Boris Vian et Monsieur le Président : une lettre « dans le do(s) »
de Edoardo Galmuzzi -
Poète, romancier, dramaturge, traducteur, chanteur, musicien, ingénieur, critique… Les nombreuses personnalités de Boris Vian se sont malheureusement succédé pendant un espace de temps trop court. Né en 1920 à Ville-d’Avray et mort en 1959 à Paris, ville avec laquelle il a toujours entretenu un rapport assez tourmenté, Boris Vian souffre dès son enfance de problèmes cardiaques qui l’amènent à mourir le jour de la première du film inspiré de son roman le plus immoral : J’irai cracher sur vos tombes.
Après une période initiale consacrée à ses études d’ingénierie et à ses compositions de jazz, Vian se livre à une carrière d’écrivain constellée d’obstacles à cause des contenus subversifs de ses publications. Optant pour le pseudonyme de Vernon Sullivan, il publie en 1946 le roman au titre « pétard »[1] J’irai cracher sur vos tombes, à propos duquel Philippe Boggi affirme :
Cette publication suscite immédiatement la réaction du public : c’est un scandale. Même si dans un premier temps on vend beaucoup de copies du livre, l’artiste est condamné et ensuite censuré. Un épisode qui a beaucoup contribué à l’incrimination du roman est la trouvaille du livre sur la scène d’un crime, ce « […] qui vient de prouver l’influence perverse de Boris Vian »[3]. Obligé de dévoiler le mystère du pseudonyme, il se montre ainsi par son vrai nom au monde entier.
La production des années suivantes se concentre surtout sur la création théâtrale, avec la réalisation de pièces telles que L’équarrissage pour tous et Le goûter des généraux, cette dernière mise en scène pour la première fois seulement après sa mort. Dans les veines de l’artiste coule déjà un fort sentiment antimilitariste, comme le témoigne la présence de ce fil rouge dans plusieurs ouvrages. Entretemps la France est sur le point d’attaquer l’Algérie, juste après la fin de la guerre d’Indochine, et dans l’Hexagone on partage le refus de partir en guerre. C’est le 1er septembre 1955 et à Paris, à la Gare de l’Est, les soldats manifestent contre le départ pour le front. Pendant cet automne-là, l’air est plein de cris tels que « on ne veut pas partir en Algérie ! », des cris qui conduisent bientôt à la naissance de mouvements antimilitaristes desquels Boris Vian semble partager les principes à sa façon.
Sa composition probablement la plus célèbre reste Le Déserteur, à savoir un poème qui date de 1954, divisé en trois strophes, avec un accompagnement musical. Boris Vian y dénonce la guerre en trois étapes : l’appel aux armes qu’il refuse d’accepter en déclarant son intention de déserter ; dans la deuxième strophe, le récit des atrocités qu’il a vécues personnellement, avec le souvenir de sa mère et de sa femme en période de guerre ; enfin, l’invitation aux gens à ne pas se sacrifier et à trouver le courage de se révolter, en suivant l’exemple d’un homme qui est prêt à se faire tuer plutôt qu’obéir à la volonté absurde du Président.
Si les mots du poème appartiennent à Boris Vian, la mise en musique est signée par Marcel Mouloudji, compositeur né à Paris, mais d’origine algérienne. La collaboration entre les deux artistes amène à un résultat surprenant, même si scandaleux pour le public de l’époque. En effet, l’artiste parle à haute voix et adresse une lettre perçante directement à « Monsieur le Président », en le tutoyant d’un ton strictement autoritaire. En lisant le texte ci-dessous, nous ressentons toute la force de la rébellion de l’artiste, qui refuse de se sacrifier sur le champ de bataille pour un conflit évitable :
Monsieur le Président,
Je vous fais une lettre
Que vous lirez, peut-être,
Si vous avez le temps.
Je viens de recevoir
Mes papiers militaires
Pour partir à la guerre
Avant mercredi soir.
Monsieur le Président,
Je ne veux pas la faire !
Je ne suis pas sur terre
Pour tuer des pauvres gens…
C’est pas pour vous fâcher,
Il faut que je vous dise :
Ma décision est prise,
Je m’en vais déserter.
Depuis que je suis né
J’ai vu mourir mon père,
J’ai vu partir mes frères
Et pleurer mes enfants ;
Ma mère a tant souffert,
Elle est dedans sa tombe
Et se moque des bombes
Et se moque des vers.
Quand j’étais prisonnier
On m’a volé ma femme,
On m’a volé mon âme
Et tout mon cher passé…
Demain de bon matin
Je fermerai ma porte.
Au nez des années mortes
J’irai sur les chemins.
Je mendierai ma vie
Sur les routes de France,
De Bretagne en Provence
Et je dirai aux gens :
Refusez d’obéir !
Refusez de la faire !
N’allez pas à la guerre,
Refusez de partir.
S’il faut donner son sang,
Allez donner le vôtre !
Vous êtes bon apôtre,
Monsieur le Président…
Si vous me poursuivez,
Prévenez vos gendarmes
Que je n’aurai pas d’armes
Et qu’ils pourront tirer.
Si la composition blesse le Président (René Coty) comme une « poignardée dans le dos », elle anime aussi l’opinion publique comme un souffle d’espoir : les français se réunissent dans ce désir partagé de ne pas prendre les armes. Comme le déclare l’auteur dans la « Lettre ouverte à Monsieur Paul Faber », « ma chanson n’est nullement antimilitariste, mais plutôt, je le reconnais, violemment pro-civile ». Dans cette lettre il explique les intentions du Déserteur, en défendant ce texte contre toutes les attaques qu’il a reçues :
Dans les lignes qui suivent, il exprime aussi sa pensée envers la guerre, en mettant l’accent sur le véritable sens de « communion patriotique » :
Si le contenu est choquant pour l’époque et le contexte où elle s’insère, la forme de cette chanson semble répondre aux conventions. Cependant, il faut revenir aussi à la composante musicale du texte. En effet, la véritable force communicative et performative du poème est atteinte lorsqu’on considère la partition musicale. Les deux artistes ont parfaitement respecté les rapports entre les notes et le pouvoir d’évocation des mots. Le Déserteur-chanson est en Do majeur, ce qui signifie que la composition musicale doit commencer et terminer sur cette note. Do sera donc la tonique de l’ouvrage. Le Do étant au centre, toutes les autres notes tourneront autour de cette note, en créant des moments de « tension ». Si l’on considère la gamme musicale, le cinquième degré à partir de la tonique est appelé la dominante et il représente le moment de tension par excellence. On peut individuer trois groupes de fonctions : la fonction tonique (I, III, VI degré de la gamme), la fonction sous-dominante (II, IV degré de la gamme) et la fonction dominante/de tension (V, VII degré de la gamme). Or, cette prémisse est fondamentale pour aborder l’analyse du Déserteur, dont le but est de démontrer comment les points culminants du texte se superposent avec les moments de majeure tension musicale.
Tout d’abord, il faut considérer la partition, qu’on peut trouver et télécharger en ligne[7]. Bien évidemment, la première étape qui conduit à cette double compréhension est l’écoute de la chanson, de façon que l’on puisse intérioriser l’harmonie qui accompagne le texte. À ce propos, nous devons souligner le rapport entre poésie et musique dans la deuxième moitié du XXe siècle, une relation toujours compliquée à définir : « […] la chanson française : musique ou poésie ? Elle n’est pas musique à part entière puisqu’elle sert un texte : pas de chanson sans une voix et un texte. […] Mais elle se veut, dans la bouche de certains, entièrement poésie »[8]. En outre, la critique contemporaine montre le pouvoir de la musique à cette époque-là : Michel Butor affirme que « la musique est un art réaliste, qu’elle nous enseigne, même dans ses formes les plus hautaines […] quelque chose sur le monde, que la grammaire musicale est une grammaire du réel, que les chants transforment la vie »[9].
En revenant à la double analyse, après une brève introduction qui termine sur la dominante, le texte commence sur la note Do dans la mesure 4, ce qui n’est pas étonnant. On y insiste sur le syntagme « Monsieur le Président », en laissant resonner le nom du destinataire. La mesure 5 nous prépare à ce qui se passe dans la mesure suivante : les accords de Ré et de La (deuxième et sixième degré de la gamme) nous présentent l’objet-protagoniste : la lettre. C’est seulement dans les mesures 6 et 7 que « l’attaque » de Vian commence et la musique exprime ce moment de tension et de provocante ironie grâce à la dominante Sol : « si vous avez le temps ». Les quatre vers qui suivent ont la même allure : sur le Do il y a le poète-narrateur qui déclare d’avoir reçu les papiers militaires et, encore une fois, les mots « pour partir à la guerre » sont chantés sur la dominante. La partition se déroule presque de la même façon pour le reste du texte. En prenant en considération la partie finale, on peut remarquer ce qui arrive dans une perspective que l’on pourrait définir « motsicale » : l’invitation à refuser d’obéir est en Do (mesure 46), tandis que la véritable incitation à ne pas partir en guerre tombe sur le Sol/dominante. Ensuite, la mesure 49 (« refusez d’obéir ») présente un passage très rapide du Sol à Do, repris aussi dans le final, si bien que la chanson se clôt sur cette tonique « pacifiste », accompagnant les mots suivants : « et qu’ils pourront tirer » (mesure 58).
Boris Vian fait vivre ce texte puissant à l’aide de la musique et c’est grâce à l’harmonie musicale qu’il espère faire retrouver « l’harmonie » au peuple français. Il ne s’agit pas d’une partition complexe, encore moins d’une tentative de démontrer ses qualités de musicien. Il s’agit « simplement » d’un homme-note qui s’adresse au Pouvoir et il lui dit : « Madame la Dominante, je vais m’en ‘do-serter’ ».
Edoardo Galmuzzi
Università Cattolica del Sacro Cuore, Milano
NOTES
1 Nous nous référons à la célèbre expression de Charles Baudelaire dans la Lettre à Poulet-Malassis, 7 mars 1857, in Correspondance, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1973, p. 378.
2 Philippe Boggi, Boris Vian, Paris, Flammarion, 1993, p. 161.
3 Freddy de Vree, Boris Vian : essai, Paris, Édition le Terrain vague, 1965, p. 37.
4 Boris Vian, Lettre ouverte à M. Paul Faber, conseiller municipal, 1956.
5 Ibidem.
6 Pierre Christin, “Gloire posthume et consommation de masse : Boris Vian dans la société française contemporaine”, in L’Esprit créateur, Baltimora, The Johns Hopkins University Press, 7, II, 1967, p. 136.
7 Nous vous proposons le lien au site que nous avons utilisé pour acheter la partition intégrale : https://www.quickpartitions.com/partition/boris-vian/le-deserteur/4746.
8 Paul Garapon, “Métamorphoses de la chanson française (1945-1999)”, in Esprit, Paris, Éditions Esprit, 254, 7, 1999, p. 91.
9 Michel Butor, “La musique : art réaliste. Les paroles et la musique”, in Esprit, Paris, Éditions Esprit, 280, 1, 1960, p. 139.