ISSN 2421-5813

C’est par une interprétation très originale que la compagnie théâtrale Biancofango, guidée par la metteuse en scène Francesca Macrì et le comédien Andrea Trapani, explore le rapport entre Charles Baudelaire et Freddie Mercury. Le titre de la pièce, Io e Baudelaire, est à la fois frappant et mystérieux, vu qu’il ne mentionne pas la présence du deuxième artiste, Freddie Mercury. La première partie de la pièce consiste dans l’introduction biographique de l’acteur, ce qui nous pourrait faire penser que le pronom personnel du titre se réfère à Andrea lui-même. Bien que les deux artistes au centre de la pièce, Baudelaire et le leader de Queen, appartiennent à deux siècles différents, ils sont liés par le besoin d’exprimer leurs souffrances aussi bien que leurs vocations : l’un pour la poésie, l’autre pour la musique.

Cette représentation inédite propose un décor essentiel qui désoriente le spectateur. Le plateau est presque vide : d’un côté, il n’y a qu’un piano, et de l’autre, il y a seulement un micro utilisé pour des monologues explicatifs. Le corps sur scène, par ses mouvements, suggère la superposition des deux artistes, lesquels renaissent dans la figure de l’acteur.

Au début de la pièce, le protagoniste se montre aux spectateurs avec le visage couvert d’un masque, qui représente un museau d’âne, cliché du cancre à l’école. Ce choix s’inspire probablement de l’enfance de deux artistes, liés par un même fil rouge, celui de l’incompréhension et de la solitude. En effet, c’est par le début de leur parcours artistique que la pièce va commencer. Au fur et à mesure qu’on avance, les mots de Baudelaire se mêlent avec les notes de Freddie Mercury. Par les notes du piano, résonne dans la salle de théâtre une mélodie fragile accompagnée d’un sentiment de peur existentielle, les deux conduisant au point final : la mort qui a frappé prématurément les deux, décédés au même âge (46 ans). À ce propos, la mort du protagoniste de la pièce est annoncée par le célèbre poème de Baudelaire « Au Lecteur » :

Serré, fourmillant, comme un million d’helminthes,
Dans nos cerveaux ribote un peuple de Démons,
Et, quand nous respirons, la Mort dans nos poumons
Descend, fleuve invisible, avec de sourdes plaintes.1

Ce dialogue entre la musique et la poésie nous a poussés à approfondir le sujet et à interviewer Francesca Macrì et Andrea Trapani afin de saisir la valeur de ce rapprochement à partir de leur perspective d’artistes et de remonter aux racines qui ont fait fleurir la pièce.

L’idée de rapprocher la poésie et la musique, d’où vient-elle ? Pourquoi proposez-vous un poète comme Baudelaire sur scène ?

Francesca Macrì répond promptement qu’il « faudrait [re]présenter Baudelaire partout » et que « ce voyage à l’intérieur de la musique et de la poésie naît du désir de travailler sur chaque vers individuellement pour souligner l’importance des mots, désormais négligée. » En plus, elle se pose une question peut-être rhétorique, « qu’est-ce que signifie rester, être dans les mots ? », à laquelle elle répond en soulignant que « les mots sont importants » et qu’« au cours de ce siècle on a de plus en plus de mal à les bien utiliser. Voici en quoi consiste la tâche de l’artiste. » En reprenant le discours de Francesca, Andrea ajoute que cette valeur qu’ils ont donnée aux mots leur a permis de « se rapprocher du poète jusqu’à s’identifier avec lui et entrer littéralement dans son corps », en soutenant la « corporéité », dit-il, « de la parole baudelairienne ».

Est-il possible de proposer au grand public, à des spectateurs qui parfois ne connaissent pas en profondeur l’œuvre monumentale de Baudelaire, un spectacle centré sur cet artiste ?

« Tout le monde a entendu parler de Baudelaire mais très rarement on le connaît vraiment » affirme Francesca. La metteuse en scène aborde la question percutante de la traduction, vu que leur but est celui de véhiculer un message à un public italien qui pourrait ne pas connaitre le français. « La traduction a une tache littéraire, tandis que le théâtre est performatif » et elle ajoute qu’il « faudrait retraduire pour la scène : c’est la seule façon dont on peut rapprocher le public du texte littéraire, afin de réduire la distance provoquée par la traduction ». En effet, l’un des enjeux était de réduire une double distance : d’une part la distance entre le livre (des mots abstraits) et le théâtre (une représentation physique) ; d’autre part, le sens des mots à cette époque-là et le sens tel qu’il est perçu par les jeunes d’aujourd’hui (qui remarquent eux-mêmes une certaine distance entre eux et le langage d’autrefois). « On aperçoit une distance avec les mots prononcés par les deux artistes, une distance qui est démolie grâce à la re-traduction avec des nuances plus contemporaines, jusqu’à arriver à une traduction ‘physique’ pour captiver le public et le rapprocher des mots ». Cette importance donnée à la re-traduction et à la poésie qui se fait théâtre est ressentie par Andrea qui cherche à transformer les vers de Baudelaire en de véritables gestes physiques.

« Bohemian Rhapsody » semble anticiper, de quelque manière, le sort de Mercury frappé par le VIH et troublé par des tourments à la fois physiques et psychologiques. L’idée de rapprocher les souffrances de deux artistes séparés par un siècle et de les exprimer à travers un piano, d’où vient-elle ? 

À ce propos, Andrea remarque l’importance de l’union entre musique et poésie, en ajoutant une nuance très personnelle, que « Freddie Mercury a toujours exploité la musique pour donner libre cours à ses douleurs et à sa haine envers le monde, aussi bien que Baudelaire avec sa plume. Pour cela il faut relire et réécouter Baudelaire comme s’il était une moderne rockstar. De plus, les deux sont liés par un rapport intime et une relation étroite avec leurs mères, destinataires de leurs hurlements soufferts. Il n’y a eu aucun ‘processus intellectuel’ mais tout simplement intuitif. »

Cette nécessité sort d’une simple correspondance épistolaire entre la mère et les fils : les deux manifestent le besoin d’hurler au monde entier leurs faiblesses, l’un à travers ses livres, l’autre sur un plateau face à des milliers de personnes. Ainsi, certains thèmes, qui sont abordés dans les Lettres à Madame Aupick se reflètent dans les mots chantés par Freddie Mercury, qui sort de la scène en prononçant un adieu « maternel » :

Mama, oooh,
Didn’t mean to make you cry,
If I’m not back again this time tomorrow,
Carry on, carry on as if nothing really matters.2

Edoardo Galmuzzi et Francesca Pregnolato
Università Cattolica del Sacro Cuore, Milano

  1. Charles Baudelaire, « Au Lecteur », in Œuvres complètes, éd. C. Pichois, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Plèiade », 1976, t. I, p. 5.
  2. Queen, « Bohemian Rhapsody », in A night in the Opera, 31 octobre 1975.

Lascia un commento

Il tuo indirizzo email non sarà pubblicato. I campi obbligatori sono contrassegnati *

*

*