, ces chemins sans mémoire, ces vents sans tablette », rappelle le poète (p. 25). La « mémoire » déconstruite, les identités chaotiques, les diversions culturelles ne trouvent-elles pas, finalement, dans les pouvoirs marquants des goûts et des saveurs un sentier qui mène à ce passé vertigineux ? Lorsque le pays des origines risque de sombrer dans l’oubli, le goût de sa flore, la saveur de ses plats et les arômes de ses boissons éveillent sûrement des souvenirs indélébiles. Les racines de la « négritude » sont marquées de ces saveurs millénaires. L’importance de la nourriture et des boissons dans Cahier d’un retour au pays natal est inséparable de cette dimension culturelle de l’être : la mémoire du goût serait la métaphore (sensitive) d’un rêve touchant au désir d’un poète parti à la recherche d’un langage qui dit (sent) l’essence des choses.
Adel Habbassi
Université de Tunis El Manar
Bibliographie
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HENANE René, Glossaire des termes rares dans l’œuvre d’Aimé Césaire. Paris, Éditions Jean-Michel Place, 2004.
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Interviews et entretiens avec Aimé Césaire :
« La poésie, parole essentielle », entretien livré par Aimé Césaire à Daniel Maximin, in Présence Africaine : numéro 126 (premier semestre 1983).
POUR CITER CET ARTICLE
Adel Habbassi, « Le dîner de Noël d’Aimé Césaire ou “le goût amer de la liberté” », Nouvelle Fribourg, n. 5, juin 2020. URL : https://www.nouvelle-fribourg.com/archives/le-diner-de-noel-daime-cesaire-ou-le-gout-amer-de-la-liberte/
NOTES
1 Les numéros de page et les renvois aux textes de ce recueil se réfèrent à Aimé Césaire, La Poésie (regroupant l’ensemble de la production poétique d’Aimé Césaire), édition établie par Daniel Maximin et Gilles Carpentier, Paris, Éditions du Seuil, 1994, réédition 2006.
2 Selon le Larousse : « sens qui permet de discerner les saveurs des substances liquides ou dissoutes ».
3 Parmi les éléments de cette nature, soulignons la présence de « l’arbre », métaphore obsédante du poète. Dans cet « essentiel paysage », étudié par Michèle Constans, « l’arbre est le pôle positif par excellence, celui auquel on s’identifie » (Michèle Constans, « Essentiel paysage, l’herbier imaginaire d’Aimé Césaire », in Colloque pluridisciplinaire : Paysages et biodiversités de la Caraïbe et des Guyanes, 7-10 décembre 2010, Université des Antilles et de la Guyane / Faculté des Lettres et Sciences humaines, Campus de Shoelcher, Martinique : lien internet : cybergeo.revues.org/25910, alinéa 8 : consulté le 15 mai 2020). Quant à René Hénane, il précise que « le Kaïlcédrat », évoqué par Césaire, est un « arbre africain au port majestueux et à l'écorce amère, qui sert d'arbre à palabres » (Glossaire des termes rares dans l’œuvre d’Aimé Césaire. Paris, Éditions Jean-Michel Place, 2004, p. 89).
4 Il s’agit de l’un des alcools les plus forts et, aujourd’hui, les plus consommés de la planète, le rhum, anciennement dénommé « tafia ».
5 « Celui qui joue gros jeu » (Le Larousse).
6 Qui fait penser à l’étymologie de Noël (lat. natalis [dies], [jour] de naissance).
7 Jean-Louis Flandrin, « Une histoire des plaisirs du lit et de la table. Entretien avec Jean-Louis Flandrin » (Propos recueillis par Nicolas Journet), in Sciences Humaines, mensuel numéro 106, Juin 2000 : « Les sagesses actuelles » (en ligne : https://www.scienceshumaines.com / consulté le 13 mai 2020).
8 C’est, entre autres, à ce magma culturel que Césaire fait allusion lorsqu’il affirme : « on est né du volcan. Nous sommes les fils du volcan » (« La poésie, parole essentielle », entretien livré par Aimé Césaire à Daniel Maximin, in Présence Africaine : numéro 126 (premier semestre 1983), p. 10.
9 Au sein de cette « carte du monde » tracée par Aimé Césaire dans Cahier d’un retour au pays natal, la liste des noms de villes, de pays et de continents comporte une bonne partie du monde : « Amérique… Europe… Afrique… Polynésie… Guadeloupe… Haïti… Floride… pied hispanique de l’Europe… », etc.
10 « J’appelle chaos-monde [...] le choc, l’intrication, les répulsions, les attirances, les connivences, les oppositions entre les cultures des peuples dans la totalité-monde contemporaine [...] il s’agit du mélange culturel, qui n’est pas un simple melting pot par lequel la totalité-monde se trouve aujourd’hui réalisée. » (Édouard Glissant, Introduction à une Poétique du Divers, Paris, Gallimard, 1995, rééd., 1996, p. 30).
11 Jean-Louis Flandrin, « Le goût a son histoire », in Piault, Fabrice (sous la direction de), Le mangeur. Menus, maux et mots, Paris, Autrement, Coll. Mutations/Mangeurs, N°138, 1993 (p. 147-158), p. 151.
12 « Le mot créolisation vient du terme créole et de la réalité des langues créoles […]. Le monde se créolise, c’est-à-dire que les cultures du monde mises en contact de manière foudroyante et absolument consciente aujourd’hui les unes avec les autres se changent en s’échangeant à travers des heurts irrémissibles, des guerres sans pitié mais aussi des avancées de conscience et d’espoir... » (Édouard Glissant, Introduction à une Poétique du Divers, op. cit., p. 14-15).
13 En 1944, déjà, Henri Stehlé a rédigé un article de trente-cinq pages où il avait dressé l’inventaire de cette profusion florale avec les appellations spécifiques des végétaux typiques des « Antilles françaises » (Henri Stehlé, « Les dénominations génériques des végétaux aux Antilles françaises : Histoires et légendes qui s’y attachent », in Tropiques, numéro 10, février 1944, pp. 53-87).
14 Nous soulignons.
15 Jean-Louis Flandrin nous apprend qu’« au XVIè, la canne à sucre passe de l’autre côté de l’Atlantique : aux Antilles (où Colomb l’a établie dès 1493) » (« Histoire du sucre et du sucré, chronologie et géographie de la production », article publié en PDF sur le site www.foodplanet.fr , p. 30 ; consulté le 15 mai 2020).
16 En devenant un produit stratégique du commerce international, le sucre et sa production ont déterminé une très forte demande de canne à sucre. Constatant l’insuffisance de la main d’œuvre amérindienne, les riches planteurs des colonies d’Amérique sont allés chercher les milliers de bras qui leur manquaient dans les colonies africaines. C’est ainsi que l’importance, grandissante, du commerce du sucre a progressivement été à l’origine du trafic d’esclaves. Durant plusieurs siècles, les cargaisons de sucre et les négriers, bondés d’esclaves africains, ont emprunté les mêmes itinéraires (cet aperçu historique sur le sucre et sa production est un résumé de plusieurs pages de : Jean-Louis Flandrin, « Histoire du sucre et du sucré, chronologie et géographie de la production », article publié en PDF sur le site www.foodplanet.fr , p. 29-33 ; consulté le 15 mai 2020).
17 Paul Gilroy, L’Atlantique noir. Modernité et double conscience, Traduit de l’anglais par Charlotte Nordmann, Paris, Amsterdam Editions, 2010, p. 73-75.
18 « Bambaras », dira-t-il plus tard dans Moi, laminaire… (1981).
19 En fait, l’ancêtre du rhum agricole est le tafia ou guildive. Ces termes créoles désignent une boisson ayant singulièrement servi aux premiers esclaves antillais qui se sont soulevés contre les colons qui les exploitaient.