ISSN 2421-5813

Résumé  L’article suggère que Flaubert offre un outil littéraire pour décoder le Paris moderne. L’Éducation sentimentale incorpore de nombreux repères géographiques au récit, invitant le lecteur à suivre les déplacements du personnage principal, Frédéric Moreau. Dans L’Invention du quotidien, de Certeau développe une théorie contemporaine de la cartographie urbaine basée sur les activités des piétons en définissant la marche comme un espace d’énonciation. En élargissant les idées de de Certeau, les trajets de Frédéric donnent un sens à l’espace parisien par la manière dont il s’approprie la ville. Ses parcours s’avèrent performatifs : le piéton formule sa propre définition de la métropole. L’Éducation sentimentale se lit comme un texte cartographique, une écriture qui pénètre, et explore l’espace, rendant visible l’impact de l’architecture sur la vie quotidienne.

Abstract  This article shows how Flaubert uses literature to map out modern Paris. In the Sentimental Education, the author gives numerous geographic references that invite the reader to follow the protagonist’s promenades through the French capital. In The Practice of Everyday Life, de Certeau draws an inherent parallel between “the act of walking” and “the act of writing”: pedestrians, by developing a specific “rhetoric of walking,” elaborate their own definition of the city. Applying de Certeau’s contemporary theory of urban mapping to Frédéric’s strolls brings a new perspective to the Sentimental Education. Viewed as performative acts, Frédéric’s rambles can be interpreted as a reaction against modernity, as an attempt to carve out a space of his own from a world of surveillance. His walks through Paris map a cartographic text, a guide for readers to grasp the city and discover the cultural forces behind its architectural façades.

Mots-clés  L’Éducation sentimentale – Paris – Haussmann – de Certeau – texte cartographique

Keywords  Sentimental Education – Paris – Haussmann – de Certeau – cartographic text

 

Lire le Paris de Flaubert

« Haussmann s’est donné à lui-même le titre ‘d’artiste démolisseur’ (…) Cependant, il rend Paris étranger à ses propres habitants. Ils ne s’y sentent plus chez eux ; ils commencent à prendre conscience du caractère inhumain de la grande ville »[1], observe Walter Benjamin. Le plan urbain d’Haussmann entre 1852 et 1870 intensifie l’aliénation ressentie face à la ville moderne. Les travaux exhaustifs réduisent à néant une grande partie du tissu médiéval de Paris, remplacent les rues étroites et sombres par de larges boulevards. Dans les mots de David Harvey, cette métamorphose rapide du tissu urbain a rendu la ville « difficile à déchiffrer, à décoder et à représenter »[2] et a résulté en des changements sociaux qui ont accompagné la prolifération des biens de consommation. Les réponses littéraires des écrivains français du XIXe ont cherché à représenter la structure physique et sociale d’un Paris changeant. Les auteurs ont eu besoin de penser la ville : ils l’ont construite dans leurs écrits et l’ont rendue lisible, permettant ainsi aux lecteurs une appropriation discursive de celle-ci. En explorant les différentes façons de représenter le monde, ils ont contribué à modeler l’imagination populaire en ce qui concerne la métropole. Alors que de nombreux écrivains ont émis des réflexions sur les changements physiques et sociaux de leur nouvel environnement, les contributions d’un homme de lettres, Gustave Flaubert, n’ont pas été adéquatement examinées.

Selon Peter Wetherill, si le Paris de L’Éducation sentimentale est largement pré-haussmannien, « la mentalité derrière sa composition, son mouvement linéaire, ses changements du site » correspondent plutôt à la première étape du plan d’Haussmann que la ville subissait lors de l’écriture du roman[3]. Bien que L’Éducation sentimentale soit publiée en 1869, Flaubert décrit son ouvrage comme « un roman des mœurs modernes qui se passera à Paris »[4] et qui se focalise sur la révolution de 1848 pour se terminer vers la fin des années 1860. Flaubert crée un espace littéraire pour y exposer les contradictions idéologiques — celles de la révolution de 1848 mais aussi celles de l’urbanisation de son époque. En fait, le roman trace Paris qui est, architecturalement, un mélange pré-haussmannien et haussmannien au tout début de son développement. En tenant compte de cette donnée, on fera la lecture du Paris de Flaubert afin d’examiner la manière dont l’auteur rend compte de la nouvelle réalité urbaine.

Comment lire la ville ? Paris existe comme construction physique et comme construction mentale. Il faut lire l’ensemble de cette construction et on doit aborder l’architecture réelle et la représentation littéraire de la ville. Deux éléments sont à examiner et pour ce faire, on propose de lier deux champs d’études : la littérature et les études urbaines. C’est pourquoi cette étude abandonne une lecture de la ville qui se limite à une analyse des textes littéraires, au profit d’un modèle de lecture qui liera les mythes de la ville avec la réalité physique urbaine. L’utilisation des deux mediums permettra de raconter la ville différemment : en examinant le Paris de Flaubert à travers l’optique de travaux récents sur la ville, et à travers la critique flaubertienne, cette lecture explorera la relation entre la Ville lumière comme construction littéraire, et Paris comme réalité physique et architecturale. Il s’agit d’une relecture, où le « re » n’est pas une simple répétition, mais un nouveau tissage d’architecture et de littérature, une méthode hybride pour évaluer les réponses culturelles face aux structures urbaines.

L’acte de marcher

En 2011, un numéro spécial de Dix-Neuf se dédie aux études flaubertiennes et offre une synthèse sur les dix dernières années de recherche. Anne Green, Mary Orr et Timothy Unwin soulignent un changement de perspective : les critiques délaissent l’approche psychanalytique et les études sur le genre au profit d’une analyse du mouvement et du voyage[5]. Ce nouveau corpus regroupe des travaux sur la phénoménologie du mouvement[6], l’aspect littéraire du voyage[7], la mobilité sociale[8], et l’exotisme chez Flaubert[9]. Dans l’ensemble, ces contributions cherchent à définir plus clairement comment le mouvement informe le regard de Flaubert sur le monde moderne, et comment ce regarde influence son approche esthétique.

Cet article s’inscrit dans cette nouvelle perspective en proposant une extension critique des méthodologies et des approches analytiques sur le mouvement. La marche occupe une place d’importance dans L’Éducation sentimentale. Bernard Masson « se plait à rêver d’un lecteur un peu géomètre qui chercherait à mesurer, compas en main, sur un plan d’époque, les kilomètres parcourus à pieds dans Paris par les héros de L’Éducation sentimentale. L’estimation, autant qu’on peut l’établir, serait impressionnante »[10]. Le personnage principal, Frédéric Moreau, passe certainement un temps considérable à parcourir les rues de Paris, traversant et retraversant la Seine, allant du Quartier latin jusqu’à Montmartre, et revenant par la suite sur la Rive gauche.

Benjamin nous laisse un legs de ses écrits sur Paris qu’il décrit comme un laboratoire des changements urbains sociaux. La figure du flâneur, note l’essayiste, offre aux écrivains un moyen d’examiner la ville[11]. Pourtant, Flaubert ne qualifie jamais Frédéric de flâneur et la critique flaubertienne reste divisée sur cette question. Selon Larry Duffy, les flâneurs de Baudelaire sont des artistes alors que Frédéric aspire vainement à le devenir. Alors qu’un flâneur est poussé par sa curiosité à enquêter la ville, le héros de L’Éducation se perd dans ses pensées et se détache du paysage urbain qu’il observe[12]. Patricia Ferguson nuance son point de vue :  Frédéric est un flâneur du Second Empire, mais contrairement aux flâneurs de Baudelaire qui « possèdent » la ville, le jeune provincial reste possédé par elle[13]. Peter Wetherill renchérit en notant qu’à l’opposé des personnages du Ventre de Paris où les premières pages relatent une sorte d’investissement, de pénétration de la ville, chez Flaubert, c’est le contraire qui se produit. Frédéric subit la ville[14]. On peut se demander, néanmoins, si l’attrait pour l’étude des flâneurs nous a aveuglés à voir d’autres aspects signifiants de l’expérience urbaine. Il ne faut pas être flâneur pour transcrire la ville. On propose donc de changer de focus et de repenser les marches de Frédéric. En explorant d’autres voies pour analyser les cheminements du personnage principal, on cherchera à observer comment le mouvement opère dans le Paris moderne de Flaubert.

Il existe tout d’abord une concordance entre l’errance de Frédéric et les divagations de ses pensées. Prenons le cas du soir où « le mouvement de sa marche entretenait cette ivresse ; il se trouva sur le pont de la Concorde »[15]. Frédéric « vagabond[e] dans les rues »[16] et abandonne la rigidité linéaire des boulevards en faveur d’une marche curvilinéaire qui suit « le bourdonnement de sa tête »[17]. Le lecteur ne peut plus retracer facilement le cheminement du personnage : l’expression « il se trouva » montre l’effet aléatoire de sa destination et l’égarement de ses réflexions. Priscilla Ferguson remarque bien à propos que l’inhabilité de Frédéric à diriger ses pas signale son inhabilité à mener une carrière ou à gérer ses émotions[18]. Il serait cependant trop simple de seulement qualifier ses déplacements d’arbitraires. Ses promenades méritent une attention plus soutenue.

Dans L’Invention du quotidien, de Certeau s’intéresse aux pratiques quotidiennes de l’espace vécu. Il développe une théorie contemporaine de cartographie de la ville basée sur les activités des piétons : « L’acte de marcher est au système urbain ce que l’énonciation (le speech act) est à la langue ou aux énoncés proférés »[19]. En comparant l’acte de marcher à l’acte de parler, de Certeau définit la marche comme un « espace d’énonciation »[20] : comme le locuteur qui utilise un langage et choisit ses mots, le piéton utilise la ville et décide de son itinéraire. Selon de Certeau, le marcheur « actualise » l’espace : il peut respecter l’ordre spatial imposé, comme, par exemple, en traversant une place publique créée à cet effet, ou en s’arrêtant en face d’un mur construit justement pour interdire la circulation. Mais le marcheur peut également inventer d’autres possibilités en modifiant ou en favorisant certains éléments sociaux[21]. Cette « énonciation piétonnière », soutient de Certeau, crée une carte, un tracé des pratiques quotidiennes de l’espace, qu’on pourrait analyser afin de mieux comprendre les cheminements des passants et la manière dont ils utilisent l’espace : « la marche affirme, suspecte, hasarde, transgresse, respecte, etc., les trajectoires qu’elle ‘parle’ »[22]. On peut donc parler de réciprocité entre la figure du promeneur et l’espace urbain, car le promeneur produit et réinvente la ville comme texte à travers ses pratiques itinérantes.

De ce point de vue-là, la manière dont Frédéric s’approprie l’espace crée une énonciation piétonnière. L’errance du jeune homme à l’extérieur d’un itinéraire fixe va de pair avec son désir pour de vastes étendues. Arrivé sur le Pont de la Concorde, il rêve « à la grandeur des espaces »[23]. De Certeau conçoit les ponts comme des mécanismes s’opposant à une narration : « les récits sont animés par une contradiction qu’y figure le rapport entre la frontière et le pont, c’est-à-dire entre un espace (légitime) et son extériorité (étrangère) »[24]. Sur le Pont de la Concorde, Frédéric aspire à des espaces hors-frontière. Il pense alors quitter définitivement l’ordre architectural établi et contemple un voyage à l’extérieur du cadre spatial légitime de ville et de la vie : découragé par ses amours, il considère s’aventurer dans un espace en dehors de toute limite – la mort – en sautant du pont.

Sa « lassitude »[25] le sauve d’un suicide. Cette rébellion contre l’ordre établi l’effraie et cette peur l’amène à retourner vers l’espace géométrique architectural des boulevards : « Une épouvante le saisit. Il regagna les boulevards et s’affaissa sur un banc. Des agents de police le réveillèrent convaincus qu’il avait fait la noce »[26]. En abandonnant son projet de s’échapper du monde et de ses contraintes, il se plonge dans le nouveau réseau des boulevards. Bien à propos, une fois qu’il retourne à cette organisation urbaine imposée, des policiers lui ordonnent de se relever, corrigeant et maîtrisant ainsi ses mouvements et sa posture physique. Ainsi, il existe une dialectique entre ses marches qui suivent le tracé de l’ordre spatial établi, et celles émanant d’une ivresse qui vont à l’encontre de cet ordre-là.

Les parcours de Frédéric s’avèrent performatifs : le piéton, en créant son propre « discours de la marche » formule sa propre définition de la ville, et les déambulations de Frédéric s’interprètent comme une réaction contre la nouvelle modernité de Paris, comme une tentative de se créer un espace personnel dans un monde fragmenté. Ses marches à travers Paris offrent un outil littéraire pour déchiffrer la ville et découvrir les forces culturelles derrière les façades architecturales.

Le Paris haussmannien dans L’Éducation sentimentale

Flaubert affiche une réaction contradictoire face à la modernité du Paris haussmannien. « J’éprouve le besoin de sortir du monde moderne, où ma plume s’est trop trempée et qui d’ailleurs me fatigue autant à reproduire qu’il me dégoûte à voir », écrit-il à Mlle Leroyer de Chantepie en 1857[27]. Cette fascination et cette répulsion face à Paris se retrouve dans la structure sous-jacente de L’Éducation sentimentale. Dans « son grand roman parisien »[28], la Ville lumière exerce chez Frédéric une force envoûtante, oscillant entre ravissement et dégoût : de la contemplation de la ville où « jamais Paris ne lui avait semblé si beau »[29], l’homme de province jure au chapitre suivant de « ne jamais revenir à Paris »[30].

Anne Green souligne qu’on retrouve également cette attitude ambivalente dans L’Éducation sentimentale lors de la référence aux travaux d’Haussmann au lendemain de la révolution de 1848[31]. Green note la naïveté de l’artiste manqué Pellerin qui rêve d’une métamorphose de Paris grâce à l’Art : « des œuvres sublimes se produiraient puisque les travailleurs mettraient en commun leur génie » ; « Paris, bientôt, serait couvert de monuments gigantesques »[32] — une vision parodiée lorsque la ville, note Green, est « transformée prosaïquement avec des affiches portant la caricature de Pellerin »[33]. En fin de roman, le plan d’Haussmann est à nouveau évoqué lorsque que des bourgeois se réunissent et cherchent des solutions pour éviter une nouvelle émeute : « plusieurs moyens étaient proposés, tels que ceux-ci : couper Paris en une foule de grandes rues »[34]. Le but de ces réformes urbaines est de « relever le principe d’autorité, qu’elle s’exerçât au nom de n’importe qui, qu’elle vînt de n’importe où, pourvu que ce fût la Force, l’Autorité ! »[35] Par l’entremise du discours indirect libre afin de se distancier de ce point de vue-là, le narrateur fait allusion ici aux paroles politiques qui conduiront à la mise en place du plan d’Haussmann, lequel comprendra entre autres le percement de la capitale par de larges boulevards.

Le plan d’Haussmann peut s’interpréter comme le concept panoptique du pouvoir dans la structure même des grandes percées de boulevards qui relient les casernes aux quartiers ouvriers[36]. Dans son analyse du Paris de L’Éducation sentimentale, Peter Wetherill explique que l’architecture d’Haussmann met en place un mouvement centrifuge et centripète qui va au-delà de ses murs, car Michel Foucault nous a encouragés à voir le Paris d’Haussmann comme un lieu de surveillance et de control avec ses préfectures de police et ses espaces ouverts nouvellement construits[37]L’Éducation sentimentale met en scène le personnage principal qui tente de retrouver la femme aimée en ayant recours aux percées des boulevards :

Puis il se planta au coin de la rue de la Ferme et de la rue Tronchet, de manière à voir simultanément dans toutes les deux. Au fond de la perspective, sur le boulevard, des masses confuses glissaient. Il distinguait parfois l’aigrette d’un dragon, un chapeau de femme ; et il tendait ses prunelles pour la reconnaître.[38]

Les longues perspectives créent un paysage étendu où l’on peut voir de loin de nombreuses personnes sans qu’elles en soient nécessairement conscientes. Dans un autre passage, Frédéric et Rosanette, du confort de leur appartement, s’affairent à observer la foule qui circule le long des boulevards : « Puis, accoudés sur leur balcon, ils regardaient ensemble les voitures, les passants ; et on se chauffait au soleil, on faisait des projets pour la soirée »[39]. Les boulevards offrent une source de divertissements ancrés dans la contemplation de scènes quotidiennes de par leur balcon, et encouragent l’observation constante des citadins. Dans le cas de Rosanette, « pour regarder les passants par la croisée, elle avait un chapeau de cuir bouilli »[40]. La courtisane se munit donc d’un accessoire, un chapeau, afin d’observer à loisir les piétons. Flaubert reconnaît les Parisiens en tant qu’observateurs panoptiques de la cité. Les fenêtres des appartements haussmanniens, les balcons surplombant les boulevards nouvellement aménagés avec de longues avenues, favorisent la surveillance des allées et venues des Parisiens. La géographie des boulevards facilite un réseau de regards anonymes où on est assujetti à une observation constante sans savoir qui nous observe.

C’est au sein de cette ville panoptique que Frédéric se transforme lui-même en détective. Lorsque Madame Arnoux déménage sans le prévenir, Frédéric se rend à la Préfecture de Police pour tenter de la retrouver, ce qui s’avère inutile. Frédéric pense alors à Regimbart, un ami des Arnoux qui connaîtrait leur nouvelle adresse, et il se donne pour mission de trouver cet homme-là. Frédéric retrace méthodiquement les allez-venues de Regimbart afin de l’intercepter. Comme un inspecteur, Frédéric se déplace de café en café et questionne les usagers et propriétaires. Les personnes interrogées se montrent heureuses de lui donner des détails précis sur le va-et-vient de l’homme recherché : « Il est parti un peu plus tôt que de coutume, car il a un rendez-vous d’affaire avec des messieurs. Mais vous le trouverez, je vous le répète, chez Bouttevilain, rue Saint-Martin, 92, deuxième perron, à gauche, au fond de la cour, entresol, porte à droite ! »[41] L’enquête de Frédéric porte fruit. Le personnage principal a recours à la surveillance mutuelle des Parisiens plutôt qu’à la police pour obtenir l’adresse de Madame Arnoux.

Des boulevards qui établissent un nouveau rapport à la ville

Jean-Dominique Goffette note que Flaubert reprend le topos littéraire des boulevards et « le remanie pour le métamorphoser en un lieu emblématique d’une ville-spectacle qui réduit l’individu à l’état de flâneur et de consommateur »[42]. Les boulevards sont assurément une source de divertissements importante pour Frédéric et Rosanette qui souvent, les soirs, « s’en revenaient par l’Arc de triomphe et la grande avenue, en humant l’air, avec les étoiles sur leur tête, et, jusqu’au fond de la perspective, tous les becs de gaz alignés comme un double cordon de perles lumineuses »[43].

En revisitant cette représentation littéraire des boulevards, on peut examiner comment le Paris panoptique modifie le rapport humain à la ville. Bien subtilement, les balades de Frédéric se plient au régime disciplinaire du nouveau plan urbain. Ses promenades continuent tout au long du roman mais, incapable de se suicider comme son homologue Emma Bovary, Frédéric s’abandonne à l’ordre spatial imposé. Suite à cette tentative manquée d’évasion, Frédéric se contente de suivre les boulevards. Ses promenades s’inscrivent entre les points de repère préétablis de la ville : « de la Bourse à la Madeleine, et de la Madeleine au Gymnase, Frédéric, à onze heures précises, entra dans le restaurant de la place Gaillon »[44]. Il n’y a plus de vagabondage aléatoire. Flaubert donne de nombreux points de repère : « toutes les fois qu’il traversait les Tuileries »[45], « il continuait sa promenade jusqu’au bout des Champs-Élysées »[46] ; « Il se dirigeait alors vers le passage des Panoramas »[47] ; « parvenu devant le Luxembourg, il n’allait pas plus loin »[48]. En incorporant une multitude de monuments, avenues, ponts, quais, etc., Flaubert permet au lecteur de retracer le cheminement du personnage principal. Tout comme Frédéric-détective qui peut aisément suivre la trace de Regimbart, le lecteur peut à son tour surveiller ses allées-venues le long des artères de Paris. D’autant plus que, comme Marie-Claire Bancquart le remarque, les marches de Frédéric s’inscrivent dans un périmètre restreint de Paris et celui-ci tend à faire les mêmes trajets[49]. Avec la répétition, les itinéraires se transforment en circuits, ce qui montre son enfermement dans le système imposé par la ville. En allant de point de repère à point de repère, Frédéric suit l’ordre établi, un peu comme un appareil automatique qui suit les intentions des architectes et ingénieurs de la ville. Dans cet univers de lignes droites facilitant les déplacements utilitaires entre deux points précis, sa flânerie se plie à un parcours linéaire plutôt que curvilinéaire.

Un texte cartographique pour les lecteurs

Flaubert écrit Paris ; ses descriptions ne se limitent pas aux boulevards et touchent tous les espaces, y compris les espaces « naturels » des jardins réaménagés. Lors d’une marche au Jardin des Plantes, Frédéric superpose ses rêveries fictives à la réalité physique de la ville :

Quand il allait au Jardin des Plantes, la vue d’un palmier l’entraînait vers des pays lointains. Ils voyageaient ensemble, au dos des dromadaires, sous le tendelet des éléphants, dans la cabine d’un yacht parmi des archipels bleus, ou côte à côte sur deux mulets à clochettes, qui trébuchent dans les herbes contre des colonnes brisées.[50]

Dans son analyse de ce passage, Anne Green suggère que la ville est transformée par un « échappatoire à travers l’imagination vers un lieu exotique, distant »[51]. Wetherill renchérit, affirmant que « chez Flaubert, c’est l’état d’esprit du protagoniste qui détermine la topographie (…) par les dominantes de couleurs et d’atmosphère, que par la précision plus ou moins grande des détails »[52], mais note cependant que « les noms et l’articulation des rues, les promenades dans Nogent, la Seine à Saint-Cloud, l’itinéraire d’une diligence : tout est objectivement vrai »[53]. Ces structures urbaines ancrent le roman dans le réel et constituent une base géographique qui sert de guide au lecteur :

Après la place de la Concorde, ils prirent par le quai de la Conférence et le quai de Billy, où l’on remarque un cèdre dans un jardin. Rosanette croyait le Liban situé en Chine ; elle rit elle-même de son ignorance et pria Frédéric de lui donner des leçons de géographie. Puis, laissant à droite le Trocadéro ils traversèrent le pont d’Iéna, et s’arrêtèrent enfin, au milieu du Champ de Mars, près des autres voitures, déjà rangées dans l’Hippodrome.[54]

Il est significatif que la topographie parisienne donnée par l’entremise de l’itinéraire de la diligence soit rigoureusement exacte. En mentionnant les « leçons de géographie », L’Éducation sentimentale prend une tournure métatextuelle et se réfère à une écriture cartographique. Selon Patrick Bray, les textes cartographiques tracent l’espace urbain et le rendent ainsi disponible à tous[55]. Bray souligne que leurs auteurs se placent au point de fuite d’une vue sur l’agglomération afin d’offrir une meilleure compréhension de la ville. Notre roman se qualifie d’écriture cartographique dans le sens où le texte examine et délinée la réalité physique de Paris.

Le Paris de Flaubert, qui développe tout un réseau d’itinéraires sur l’espace urbain, n’est pas une écriture cartographique innocente. En explorant le procédé de la marche chez son personnage principal, Flaubert crée de nouvelles façons de représenter le Paris d’Haussmann, et interprète ces transformations. Flaubert propose une carte radicalement différente de la vision imaginaire de Frédéric : le lecteur peut s’éloigner du regard subjectif du jeune provincial grâce à cette écriture cartographique et entrevoir un sens de la ville. En inscrivant un réseau de promenades, cette écriture cartographique dévoile la manière dont les personnages utilisent ces nouveaux espaces ainsi que la façon dont le Paris moderne influence leur conduite.

La relation entre l’espace urbain et l’écriture de la ville reste complexe. Les forces culturelles puisent leurs sources dans la nouvelle architecture et influencent la texture de la vie quotidienne. C’est l’interaction des personnages avec l’espace urbain qui déclenche de nouvelles manières de représenter la ville. En écrivant Paris, Flaubert offre une réflexion sensible sur le pouvoir transformateur du Paris moderne. Ce discours littéraire grave une interprétation du paysage urbain qui peut être observé et compris par ses lecteurs. En transmettant un espace littéraire d’une expérience de la modernité de la ville, Flaubert offre un outil pour la déchiffrer, invitant ainsi ses lecteurs à une appropriation discursive de celle-ci.

Sophia Mizouni

Norwich University

 

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POUR CITER CET ARTICLE

Sophia Mizouni, « Un outil littéraire pour déchiffrer la ville : L’Éducation sentimentale comme texte cartographique », Nouvelle Fribourg, n. 4, juin 2019, URL : https://www.nouvelle-fribourg.com/archives/un-outil-litteraire-pour-dechiffrer-la-ville-leducation-sentimentale-comme-texte-cartographique/

 

 

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NOTES

1 Walter Benjamin, « Paris capitale du XIX siècle (exposé de 1939) », Écrits Français, Paris, Gallimard, 2002, p. 56-57.

2 David Harvey, Paris, Capital of Modernity, New York, Routledge, 2006, p. 25. Traduction de l’auteur.

3 Peter Wetherill, « Flaubert, Zola and Paris : an Evolving City in a Shifting Text », Forum for Modern Language Studies, vol. XXXII n° 4, Octobre 1996, p. 229. Traduction de l’auteur.

4 Flaubert, Gustave, Correspondance, tome III, Paris, Gallimard, (coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1971, p. 217.

5 Anne Green, Mary Orr, Timothy Unwin, « Introduction », Dix-Neuf, vol. 15 n° 1, 2011, p. 1.

6 Entre autres : Larry Duffy, « A Complex Kind of Training : L’Éducation sentimentale, Modernity and the Changing Phenomenology of Motion », Le Grand Transit moderne : Mobility, Modernity and French Naturalist Fiction, Amsterdam, Rodopi, 2005, p. 37–86.

7 Voir en particulier : Marshall Olds, « Value and Social Mobility in Flaubert », Moving Forward, Holding Fast: The Dynamics of Nineteenth-Century French Culture, Amsterdam, Rodopi, 1997, p. 81–90 ; Adrianne Tooke, « Flaubert’s Travel Writings », The Cambridge Companion to Flaubert, Cambridge, Cambridge University Press, 2004, p. 51–66.

8 Voir en particulier : Mary Orr, « Still Life and Moving Death in Flaubert’s L’Éducation sentimentale », Dix-Neuf, vol. 5 n° 1, 2005, p. 16–27.

9 Voir en particulier : Jennifer Yee, « Flaubert’s Salammbô and the Subversion of Meaning », Exotic Subversions in Nineteenth-Century French Fiction, Oxford, Legenda, 2008, p. 63–82.

10 Bernard Masson, « Paris dans L'Éducation sentimentale : Rive gauche, rive droite », Histoire et langage dans ‘L'Éducation sentimentale’, 1981, p. 123.

11 Walter Benjamin, « Paris capitale du XIX siècle (exposé de 1939) », op. cit. p. 55.

12 Larry Duffy, « A Complex Kind of Training : L’Éducation sentimentale, Modernity and the Changing Phenomenology of Motion », Le Grand Transit moderne: Mobility, Modernity and French Naturalist Fiction, Amsterdam, Rodopi, 2005, p. 51.

13 Priscilla Ferguson, Paris As Revolution. Writing the Nineteenth-Century City, Berkeley, University of California Press, 1995, p. 95.

14 Peter Wetherill, « Paris dans L’Éducation sentimentale », Flaubert, la femme, la ville: journée d'études, Paris, Presses universitaires de France, 1983, p. 133.

15 Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale, Paris, Flammarion, 2003, p. 141.

16 ibid., p. 477.

17 ibid.

18 Priscilla Ferguson, Paris As Revolution. Writing the Nineteenth-Century City, op. cit., p. 97.

19 Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, tome 1 : Arts de faire. Paris, Gallimard, 1990, p. 148.

20 ibid.

21 ibid., p. 149.

22 ibid.

23 Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale, op. cit., p. 141.

24 Michel de Certeau, L’Invention du quotidien, tome 1 : Arts de faire, op. cit., p. 149.

25 Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale, op. cit., p. 141.

26 ibid. Italique ajouté.

27 Gustave Flaubert, Correspondance, tome III, op. cit., p. 691.

28 ibid., p. 388.

29 Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale, op. cit., p. 108.

30 ibid., p. 113.

31 Anne Green, « Flaubert : Paris, Elsewhere », Romance Studies, vol. 22, 1993, p. 8.

32 Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale, op. cit., p. 361.

33 Anne Green, « Flaubert : Paris, Elsewhere », « art. cit. », p. 8. Traduction de l’auteur.

34 Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale, op. cit., p. 509.

35 ibid.

36 Voir entre autre Richard Burton, « The Unseen Seer, or Proteus in the City : Aspects of a Nineteenth-Century Parisian Myth », French Studies vol. XLII n° 1, 1988, p. 50–68.

37 Peter Wetherill, « Flaubert, Zola and Paris : an Evolving City in a Shifting Text », « art. cit. », p. 230.

38 Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale, op. cit., p. 378.

39 ibid., p. 477.

40 ibid., p. 223.

41 ibid., p. 178. Italique ajouté.

42 Jean-Dominique Goffette, « D'un imaginaire à l'autre : boulevards balzaciens, boulevards flaubertiens », Romantisme, n°134, 2006, p. 33.

43 Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale, op. cit., p. 467.

44 ibid., p. 175.

45 ibid., p. 76.

46 ibid.

47 ibid., p. 97.

48 ibid., p. 127.

49 Marie-Claire Bancquart, « L’Espace urbain de L’Éducation sentimentale », Flaubert, la femme, la ville : journée d’études. Paris, Presses universitaires de France, 1982, p. 148.

50 Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale, op. cit., p. 131.

51 Anne Green, « Flaubert : Paris, Elsewhere », « art. cit. », p. 8.

52 Peter Wetherill, « Paris dans L’Éducation sentimentale », « art. cit. », p. 126.

53 ibid., p. 124.

55 Patrick Bray, The Novel Map: Space and Subjectivity in Nineteenth-Century French Fiction, Evanston, Northwestern University Press, 2013, p. 6. Traduction de l’auteur.

54 Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale, op. cit, p. 291. Italique ajouté.

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