Octave Mirbeau, Dans le ciel : défigurer le corps, hantise de l’idéal ?
Résumé Dans le ciel d’Octave Mirbeau est écrit sous le signe d’une corporéité mise en question. « Voir, sentir, comprendre » : lorsque le peintre Lucien répète cette formule, qui résume sa tentative de donner une forme à son hyperesthésie, il semble déjà annoncer l’échec de tout artiste à exprimer, à travers sa corporéité, l’idéal qui le hante. Pour le peintre comme pour Georges, inspiré par un désir d’écrire qui restera informe, le corps serait alors un obstacle, l’automutilation et la volonté d’anéantir son propre être physique les seules issues possibles. Mais si tel est l’épilogue atroce de ce roman, les corps de plusieurs personnages se tordant sous la maladie ou l’infirmité aussi bien que Le Fumier peint par Lucien figurent, dès le début, la ruine et la gangrène de tout organisme qu’aucun ciel, aussi profond soit-il, ne parviendra à contenir. Par sa structure en abyme (trois narrateurs successifs relatant chacun un point de vue totalement subjectif), par sa composition qui relève des techniques impressionnistes, Dans le ciel semble miner aussi notre perception du narrateur en tant que personne. Défigurer le corps devient enfin pour Mirbeau un moyen pour déformer l’architecture traditionnelle du roman.
Mots-clés Mirbeau Octave – Dans le ciel – corps – défiguration – narrateur
Abstract The body and its perception structure Octave Mirbeau’s Dans le ciel. “Voir, sentir, comprendre”: when the painter Lucien repeats this catchphrase, in which he sums up his attempt to shape his exaggerated perception of the world, he already announces his failure as an artist, who can hardly reveal, through his body, the ideal obsessing him. For him, as for his friend Georges who is inspired by an unfulfilled desire to be a writer, the body is an obstacle: the self-mutilation and the desire to annihilate himself are the only possible outcomes. This will be indeed the terrible ending of the novel: nevertheless, from the very beginning, the body of several characters in Dans le ciel, tortured by illness or disability, and Le Fumier painted by Lucien, are metaphors of the organic deterioration and the gangrene of living beings, which no ideal will ever prevent. Thanks to its mise en abyme structure (three successive narrators, each one relating his own point of view) and for its impressionistic style, Dans le ciel undermines our perception of the narrator as a person. By disfiguring bodies, Mirbeau attacks the traditional architecture of the novel.
Keywords Mirbeau Octave – Dans le ciel – body – disfiguration – narration
Introduction
Roman hybride et fragmentaire, dont le récit est composé à partir de trois voix distinctes (un narrateur anonyme, Georges, Lucien au moyen de ses lettres) Dans le ciel[1] narre l’échec de tout artiste à atteindre l’idéal qui le hante, en insistant sur une corporéité gênante que les personnages tour à tour tentent de refuser, déformer, voire mutiler et annihiler. La filiation baudelairienne de cette opposition est évidente[2] : si l’on repense à quelques images célèbres contenues dans la section « Spleen et idéal » de Les Fleurs du Mal, on peut se rendre compte que chez Baudelaire l’univers spleenétique où l’homme est emprisonné est souvent évoqué à travers des images de corps qui s’effondrent, voire de cadavres en putréfaction (Spleen : « J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans » et surtout Une charogne) ; tandis que le monde de la perfection ou de l’infini est pour le poète l’équivalent d’une âme libérée des lourdeurs de l’existence, qui peut enfin s’envoler dans l’éther et même au-delà (Élévation).
Sous la plume d’Octave Mirbeau, la corporéité apparaît souvent comme dangereuse ou, en tout cas, hostile au plein développement de la personnalité ou des talents (même artistiques) d’une personne – le pôle de l’idéal correspondant ainsi au plein développement de son activité créatrice. Dans les pages « maudites »[3] que Mirbeau consacrera à La Mort de Balzac, aux exhalaisons horribles du corps du mourant répond la fermeté, voire l’opiniâtreté de la volonté de Balzac, qui s’oppose à la décomposition physique par l’extraordinaire fécondité de son esprit : le créateur de La Comédie humaine demande un stylo et du papier pour continuer l’un de ses romans même sur son lit de mort.
Une sensibilité exagérée, qui doit être traduite en œuvre d’art, et une surabondance de vie spirituelle semblent être les points en commun entre le Balzac vu par Mirbeau et le peintre protagoniste de Dans le ciel. Le corps apparaît en effet comme un obstacle pour Lucien, qui cherche dans ses toiles à donner une forme sensible à son hyperesthésie : il voudrait peindre « l’aboi d’un chien qui monte de la terre invisible » (p. 118)[4], en direction du ciel, comme si dans ce cri (impossible à représenter ?) se condensait la révolte de l’humanité entière. La faillite à laquelle il est destiné se concrétise dans un détail corporel emblématique : sa main ne le suit pas, elle semble impuissante à représenter tout ce que l’artiste « voit, sent, comprend » (p. 87). Le corps de Lucien ne fonctionne pas à l’instar d’un automate répondant instantanément aux impulsions tourbillonnantes de son esprit ; le final atroce et inévitable de Dans le ciel, avec l’ami Georges s’évanouissant lorsqu’il découvre le suicide de Lucien qui s’est volontairement mutilé de sa main droite pendant la nuit[5], ne fait que confirmer l’importance accordée dans le roman au corporel, tant au niveau thématique qu’au niveau formel. En effet chez Mirbeau le langage aussi, comme l’a relevé Jacques Dürrenmatt, « n’est jamais pure abstraction, ne peut être seulement émanation de l’âme. Il est profondément dépendant du corps, de la nature, des choses »[6].
Dans cette contribution nous analyserons les différents moyens mis en œuvre par Mirbeau pour thématiser la défiguration corporelle par rapport aux deux protagonistes masculins (Georges et Lucien) ; nous montrerons aussi que l’anéantissement de la chair humaine par la faiblesse psychologique ou par le malaise physique s’élargit aussi à la contemplation des états morbides du monde vivant en général (les images de ruine, de pourriture, de gangrène dont le texte est clairsemé), afin de véhiculer une stérilité qui est, pour Mirbeau, largement universelle. En conclusion, nous nous pencherons sur un élément formel du roman qui relève, à notre sens, d’une relation étroite avec le thème du corps : au moyen de ses trois voix narratives s’entremêlant successivement, la destruction que Mirbeau fait subir au genre romanesque passe aussi à travers la mise en question du statut du narrateur, en tant que personne identifiable par le lecteur.
Défigurations du corps et des êtres
Georges, ou l’engourdi
Lucien n’est pas le seul personnage du roman dont le corps est mis en question. Au contraire. Georges, le seul ami qu’il ait connu, partage avec Lucien le don de sentir trop vivement le monde autour de lui : il voudrait devenir écrivain, afin de mieux canaliser l’hyperesthésie qui le poursuit, mais il se montre incapable d’écrire une seule ligne digne de ce nom. Toutefois, à différence de Lucien, il est hanté par la maladie et la faiblesse corporelle dès son enfance, par conséquent il est conscient d’être toujours « aussi faible d’esprit que de corps » (p. 77).
Au début du roman, le premier narrateur, qui restera anonyme, décide d’aller visiter un ami de longue date, retiré depuis longtemps dans la solitude de sa propriété, une ancienne abbaye perchée sur une montagne abrupte. Georges, qui ne sera nommé que comme « le pauvre X » par ce visiteur, est désormais redouté par celui-ci, qui se l’imagine comme « sale de corps et de vêtements, encrassé d’esprit campagnard, avec une longue barbe, de sordides cheveux » (p. 26) et avec des comportements encore plus répugnants. Or, la réalité est encore pire que ce portrait cauchemardesque. Georges n’est plus qu’un vieillard, avec le physique faible et voûté, réduit désormais à « une chiffe » (p. 32). Une maladie secrète semble le ronger : son corps a été plié sous le poids d’un ciel qui, dans cette propriété escarpée, solitaire et insolite, semble écraser toute forme de vie vivant au-dessous de lui ; les végétaux qui poussent aux alentours sont eux aussi rachitiques, attendent passivement une fin se profilant déjà à l’horizon. Pour Georges, c’est une destinée similaire qui se prépare : sa physionomie ne redevient en quelque sorte plus humaine que lorsque il descend un soir vers la plaine, loin de ce ciel qui donne le vertige et qui tourmente ses yeux tout en se réfléchissant en eux. Peut-on réacquérir un visage humain lorsque on a touché ce ciel, lorsque ceci semble hâter une défiguration corporelle déjà à l’œuvre depuis longtemps ?
Dès son enfance, le corps de Georges a toujours été le jouet d’une sensibilité trop intense, impossible à canaliser. Animé par des désirs chimériques, incompris par la totalité de sa famille tout comme par la société petite-bourgeoise qui l’entoure[7], à dix ans Georges est complètement dégoûté par la vie : son affectivité suraiguë, unie à une timidité insurmontable, le paralyse. Le récit de son existence est narré à la première personne, dans des feuilles que l’anonyme visiteur parisien porte avec lui lorsqu’il s’enfuit de ce pic horrible : il s’agit de l’ébauche d’une autobiographie, écrite par Georges, où la personnalité singulière du protagoniste surgit, d’une façon fragmentaire, de la description de ses comportements qui manifestent à tout moment son inertie. Georges ne répond que par des larmes incompréhensibles ; son mutisme opiniâtre, le minant à l’instar d’une maladie, le rejette au rang d’un animal : son silence « ressembl[e] à un incurable abrutissement » (p. 37). Lorsque son père l’oblige à jouer du tambour pendant une procession religieuse en l’honneur de Saint Latuin, son corps répond à cette prescription d’abord par des coups trop faibles, ensuite par un martèlement de plus en plus violent et mécanique, manifestant toute sa rage, sa « folie nerveuse », « un vertige où [s]a conscience s’anéantissait » (p. 46). C’est que, chez lui, toute expression artistique se renverse, dès le début, en stérilité, en onanisme. Le jour suivant, il paiera cher l’effort que son physique a enduré : Georges tombera en effet malade d’une méningite, qui le tiendra longtemps en suspens entre la vie et la mort. Il est intéressant de relire la description de sa convalescence, puisque ce passage manifeste bien l’altération qu’éprouve Georges à l’égard de la perception de son propre être :
La maladie avait en quelque sorte liquéfié mon cerveau ; dès que je penchais la tête, il me semblait qu’un liquide se balançait contre les parois de mon crâne comme dans une bouteille remuée. Toutes mes facultés morales subirent un temps d’arrêt, une halte dans le néant. Je vécus dans le vide, suspendu et bercé dans l’infini, sans aucun point de contact avec la terre. Je demeurai longtemps dans un état d’engourdissement physique et de sommeil intellectuel qui était doux et profond comme la mort (p. 47).
Georges insiste davantage sur l’arrêt subi par son esprit que par son corps : c’est que son physique n’a jamais répondu aux élans de sa sensibilité, ni aux mouvements de sa conscience. La similitude mortuaire qui clôt ce passage est anticipée par la dégradation endurée par ses facultés intellectuelles, qui sont en effet réduites à l’état embryonnaire, immergées dans un liquide comme à l’époque où Georges se trouvait dans le ventre maternel. Tandis que son corps a toujours été un obstacle – pour lui, le décès ne serait alors que l’aboutissement d’un processus biologique déjà bien avancé –, la nouveauté est représentée ici par l’esprit qui recule à un état précédant l’éveil de l’intelligence.
Si la détresse semble emblématique de la condition de « croupissante larve » (p. 56) qui caractérise toute l’existence de Georges, c’est que sa véritable naissance date de sa rencontre avec le peintre Lucien : un vaurien pour tout le monde, un jeune homme qui comme lui perçoit le monde d’une façon exagérée, mais qui a déjà commencé à traduire l’univers tumultueux de son âme en ébauches d’œuvre d’art. Ce n’est pas un hasard si leur reconnaissance réciproque est inscrite sous le signe d’une filiation intellectuelle ; Georges avoue à Lucien : « Conseille-moi… Apprends-moi… Je ne fais que naître… je suis tout petit… plus faible qu’un enfant… et il me semble que les os de mon crâne mollissent encore sous les doigts » (p. 86). Cette dernière analogie avec la structure osseuse d’une tête enfantine semble se placer aussi sous l’égide du concept de forme à atteindre[8] ; toute l’existence de Georges, comme celle de Lucien, se résumerait alors dans cette question : « c’était agir que je voulais, c’était utiliser mes bras que je voulais, et les battements de mes veines et les ondées chaudes de mon cerveau pour une œuvre, mais quelle œuvre ? » (p. 82). Produire une œuvre, donner une forme serait alors l’équivalent de fournir un corps inédit et vivant à l’idéal, à cette activité incessante de l’esprit des deux protagonistes.
Lucien comprend immédiatement le déchirement de Georges ; en lui suggérant la voie de la littérature, il lui donne la clé afin que celui-ci puisse dégourdir ses membres pesants, à tel point que, pendant leur cohabitation, Georges se sent un instant libéré de son atonie physique et morale : son corps ne le gêne plus, parce que, par ses lectures forcenées, il se sent « presque impondérable vraiment » (p. 85). Cette libération est décrite en insistant sur des images de soulagement corporel, intensément palpables : les livres deviennent une nouvelle source de vie pour Georges.
Néanmoins, l’horrible suicide de Lucien arrêtera à jamais le mouvement de libération de son ami : la phrase succincte qui scelle le roman d’une façon abrupte (« Et je m’évanouis », p. 144) semble faire précipiter Georges dans un état de prostration qui ne le quittera plus.
Lucien, ou le Van Gogh gaillard
Le premier trait qui caractérise Lucien est la force physique : rejeton d’un boucher, il est décrit comme « doué d’une énergie peu commune. Il était sorti l’esprit sain et le corps sauf de l’abrutissement du collège » (p. 83). Comme dans Sébastien Roch, Mirbeau critique ici d’une façon violente le système éducatif à lui contemporain, conçu plus pour anéantir les forces physiques et spirituelles des jeunes que pour mieux les développer[9].
Du point de vue corporel, Lucien s’oppose nettement, du moins au début, à la larve que Georges a évoquée pour se définir lui-même : Lucien est de haute taille, et son visage agréable. Ils ont cependant a peu près le même âge : mais c’est ce « rien de triste » qui s’introduit parfois, subrepticement, dans ses propos ironiques, qui le lie profondément à Georges. Après l’avoir connu, celui-ci ne peut, alors, que partir avec Lucien pour Paris.
Le corps du peintre à l’œuvre manifeste toutefois une nervosité grandissante. Dans son atelier, Lucien contemple l’œuvre de son pinceau avec un corps de plus en plus contracté : la plupart des fois, le résultat n’étant pas à la hauteur de ce qu’il s’attendait, il détruit sa toile d’un geste furieux. C’est cette tension qui semble l’emporter lorsque le soir, après une journée de travail intense mais stérile, Lucien fait de longs monologues en compagnie de Georges qui l’écoute silencieux :
L’effort qu’il dépensait pour trouver ses mots et les prononcer lui couvrait le visage de plis durs, de contractions douloureuses, tel un vieillard ou bien un fou. Son regard m’effrayait en ces moments, son regard était pareil aux regards hallucinants des figures de ses toiles, il ressemblait aux ciels tourmentés et déments de ses paysages (p. 90. Nous soulignons).
La pulsion qui agace Lucien devient de plus en plus perceptible : l’altération des traits de son visage le fait ressembler aux figures aliénées de ses toiles, ou plutôt c’est le ciel inquiet hantant ses tableaux qui prend possession de son physique. L’affinité entre Lucien et Van Gogh est encore plus évidente si l’on relit la description que Mirbeau fournit de La Nuit étoilée, des Iris et des Tournesols (on reconnaît aisément ces toiles célèbres même si l’écrivain ne les nomme pas) dans un article publié sur L’Écho de Paris après le suicide du peintre hollandais[10] :
Ces formes se multiplient, s’échevèlent, se tordent, et juste dans la folie admirable de ces ciels où les astres ivres tournoient et chancellent, où les étoiles s’allongent en queues de comètes débraillées ; jusque dans le surgissement de ces fantastiques fleurs qui se dressent et se crêtent, semblables à des oiseaux déments […] (p. 151. Nous soulignons).
Tout comme la démence de Lucien, qui dérive d’un idéal impossible à représenter sur toile, est palpable dans ses tableaux, le suicide de Van Gogh avait été annoncé, d’après Mirbeau, par ses représentations audacieuses, où des fleurs semblent se métamorphoser en oiseaux excentriques. En définitive, la défiguration, dans ce roman, ne concerne pas que le corps humain obsédé par l’impossible, mais elle a toujours tendance à s’amplifier, à infecter tout objet entourant les protagonistes.
Au fur et à mesure que le dégoût de Lucien augmente, son désir de révolte tire une sorte de consolation de la contemplation des pauvres, de ces individus qui sont écrasés par les mécanismes aliénants de l’État démocratique. Il s’agit d’une sorte de fraternité dans la ruine : ce sentiment s’avive lorsque Lucien relate, dans une lettre adressée à Georges, qu’il a passé tout l’après-midi à contempler l’effort des ouvriers déchargeant une péniche, aux écluses de Porte-Joie :
La noblesse de ces torses, l’auguste splendeur de ces muscles en travail, et le rythme des hanches, sous les lourds fardeaux […] Et dans ces figures noires, creusées par la fatigue des écrasants labeurs, l’ingénuité du sourire ! […] La force, chez les pauvres diables, a je ne sais quoi qui vous attendrit, qui vous fait presque pleurer (p. 119).
Ignares des processus qui les accablent, ces ouvriers gardent intacte leur vigueur corporelle, tandis que Lucien est, quant à lui, destiné à l’effondrement progressif de son corps, vu qu’il n’arrive pas à donner une forme tangible à l’idéal qui le ronge ; vers la fin, il est tellement maigre que « ses omoplates remontées semblaient trouer, comme des cloues, l’étoffe fripée de son veston » (p. 129) : aux yeux de Georges, il est devenu le Christ de l’idéal[11]. Voilà pourquoi les deux amis semblent progressivement se confondre, voire s’identifier : l’écrivain impuissant parle d’une personnalité autre qui se greffe sur son état de désordre cérébral, lorsque il rencontre Lucien ; de même, l’appel au mystère de l’art se fait par le biais d’une « voix intérieure, qui était la [s]ienne [celle de Georges] et celle de Lucien étrangement confondues » (p. 100). Mais c’est l’ombre d’un corps à contre-jour qui sera évoquée lorsque Lucien, en proie à ses derniers délires, s’enfuit, et Georges de le suivre « comme l’ombre de son ombre » (p. 128). Georges serait la version diminuée, ratatinée d’un personnage herculéen, en ronde-bosse, dont il ne reste, désormais, à cause d’un ciel trop immense, qu’une silhouette évanescente.
Images de pourriture et de gangrène : l’avortement universel
La défiguration ou l’annihilation du corps humain va de pair, dans ce roman, avec l’isotopie concernant la corruption de tout organisme vivant : c’est un véritable fantasme de chute dans les abîmes d’une nécrose universelle qui, après avoir rongé les esprits par le sentiment d’impuissance, attaque les organes biologiques. Dans l’abbaye de Georges, le visiteur passe une nuit horrible dans une chambre qui lui rappelle la salle d’une morgue. Les échos des contes de Poe et des Fleurs du Mal sont explicites, à la limite du cliché :
Je ne voulus pas me déshabiller, et je m’allongeai, tout vêtu, sur le lit, un lit sordide dont la couverture et les draps exhalaient une odeur de moisissure, une odeur de cadavre. Oh ! cette chambre ! Ses murs nus et sales, avec des coulées de salpêtre jaunasse, de rampements hideux d’insectes noirs et de larves, [sic] d’innombrables toiles d’araignées pendaient aux angles, se balançaient aux poutres (p. 33).
Ces images pastichent quelques vers bien connus de Baudelaire, comme la terre transformée en prison « où l’Espérance, comme une chauve-souris, / S’en va battant les murs de son aile timide / Et se cognant la tête à des plafonds pourris » ou, encore, où « […] un peuple muet d’infâmes araignées / Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux »[12] ; c’est bien la dichotomie entre spleen et idéal qui est reproposée par Mirbeau, même si celui-ci insiste surtout sur le premier pôle, autrement dit sur ce qui corrode tout organisme vivant.
L’image du fumier, en particulier, serait un bon exemple de ce qui relie l’écrivain manqué et Lucien. D’après Ziegler, le fumier serait « a telluric equivalent of the psychotic, turbulent cloud-matrix of the sky »[13] : si d’un côté cette image synthétise la gangrène globale, de l’autre la fermentation des déjections produit des milliers d’organismes qui annoncent, pour les deux ratés, une fantasmagorie récurrente, concernant la perpétuation possible de la vie. « Et si la nature m’est si persécutrice, c’est que je tarde trop longtemps, sans doute, à lui restituer ce petit tas de fumier, cette menue pincée de pourriture qui est mon corps, et où dans de formes charmantes, qui sait ? tant d’organismes curieux, attendent de naître, pour perpétuer la vie […] » (p. 56), s’écrie Georges. Lucien se référera à l’une des ses études, intitulée justement Le Fumier, comme d’un creuset où germent d’autres formes vivantes, voire – ajouterons-nous – la forme artistique tant recherchée :
As-tu regardé quelquefois du fumier ?… C’est d’un mystère ! Figure-toi… un tas d’ordures, d’abord, avec des machines… et puis, quand on cligne de l’œil, voilà que le tas s’anime, grandit, se soulève, grouille, devient vivant… et de combien de vies ?… Des formes apparaissent, des formes de fleurs, d’êtres, qui brisent la coque de leur embryon… C’est une folie de germination merveilleuse, une féerie de flores, de faunes, de chevelures, un éclatement de vie splendide !… (p. 97)
Le redondance du mot « forme » pourrait indiquer que, du moins en rêve, la stérilité universelle pourrait se renverser et devenir enfin productrice ; mais ne s’agit-il pas d’une énième lubie, de la part de Lucien, destinée à s’évaporer rapidement ? L’un des cauchemars récurrents du peintre a comme protagonistes des bulbes de lys à planter, dont l’aspect rappelle la « coque de [l’]embryon » déjà citée, qui ne germent pas puisqu’ils engendrent juste de la pourriture :
Toutes les nuits, je rêve cet étrange et torturant cauchemar. Je suis un jardinier, et je plante des lys. À mesure que j’approche de la terre le bulbe puissant et beau comme un sexe, il se fane, dans ma main, les écailles s’en détachent, pourries et gluantes, et, lorsque je veux enfin l’enfouir dans le sol, le bulbe a disparu ; tous mes rêves ont le même caractère de l’avortement, de la pourriture, de la mort ! (p. 121)
L’œuvre insaisissable par Lucien a bien l’aspect défiguré d’une nouvelle Fleur du mal, surgissant d’une nature spleenétique qui destine ses meilleurs bourgeons à une fin prématurée. De même on notera que, tout comme maints poèmes des Fleurs du mal, Dans le ciel se caractérise par une abondance de tournures et d’expressions qu’on rangerait sous l’étiquette d’un « abaissement des données spirituelles vers le physiologique et le biologique »[14]. La hantise d’un idéal impossible fait surgir dans le texte, par contrecoup, l’isotopie de la corruption cosmique. Il est intéressant, enfin, de remarquer que la comparaison des fleurs avec le sexe masculin, emblème de vigueur et de fécondité, se trouve ici investie par un renversement cohérent avec la thématique principale du roman : la fertilité, pour Lucien comme pour Georges, se change en masturbation stérile.
Les alter-ego de l’auteur, ou la dissolution du narrateur
Plutôt que d’insister sur la déchéance corporelle qui afflige la femme de Dans le ciel – manifestation de la misogynie mirbellienne – nous insisterons en conclusion sur le fait qu’il y a un élément structurel, lié au genre romanesque, qui manifeste le morcellement du corps à l’œuvre : l’émiettement des instances narratives. Certes, Dans le ciel est écrit pendant l’époque de la « crise du roman » si bien expliquée par Michel Raimond, et le nom de Mirbeau apparaît en effet plusieurs fois dans son essai[15]. Ce roman sur la vie avortée est d’abord, d’après les deux biographes de Mirbeau, « un récit très révélateur » de la « crise très forte qu’il est en train de vivre »[16] en tant qu’écrivain. Sa crise conjugale avec la belle mais terrible Alice Regnault, ses malaises physiques et spirituels, mais surtout une profonde crise de paresse intellectuelle conduisent le romancier à choisir pour Dans le ciel une structure en abyme où, à travers trois ‘je’ « qui sont autant d’incarnations de l’auteur, Mirbeau peut exprimer toutes le facettes de son désespoir »[17] : le visiteur parisien dont on ne sait que très peu de choses ; Georges à travers une autobiographie inachevée, imprécise et rapsodique ; Lucien par quelques lettres retranscrites par son ami. On notera aussi l’hybridation entre la forme du roman à la première personne, le récit autobiographique, le genre épistolaire qui se greffe finalement sur les deux autres formes, comme autant de signes du questionnement de la forme romanesque mis en œuvre par Mirbeau.
Néanmoins, au cœur de cette architecture composite, c’est surtout le statut du narrateur – en tant que personne douée d’une forme reconnaissable par le lecteur – qui est à notre sens mis en question. Comme le fera magistralement André Gide dans Les Faux-Monnayeurs, en parcellisant son moi en plusieurs narrateurs, Mirbeau révèle que son état d’impuissance[18] ne peut que conduire à l’éclatement de tout élément formel, même de cette forme romanesque traditionnelle qui est désormais insuffisante pour un écrivain à la lisière du XXe siècle. On pourrait ranger du même côté le prétendu « impressionnisme » relevable dans Dans le ciel : « les oscillation du texte, le flux irrégulier de la narration qui, n’obéissant à aucun canevas préliminaire, avance par touches successives et s’écoule au gré des impressions qui ont marqué le narrateur dans le passé ou qui l’assaillent au moment même de l’écriture »[19]. Si le texte est censé manifester ainsi la subjectivité du narrateur, on doute que le lecteur soit capable de relier celle-ci à un individu, doué d’un corps unique, reconnaissable et défini. La crise intellectuelle du romancier se trouverait donc parcellisée dans au moins trois narrateurs, dont chacun n’est pas capable de compléter sa narration : chacun commence, ou finit un récit qui se greffe sur un autre, en luttant corps à corps contre le silence de l’inachèvement ; le récit n’arrive donc pas à prendre corps, cette forme unitaire, structurée, organisée et organique, telle qu’un roman le demande.
Il y a un dernier trait qui confirmerait notre hypothèse : l’hypertrophie des points de suspension. Si ceux-ci donnent en effet cette « forte impression de décousu », qui relève de l’écriture impressionniste de Dans le ciel, un récit si « investi par le vide, le silence »[20] visualiserait ainsi – par la dissémination généreuse des lacunes – la dissolution de la voix narrative à l’œuvre dans l’écriture mirbellienne. Roman de l’échec, mais aussi échec du roman : le XXe siècle est déjà annoncé, en filigrane, dans le récit informe d’Octave Mirbeau.
Bibliographie
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—, « Vers un art de l’inexprimable – Dans le ciel d’Octave Mirbeau », Cahiers Octave Mirbeau, n° 21, 2014, p. 68-81.
Davide Vago
Università Cattolica del Sacro Cuore di Milano
POUR CITER CET ARTICLE Davide Vago, « Octave Mirbeau, Dans le ciel : défigurer le corps, hantise de l’idéal ? », Nouvelle Fribourg, n. 1, juin 2015. URL : https://www.nouvelle-fribourg.com/archives/octave-mirbeau- dans-le-ciel-defigurer-le-corps-hantise-de-lideal/
NOTES
1 Nous rappelons que Mirbeau a publié Dans le ciel en feuilleton dans L’Écho de Paris (de septembre 1892 à mai 1893), et qu’il n’a jamais réuni en volume son roman.
2 Sur la dichotomie spleen/idéal issue de l’anthropologie de Charles Baudelaire, et sur la fortune de cette formulation pour la littérature fin-de-siècle, je renvoie à Sergio Cigada, Études sur le Symbolisme, Giuseppe Bernardelli, Marisa Verna (dir.), Milan, Educatt, 2011.
3 Pour l’histoire des trois chapitres censurés de La 628-E8, qu’on connaît aujourd’hui sous le titre La mort de Balzac, je me permets de renvoyer à ma postface « Une voiture, un livre et un scandale », in La morte di Balzac/La mort de Balzac, Davide Vago (dir.), Mergozzo, Sedizioni, 2014, p. 129-139.
4 Octave Mirbeau, Dans le ciel, préface de Pierre Michel, Éditions du Boucher/Société Octave Mirbeau, 2003. Toutes les citations renvoient à cette édition, le numéro de page étant indiqué entre parenthèses dans le texte.
5 La ressemblance entre le suicide de Lucien et celui de Van Gogh, la similarité des sujets de ses toiles avec ceux du peintre hollandais, et d’autres indices textuels semblent confirmer que Mirbeau s’est bien inspiré du génie de Van Gogh pour son personnage. Sur les rapports entre Mirbeau et Van Gogh, voir Pierre Michel, « Préface », dans Octave Mirbeau, Dans le ciel, p. 12.
6 Jacques Dürrenmatt, « Ponctuation de Mirbeau », dans Pierre Michel, Georges Cesbron (dir.), Octave Mirbeau, Actes du colloque d’Angers (19-22 septembre 1991), Angers, Presses de l’Université d’Angers, 1992, p. 316.
7 Il s’agit là d’une thématique qui est au cœur de la production romanesque de Mirbeau : l’incompréhension familiale a son pair dans la condamnation de toute forme d’éducation, vu que celle-ci empêche régulièrement le plein essor des facultés des jeunes.
8 « L’acte d’auto-castration auquel Lucien succombe semble privilégier la main comme instrument de reproduction. Ce qui [lui] importe […] c’est le contrôle de l’organe qui permet à la vision de prendre forme » (Robert Ziegler, « Vers une esthétique du silence dans Dans le ciel », Cahiers Octave Mirbeau, 5, 1998, p. 68).
9 Dans Sébastien Roch, Mirbeau raconte la violence subie par le protagoniste lorsqu’il se trouve au collège des Jésuites de Vannes : le viol proprement dit sera perpétré par un prêtre diabolique (le Père de Kern), mais tout le système éducatif jésuitique est étiqueté comme apte à détruire les bonnes qualités de l’esprit de l’adolescent. Cf. Pierre Michel, Sébastien Roch ou « le meurtre d’un âme d’enfant », dans Octave Mirbeau, Sébastien Roch, Éditions du Boucher/Société Octave Mirbeau, 2003, p. 3-24.
10 L’Écho de Paris, 31 mars 1891. Dans les mêmes jours, Mirbeau achètera au père Tanguy les Iris et les Tournesols, pour la somme (incroyablement modique !) de 600 francs. Cet article est reproduit en annexe à la fin du volume Dans le ciel, op. cit.
11 « The depiction of the creator tortured by the practice of his craft, the image of his workplace as a Calvary or pic on which God’s son is executed establishes a well-developed thematic pattern in the irreverent author’s work », Robert Ziegler, « The Uncreated Artwork in Mirbeau’s Dans le ciel », Nineteenth-Century French Studies, XXXV, 2, Winter 2007, p. 447.
12 Charles Baudelaire, Spleen (« Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle », v. 6-8 et 11-12).
13 Robert Ziegler, « The Uncreated Artwork in Mirbeau’s Dans le ciel », op. cit., p. 441.
14 L’expression est de Giuseppe Bernardelli, qui l’utilise à propos du lexique du spleen dans le recueil de Baudelaire, « infiniment plus abondant que le champ lexical de l’idéal » (Giuseppe Bernardelli, « Baudelaire naturalista », dans Sergio Cigada, Marisa Verna (dir.), Simbolismo e naturalismo fra lingua e testo, Milan, Vita&Pensiero, 2010, p. 59 et p. 75). Cette définition s’applique parfaitement, à notre sens, au roman de Mirbeau.
15 Michel Raimond, La crise du roman. Des lendemains du Naturalisme aux années Vingt, Paris, Corti, 1966.
16 Pierre Michel, Jean-François Nivet, Octave Mirbeau. L’imprécateur au cœur fidèle, Paris, Séguier, 1990, p. 476.
17 Ibid., p. 477.