Colette : l’écrivaine en quête de soi
de Francesca Pregnolato -
Cette année est le 150e anniversaire de la naissance de Colette, l’une des personnalités les plus polyédriques du XXe siècle : elle a été à la fois écrivaine et comédienne, danseuse et publicitaire, et elle s’est distinguée dans plusieurs domaines, en devenant ainsi une figure intellectuelle de premier ordre dans le milieu culturel de l’époque.
Née à Saint-Sauveur-en-Puisaye, Sidonie Gabrielle Colette est devenue écrivaine par la narration de ses aventures d’enfant, qui « ont plu surtout en raison de leur caractère équivoque : les croustillantes amitiés d’écolières et d’institutrices ont triomphé auprès d’un public qu’attirait la polissonnerie des textes plus qu’une véritable libération des mœurs »[1]. Âgée de 20 ans, elle devient Madame Gauthier-Villars à la suite du mariage avec un écrivain, dont le nom de plume est Willy, qui lui permettra de publier ses premiers récits. Elle se présentera ainsi à ses lecteurs, dans Claudine à l’école (1900) : « Je m’appelle Claudine, j’habite Montigny ; j’y suis née en 1884 ; probablement je n’y mourrai pas ». Les manuscrits qui narrent les péripéties de son enfance ont été signés, au début, par Willy, un Dom Juan très aisé et très puissant. En 1904, « pour des raisons qui n’ont rien à voir avec la littérature », elle choisit de signer ses écrits sous le nom de « Colette Willy ». Cependant, le tourbillon d’identités féminines qui habitent son corps n’arrête pas de tourner : ses personnalités se dispersent et, en même temps, renaissent dans ses récits autobiographiques sous les prénoms, par exemple, de Renée ou Léa. Après plusieurs années, en 1928, ce kaléidoscope d’identités fictives se résume dans la seule personnalité de Colette : « Voilà que, légalement, littérairement et familièrement, je n’ai plus qu’un nom, qui est le mien » (La Naissance du jour, 1928).
À la fois vagabonde et innocente, libertine et irréparablement amoureuse, cette femme a mis noir sur blanc les thèmes les plus disparates : Paris, les deux guerres mondiales, son enfance, sa maladie, les bienfaits de l’amour aussi bien que ses trahisons.
Les personnalités qui se manifestent en elle se concrétisent dans des ouvrages de fiction et dans les rôles interprétés dans les pièces qu’elle joue ou compose. Le lecteur est plongé dans cet enivrement de doubles littéraires, si bien qu’on a des difficultés à distinguer l’auteur du personnage, et lequel des deux prévaut sur l’autre. Ce mélange d’identités devient encore plus inextricable lorsqu’elle fait la connaissance de Mathilde de Morny, surnommée « Missy ». Les deux jouent des rôles à la fois féminins et masculins pendant la période de leur liaison, animée par un sentiment si fort qu’il ne peut pas rester caché : en 1907, les deux s’embrassent publiquement sur le plateau du Moulin Rouge, signe d’un refus net des conventions et de ce qui est considéré socialement « juste » ou « injuste ».
L’impertinence de Colette vis-à-vis des mœurs se reflète aussi dans ses pages, où un homme peut devenir une femme et une femme agir comme un homme. Dans son œuvre, celle-ci cherche à mettre en exergue la transversalité des caractéristiques des genres (dans le double sens du mot) qui peuvent, d’après elle, se mêler sans aucun souci. Pour cette raison, elle peut entrer sur scène en travesti et, d’une vitesse étonnante, plonger à nouveau dans son corps féminin avec ses épaules dénudées et sa poitrine légèrement voilée. Même si les prénoms arrêtent de changer, ses identités fictives, en revanche, ne cessent pas de se succéder.
Connue comme « femme de lettres », terme qui figure sur son tombeau au Père-Lachaise, Colette se distingue pour ses romans et ses récits personnels qui divisent la critique. D’un côté, on trouve ceux qui ont compris le génie de l’auteure, comme Paul Reboux qui écrivait déjà en 1925 : « Colette est aujourd’hui le premier des écrivains français », en vertu d’une approche très pondérée aux mots, par lesquels « [e]lle ne cherche pas à nous surprendre, à provoquer notre admiration. L’emploi du mot juste lui suffit. C’est seulement par la grâce de ce don que Colette arrive à user d’un mot rare »[2]. De l’autre côté, il y a des lecteurs plus sceptiques, qui reprochent à l’écrivaine une certaine autoréférentialité. D’ailleurs, ce jugement hâtif s’accorde bien avec la philosophie de Colette, qui voulait se tenir à l’écart de tout débat idéologique en revendiquant son apparente superficialité. Cette brève remarque tirée d’une causerie de 1938, « La poésie que j’aime », est à ce propos emblématique :
Je puis vous affirmer, soit à titre de renseignement, soit pour vous rassurer, que cette causerie, à aucun moment, ne s’élèvera jusqu’aux idées générales. Quel que soit l’âge d’une femme, elle n’abandonne pas la coquetterie. Or, il y a trois parures qui me vont très mal : les chapeaux empanachés, les idées générales et les boucles d’oreille.
L’aspect le plus saillant de l’œuvre protéiforme de Colette consiste en effet dans un travail intérieur finalisé à se réapproprier son identité, en mêlant fiction, imagination et vérité. Le trait le plus significatif du style de l’auteure est son effort de raconter le monde des sensations et des émotions, lesquelles prennent vie dans un « je » qui peut être à la fois Claudine, Renée, Léa (et bien d’autres), mais qui se résument toutes sous le nom de Colette.
Ce n’est pas seulement par la narration de sa vie et de son enfance que l’écrivaine se présente aux yeux de ses lecteurs. Elle cherche aussi à sonder les rapports humains, au-delà de leur apparente simplicité, en investiguant la nature des liens qui réunissent les hommes et les femmes, doués d’une « force exceptionnelle », comme elle l’écrit dans Le Blé en herbe (1923). Pour reprendre le célèbre roman de Laclos, les « liaisons dangereuses » qui se créent entre deux (ou plusieurs) êtres font l’un des centres d’intérêt majeurs de Colette, qui s’est toujours montrée particulièrement sensible « au jeu infini des combinatoires sentimentales »[3]. Elle se moque des femmes fières et possessives, organisées et faibles[4], qui font pendant à des hommes mensongers, égoïstes et puériles[5]. L’exploration et la compréhension des genres est un trait distinctif de Colette : elle interroge la « masculinisation » des femmes et la « féminisation » des hommes, ce qui concourt à expliquer pourquoi les femmes et les hommes aiment leurs homologues. En matière de sexualité, Colette prône une liberté de choix sans contraintes ni perplexité.
Afin que toutes ces pistes de réflexion ne demeurent à l’état de simple cadre théorique, nous citerons trois passages tirés de son œuvre, qui nous offrent une vision d’ensemble de l’âme singulière de Colette. Les textes que nous proposons ci-dessous suivent un parcours thématique, qui vise à tracer les étapes de sa vie d’écrivaine ; pour ce faire, nous chercherons avant tout à comprendre, par ses mêmes mots, d’où vient le besoin d’écrire pour introduire ensuite son idée de l’amour, érotique et filial. C’est à partir de son enfance qu’elle ressent le besoin de « diriger [les] subtiles antennes vers ce qui se contemple, s’écoute, se palpe et se respire » (« La chaufferette », dans Journal à rebours, 1941).
La Vagabonde (1910)
Colette a exploité la blancheur des pages comme un miroir pour découvrir sa propre image, que l’écrivaine a du mal à saisir. Celle-ci, en effet, change fréquemment, se présentant comme un tableau qui échappe à son cadre :
Seule… et depuis longtemps. Car je cède maintenant à l’habitude du soliloque, de la conversation (…) avec mon image… C’est une manie qui vient aux reclus, aux vieux prisonniers ; mais, moi, je suis libre… Et, si je me parle en dedans, c’est par besoin littéraire de rythmer, de rédiger ma pensée.
J’ai devant moi, de l’autre côté du miroir, dans la mystérieuse chambre des reflets, l’image d’« une femme de lettres qui a mal tourné. (…)
Écrire ! pouvoir écrire ! cela signifie la longue rêverie devant la feuille blanche, le griffonnage inconscient, les jeux de la plume qui tourne en rond autour d’une tache d’encre (…).
Écrire ! plaisir et souffrance d’oisifs ! Écrire !… J’éprouve bien, de loin en loin, le besoin, vif comme la soif en été, de noter, de peindre… Je prends encore la plume, pour commencer le jeu périlleux et décevant, pour saisir et fixer, sous la pointe double et ployante, le chatoyant, le fugace, le passionnant adjectif… Ce n’est qu’une courte crise, la démangeaison d’une cicatrice.
Cet extrait tiré de La Vagabonde est animé par l’impératif de l’écriture, qui est pour Colette une nécessité naissant de l’intérieur (voir les points d’exclamation qui dominent le passage) et se traduisant sous forme de mots ambivalents (à noter les nombreux oxymores), expression profonde d’une « femme de lettres qui a mal tourné ».
Le Pur et l’impur (1932)
Dans ce texte inclassable, Colette partage avec ses lecteurs des anecdotes suivies par des réflexions autour de « ces plaisirs qu’on nomme à la légère physiques ». Déjà le titre vise à provoquer une réaction chez le lecteur : qu’est-ce que le pur ? Et l’impur ? Ces termes se réfèrent-ils à deux univers cloisonnés, complètement séparés l’un de l’autre ? Ou bien leur signification relève-t-elle d’une singularité personnelle et étroitement liée à l’individu ? Dans les quelques lignes que nous proposons ici, l’auteure présente la formation d’un couple de rivales dans le contexte d’un rapport triangulaire, couple de femmes que l’indifférence d’un homme a réunies :
Réussissez, comme j’ai fait, à détourner de son but la force amoureuse, à la mettre au service de je ne sais quelle joie mortificatoire, de je ne sais quelle ivresse égalitaire, et vous voyez retomber, en même que le juste sentiment égoïste du couple, les épines de la grande fleur furibonde, la jalousie. (…)
Que de temps gâché en absolutions !… La plus imbécile de toutes est celle que la littérature nomme « harmonie ternaire de l’amour ». Ses choquantes variations, ses aspects gymniques et « pyramide humaine » ont tôt fait de décourager les vacillantes polygamies. À quelle femme, si déréglée et si sotte qu’elle soit, fera-t-on croire que un et un font trois ? Une froide observatrice sans mœurs, mais non sans lucidité, assurait que dans un trio voluptueux il y avait toujours une personne trahie, et souvent deux. (…)
Son piège, grossier puisqu’il n’est que de plaisir, s’arme contre lui, si l’une des deux femmes qu’il réunit indûment a en elle quelque puissance de caractère, et qu’elle se détache, au profit de la partenaire plus faible, des fins qui les ont mises face à face, pour ne pas dire bouche à bouche. La faible normalement s’abandonne, se déclôt, exige un tendre envahissement, remet à l’amie une chaste et totale confiance : « Investis-moi, dès que je n’ai plus rien à te cacher, je me sens pure, je suis ton alliée e non plus ta proie… »
Elles sont les appariées de cette sorte, moins rares qu’on ne croit. (…) Son amie, à la lettre, s’éteint. Elle n’y met pas de hâte, elle ne s’entraîne pas à finir, non plus qu’elle ne cherche ce qui ne se retrouve jamais, ce qu’elle n’avait pas espéré, ce qu’elle explique si aisément : « (…) Non, elle ne m’était pas comme une amante. J’oubliais qu’elle était belle ; que nous nous étions rejointes en dépit d’un homme, dans la profonde et progressive indifférence de cet homme. Notre infini était tellement pur, que je n’avais jamais pensé à la mort…»
(…) Le mot « pur » ne m’a pas découvert son sens intelligible. Je n’en suis qu’à étancher une soif optique de pureté dans les transparences qui l’évoquent, dans les bulles, l’eau massive, et les sites imaginaires retranchés, hors d’atteinte, au sein d’un épais cristal.
Ouvrage sentimental et érotique, Le Pur et l’impur vise au brouillage systématique de toute catégorie préalablement établie, à travers des bribes de dialogues et des anecdotes que la narratrice-observatrice utilise pour remettre en cause les notions d’identité et de sexualité au sein de l’échange social. Conçu comme un conte polyphonique, ce livre tout à fait unique dans la production littéraire de Colette marque une période désormais affranchie de tout compromis avec l’idée même de genre, que l’écrivaine a utilisée comme prisme à travers lequel regarder son humanité la plus proche de manière inédite.
La Naissance du jour (1928)
Il nous reste à mentionner la figure de la mère de Colette, qui apparaît en filigrane dans toute sa production littéraire, pour devenir aussi la protagoniste de certains ouvrages. C’est le cas de La Naissance du jour, une autofiction parsemée d’extraits de lettres à la fois réelles et imaginaires :
Quand l’envie de dormir me ressaisira, je dormirai d’une manière véhémente et saoulée. Je n’ai qu’à attendre la reprise d’un rythme interrompu pendant quelque temps. Attendre, attendre… Cela s’apprend à la bonne école, où s’enseigne aussi la grande élégance des mœurs, le chic suprême du savoir-décliner…
Cela s’apprend de toi, à qui je recours sans cesse… Une lettre, la dernière, vint vite après la riante épître au cercueil en bois d’ébène… (…) La dernière lettre, ma mère, en l’écrivant voulut sans doute m’assurer qu’elle avait déjà quitté l’obligation d’employer notre langage. (…) Ella a écrit aussi, plus bas, « mon amour » – elle m’appelait ainsi quand nos séparations se faisaient longues et qu’elle s’ennuyait de moi. Mais j’ai scrupule cette fois de réclamer pour moi seule un mot si brûlant. Il tient sa place parmi des traits, des entrelacs d’hirondelle, des volutes végétales, parmi les messages d’une main qui tentait de me transmettre un alphabet nouveau, ou le croquis d’un site entrevu à l’aurore sous des rais qui n’atteindraient jamais le morne zénith. De sorte que cette lettre, au lieu de la contempler comme un confus délire, j’y lis un de ces paysages hantés où par jeu l’on cacha un visage dans les feuilles, un bras entre deux branches, un torse sous des nœuds de rochers…
Pendant toute sa vie, les échanges entre Colette et sa mère alternent les rythmes d’une litanie de la séparation et les soubresauts d’une possession tyrannique. Comme le soutient Julia Kristeva, philosophe et psychanalyste, « Colette appartient au “vieux monde”, mais ses transgressions, creusées par la justesse des mots, offrent des passerelles délicates qui rejoignent les angoisses et les passions extrêmes et actuelles »[6]. Ces sentiments s’appliquent ainsi à l’amour filial décrit par l’auteure, qui voit aussi dans la figure de la mère la source d’une inspiration langagière se rendant sensible dans ses écrits.
Pour conclure et souligner encore une fois la portée révolutionnaire de Colette au XXe siècle, nous citons les mots du journaliste Jean de Pierrefeu, qui résume ainsi l’impact de son œuvre sur son époque :
Colette est apparue comme le peintre le plus fidèle de nos réactions instinctives. (…)
[Ses] livres, pour être lus, n’exigent ni culture, ni raffinement d’esprit ; le lecteur ne collabore point avec l’auteur; abandonné à la magie des phrases, il jouit ou souffre sans que les parties hautes de l’entendement soient intéressées.
Voilà à quelles conséquences extrêmes aboutit cet art de la sensation dont Colette est le représentant le plus qualifié.[7]
En racontant à ses lecteurs l’histoire de sa vie, la voix de Colette s’insinue subtilement dans leur esprit, pour y déclencher un tourbillon d’émotions. Son œuvre est un bassin vivant de sentiments intimes, où chaque individu peut s’y noyer pour prendre un « bain » de sensations.
Francesca Pregnolato
Università Cattolica del Sacro Cuore, Milano
NOTES
1 Francine Dugast-Portes, « L’image de l’enfance et ses fonctions dans l’œuvre de Colette. Entre tradition et modernité », in Colette : Les pouvoirs de l'écriture, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1999. URL : https://books.openedition.org/pur/33680?lang=it.
2 Paul Reboux, Colette, ou le Génie du style, V. Rasmussen, Londres, 1925, p. 50, 60.
3 Martine Reid, « Colette, multiple et souveraine », in Le Monde Hors-série, janvier 2023, p. 16.
4 On peut lire dans La Seconde (1929) que Fanny « n’imaginait pas d’autre solitude que d’être poussée de côté, ni d’autre résolution que l’attente ».
5 À voir Farou dans La Seconde, Renaud dans La Retraite sentimentale (1907) et Alain dans La Chatte (1933).
6 Julia Kristeva, « Entretien », in Le Monde Hors-série, janvier 2023, p. 63.
7 Jean de Pierrefeu, Journal des débats politiques et littéraires, 13 octobre 1920, p. 2. URL : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k4894806.