Entretien avec Alix Turolla-Tardieu
Outils posés sur une table
Mes outils d’artisan
sont vieux comme le monde
vous les connaissez
je les prends devant vous :
verbes adverbes participes
pronoms substantifs adjectifs.
Ils ont su ils savent toujours
peser sur les choses
sur les volontés
éloigner ou rapprocher
réunir séparer
fondre ce qui est pour qu’en transparence
dans cette épaisseur
soient espérés ou redoutés
ce qui n’est pas, ce qui n’est pas encore,
ce qui est tout, ce qui n’est rien,
ce qui n’est plus.
Je les pose sur la table
ils parlent tout seuls je m’en vais.
Aujourd’hui nous rencontrons Alix Turolla-Tardieu, fille de Jean Tardieu, qui nous accueille dans sa maison de San Felice del Benaco. Nous aurons le plaisir de parler de l’activité littéraire de son père et de sa conception du théâtre, qui reste encore à présent une importante source de réflexion sur le genre dramatique.
F.L. Cet artiste polyédrique, à la fois poète, dramaturge, essayiste, traducteur (de Goethe et Hölderlin) et auteur radiophonique, a traversé le siècle passé et a contribué à ses changements : comme Tardieu écrit dans une lettre à l’ami Jacques Heurgon, historien et archéologue, « d’un bout à l’autre de cette page le ciel a eu le temps de changer ».
Nous commencerons par un bref excursus biographique, qui nous permettra de connaître de plus près Jean Tardieu, cet écrivain marqué par l’art dès sa naissance, son père Victor Tardieu étant un peintre postimpressionniste, et sa mère, Caroline Luigini, une harpiste.
A.T.T. Oui, étant enfant, Jean Tardieu a également eu cette chance exceptionnelle : ses parents aimaient la poésie, chacun à sa manière et chacun lui lisait ou lui faisait lire ses auteurs préférés : de Charles d’Orléans à Verlaine, en passant par Ronsard, La Fontaine, Victor Hugo et Baudelaire.
F.L. Votre père a donc été plongé depuis son enfance dans un univers artistique, poétique, pictural et musical, qui a forgé toute sa production en tension constante vers une sorte de langage universel. On connaît bien cette affirmation : « Je n’ai fait que cela toute ma vie, ou plutôt j’ai cherché à transposer dans l’art d’écrire quelques-uns des secrets que j’avais cru saisir dans l’art de peindre et de composer de la musique ». De quelle façon la musique et l’art figuratif ont-ils influencé votre père ?
A.T.T. Mon père a composé beaucoup de poèmes, en vers et en prose, concernant la peinture, qu’il a réunis d’abord dans Figures, puis dans Les portes de toile. L’intention était celle de donner une sorte d’équivalent poétique des œuvres picturales : il ne voulait ni les juger, ni les expliquer. Comme il l’a raconté au cours d’un entretien avec Jean-Marie Le Sidaner, lorsqu’il voulait évoquer tel ou tel artiste (l’un de ceux qu’il connaissait bien : Cézanne, Klee, Hartung, Bazaine ou Ravel), il commençait par se recueillir jusqu’à ce que des images surgissent en lui, presque spontanément. Il n’était pas question d’images reproduisant directement les œuvres, mais d’images indirectes, de symboles purement poétiques, d’équivalents verbaux, de “traductions”, comme il les appelait. Et en travaillant sur ces métaphores, il construisait ses poèmes ou ses proses.
F.L. Revenons aux origines. Jean Tardieu commence sa carrière au Lycée Condorcet : étudiant plein d’intérêts, il publie ses premiers écrits dans la revue du lycée et est très attiré par la littérature française et allemande et par l’Antiquité classique. En 1922, après une année de droit, Tardieu se sent déjà poète; par son ami de lycée, Jacques Heurgon, il est introduit aux « Entretiens d’été de Pontigny », où se réunit toute l’intellighentzia européenne et où il fait la connaissance de Gide et de Roger Martin du Gard qui le prennent en affection et feront en sorte que les Editions Gallimard publient ses premiers vers dans la NRF. Comment décririez-vous ces premières années d’activité créatrice du jeune Tardieu
A.T.T. On peut dire qu’il a été un écrivain précoce, comme le témoigne aussi la correspondance avec son père. Jean Tardieu a environ 20-21 ans et fréquente le milieu de Pontigny : à ce moment, son père lui reproche d’être trop mondain, de perdre son temps ; il le critique amèrement, sévèrement, et l’invite à se faire une situation avant de se consacrer à la carrière d’artiste, qui ne donne pas toujours de quoi vivre. Parmi ses lectures de jeunesse, il ne faut absolument pas oublier la littérature allemande. Jean Tardieu a étudié l’allemand à partir de ce qu’on appelle maintenant l’école élémentaire. Il l’a étudié tout aussi bien que le latin, comme on le faisait à l’époque. Il a eu un très bon professeur d’allemand et il a continué à aimer cette langue toute sa vie. À Pontigny il a rencontré Roger Martin du Gard et un philosophe devenu ensuite un ami cher, qui s’appelle Bernard Grœthuysen, moitié allemand moitié hollandais, avec un petit peu de sang russe aussi, qui parlait toutes les langues d’Europe et qui avait été professeur de philosophie à l’Université de Berlin quand il était très jeune. Grœthuysen était un esprit extraordinaire, qui avait fait des traductions de Hölderlin et de Goethe. À l’époque, Jean Tardieu était surtout attiré par Hölderlin. Il l’aimait vraiment beaucoup. En général, il s’intéressait énormément à tout ce qui se référait au monde grec ou latin ; il préférait le grec parce que c’était une langue poétique, se prêtant au rythme et à l’image. Donc il a aimé le côté grec de Hölderlin et aussi de Nietzsche. Il disait y trouver le soleil de la Grèce antique.
F.L. La correspondance entre les deux amis, Tardieu et Heurgon, témoigne de l’effervescence intellectuelle du milieu de l’époque. Grands lecteurs, honnêtes critiques, les deux jeunes se soumettent l’un l’autre leurs poèmes, leurs traductions et leurs articles ; ces échanges constituent un document unique sur les auteurs, les œuvres et les pratiques littéraires du temps. D’Indochine, d’Italie ou d’Algérie (Heurgon y aura pour élève, puis ami, Albert Camus), leur correspondance raconte aussi les préoccupations des années trente, la guerre et l’engagement dans la Résistance ; elle cesse au moment de leurs retrouvailles, en 1944, après les années de l’Occupation, lorsque la fin du conflit mondial leur permet de tenir les promesses de leur jeunesse : la poésie pour l’un, l’histoire pour l’autre.
En 1946, Tardieu fonde le Club d’Essai de la Radiodiffusion française; parallèlement, ses recueils de poésie renforcent sa réputation d’auteur de l’endroit et de l’envers, à la fois mystérieux et profond (Jours pétrifiés, 1948), (Monsieur, Monsieur, 1951). Entretemps, son théâtre commence à s’affirmer. Il semble adhérer aux principes du théâtre de l’absurde – ou, comme l’appelait Ionesco, de la dérision – un théâtre autonome au delà de toutes les classifications, qu’il cherche, dans la plupart des cas, à déjouer.
Cependant, Tardieu contestait l’étiquette de « théâtre de l’absurde », trouvant cette catégorie trop réductrice : en quoi restait-il autonome par rapport à cette vague qui semble engloutir tout le théâtre de l’époque ?
A.T.T. Parmi les choses auxquelles je me consacre assez sérieusement en ce moment, il y a aussi la tentative d’effacer des étiquettes qu’une certaine critique a collées malgré lui sur l’œuvre de mon père. Par exemple, on lui a souvent demandé quels rapports il avait entretenus avec le surréalisme. On a même écrit qu’il côtoyait les surréalistes. Certainement, il a connu André Breton, mais il n’a jamais été en termes d’amitié avec lui. Je ne crois même pas qu’ils se soient jamais vraiment fréquentés. Mon père craignait les personnalités trop agressives et Breton était très ‘dictatorial’. D’abord, Jean Tardieu refusait l’agressivité et ensuite le fait de devoir suivre aveuglément un maître, ce n’était pas du tout sa façon de voir, il restait toujours lui-même, même si son humeur était changeant, c’est pourquoi il alternait des textes très différents les uns des autres.
On discute beaucoup de son théâtre, par exemple, à propos de la formule de Martin Esslin sur le théâtre de l’absurde, mon père n’aurait pas dit « non ce n’est pas vrai, ce n’est pas comme ça ! », parce qu’il ne voulait jamais être vexant pour personne ; d’ailleurs, il avait connu Martin Esslin qui était un homme respectable avec lequel il avait eu de bons contacts. Toutefois il a confié à quelques intimes qu’il ne pensait pas faire partie du même groupe que Ionesco ou Beckett, et du théâtre de l’absurde en général. N’oublions pas que dans une lettre à Roger Martin du Gard datée de 1952 il écrit:”…mon entreprise actuelle…consiste pour moi à faire lentement, modestement, prudemment le “tour du théâtre”…
F.L. Les distances nettement prises, il faut quand-même admettre que la dramaturgie de Tardieu est avant tout une réflexion sur le langage, comme l’est au fond celle de Ionesco : de Théâtre de chambre, 1955, à Poèmes à jouer, 1960, ou à Conversation-sinfonietta, 1962, ses pièces se distribuent dans une grande variété de genres, dont la singularité a contribué sans doute à leur succès : du « théâtre de chambre » aux pièces « éclair », la production de Tardieu se caractérise par ses dialogues savoureux et énigmatiques, aussi bien que par une forme qui renvoie à la poésie. À ce sujet, il écrivait : « il ne s’agit pas de pièces à proprement parler, mais de « poèmes à jouer ». Ces œuvres sont destinées, certes, à être réalisées avec les moyens du théâtre, – la scène, la voix, le mouvement, l’éclairage, le décor, etc. – mais leur structure formelle est inspirée tantôt de l’art musical, tantôt des arts plastiques. » En particulier, Théâtre de chambre semble figurer un effort d’accumulation entraînant toute forme dramatique, se moquant des conventions du théâtre traditionnel et des affectations de la conversation jusqu’à en dévoiler le dysfonctionnement et le côté burlesque. Que représente Théâtre de chambre dans la production de Tardieu ?
A.T.T. Le théâtre a été pour mon père une application expérimentale : il voulait cataloguer les principales formes théâtrales (de la tradition, comme de la contemporanéité), en de courtes pièces, parodiques ou poétiques. Son Théâtre de Chambre trouve son origine dans cette volonté, qui s’explique à travers des pièces courtes, presque des sketches. Le titre Théâtre de Chambre est sans aucun doute aussi une référence à la musque: la musique de chambre, comme le trio ou le quatuor, est née pour être jouée dans les salons, non pas dans les salles de spectacle. Elle est jouée dans des lieux de dimension assez limitée et entre amis, avec un public assez limité lui aussi. Donc la référence est encore une fois à la musique, et dans cet univers il y a des pièces très différentes, comme Qui est là , c’est-à-dire, vous le savez, la première pièce qui a été jouée à Anvers et qui était issue du drame de la guerre. Elle se réfère en particulier à la figure d’un père qui est mort et qui revient. Il y a ensuite Le Sacre de la nuit, La Politesse inutile, Monsieur moi… Ce sont des pièces poétiques, alors que dans La sonate et les trois messieurs la musique est au centre de la composition. Il y a vraiment des œuvres de tonalités très différentes.
F.L. Dans un texte en prose publié en 1983, intitulé Mon théâtre secret, Jean Tardieu définit son théâtre comme un spectacle « en plein vent peuplé d’une multitude, d’où sortent, comme l’écume au bout des vagues, le murmure entrecoupé de la parole, les cris, les rires, les remous, les tempêtes, le contrecoup des secousses planétaires et les splendeurs irritées de la musique ». Nous lisons au passage une attention spécifique envers la musique, la dimension proprement phonétique et une décomposition tout à fait originale du langage en ses éléments constitutifs : tout d’abord le mot, ensuite la voix jusqu’à la parole, dans une sorte de « science du langage » dont la figure du professeur est l’emblème : le Professeur de la Leçon ionescienne, que l’acharnement linguistique transforme en véritable criminel, ou le Professeur Frœppel, qui semble enseigner une véritable langue étrangère, comme s’il y avait besoin d’un code nouveau pour arriver à dire. On rejoint le sommet à ce propos avec Beckett, qui ressent le besoin de recourir à une langue autre que sa langue maternelle.
Que pouvez-vous nous dire à propos du professeur Frœppel et de cette recherche par rapport au langage ?
A.T.T. Mon père s’est très tôt interrogé sur la question du langage et il est arrivé à prendre assez de recul par rapport à cet instrument pour considérer les mots comme des objets, en dehors de leur sens. Il considérait aussi les mots sous leur aspect bizarre et comique : son humour l’a conduit à inventer un personnage grotesque, le professeur Frœppel, auquel il a attribué certaines de ces expériences topiques : par exemple, celle de prendre les mots les uns pour les autres, ou bien celle de parodier les sciences et la philosophie ou les conventions sociales.
Il faut aussi dire que le professeur Frœppel est un personnage qui appartient à l’époque où l’on a découvert la linguistique. Au moment où la pièce a été écrite, tout le monde parle de la linguistique et mon père a également lu Saussure. Tout cela l’intéressait, naturellement. Tout ce qu’il a lu a germé dans son esprit sous une forme ironique.
F.L. Au départ, il y a donc le mot, élément prélevé du dictionnaire, objet interchangeable, vidé de contenu, comme dénonce Un mot pour un autre : comme Tardieu l’écrit, « Les mots n’ont par eux-mêmes, d’autres sens que ceux qu’il nous plaît de leur donner ». Cette mise en question du mot le conduit à développer une passion de lexicographe, à travailler avec obstination sur la polysémie et la malléabilité des mots, ce qui a donné l’origine au ‘tardivien’, un langage presque autonome. Un langage qui pour cela devient difficilement traduisible, comme l’a bien souligné Fabio Vasarri, à l’occasion du colloque sur le théâtre de Jean Tardieu qui vient d’avoir lieu à Vérone le 3-4 octobre 2014. En particulier, dans l’ouvrage capital du Professeur Frœppel, on remarque la tentative de systématiser certains faits de langue apparemment anodins au moyen du dictionnaire. À ce propos, comment expliqueriez-vous cet intérêt à la fois pour le mot simple et pour la polysémie ?
A.T.T. Pour répondre à votre question je crois qu’il vaut mieux, encore une fois, laisser parler l’auteur. Je vous lis un passage tiré de l’entretien de Jean Tardieu avec Jean-Marie Le Sidaner : « Très tôt je me suis posé toutes sortes de questions au sujet de l’ ‘instrument’ – entre guillemets, donc c’est un mot vraiment très important – pour considérer les mots comme des objets au dehors de leur sens. À partir de là, j’ai pu faire toutes sortes de combinaisons et d’expériences – j’attire ici votre attention sur le mot ‘expériences’ – Par exemple, je partais de quelques mots très simples, très connus, et j’organisais mes poèmes comme un musicien combine des notes, sans craindre les répétitions – cela est très important, je dirais essentiel – Cela m’a donné ce que j’appelle des ‘compositions de mots’ – il a mis aussi cette expression entre guillemets – À d’autres moments, je voyais les mots sous leur aspect bizarre ou comique. » Comme nous le disions, il emploie le terme expérience et je crois qu’il faut penser à son théâtre comme à un théâtre expérimental de ce point de vue; il voulait donc faire un catalogue des possibilités et des difficultés de la scène, du travail des acteurs etc, mais n’étant pas un esprit systématique, il abandonne cette idée en chemin; en tout cas, il s’agit à la fois d’exemples et d’expériences.
F.L. Après le mot vient la voix, donc le mot mis en relation avec d’autres mots et surtout mis en dialogue, prononcé ou exhibé sur la scène: ce mot, sur lequel on s’est interrogé lors du colloque de Vérone, en mai 2003, La harpe, la toile, la voix.
Du murmure au cri, du brouhaha au chant, toute la gamme des modulations de la voix humaine, ainsi que les dysfonctionnements les plus grotesques et les plus pathétiques, de la conversation à la quête d’une parole authentique, et, pour finir, toute la gamme des misères et des splendeurs du verbe, sont mis en cause par Jean Tardieu. Mais c’est une voix qui questionne, critique et creuse ce rapport entre la voix et la parole, comme dans le cas d’ Une voix sans personne, pièce dans laquelle l’individualité humaine est bannie de la scène.
Cette mise en abîme de la voix, en particulier de la voix sur la scène théâtrale, trouve son origine dans l’expérience de Jean Tardieu à la fois comme critique dramatique et comme directeur du programme radiophonique expérimental dès l’automne 1944, ce qui l’a conduit à fréquenter quotidiennement les salles de théâtre parisiennes et les studios du Club d’Essai de la RTF.
En vertu de cette expérience, Jean Tardieu pouvait bien dénoncer le « retard de l’art dramatique sur les autres arts, en tant que style, forme et contenu », d’où vient sa nécessité de renouveler formellement le rôle et la portée de la voix sur la scène.
La radio jette en effet la voix dans un espace indéfini, voire dans un non-espace : en écho, le théâtre, qui est l’espace de la voix physique et visible par antonomase, devient lui aussi le lieu de l’absence, comme il arrive dans Le Sacre de la nuit, une pièce de l’après guerre. Quelle était l’importance de la voix dans le théâtre de Tardieu ? De quelle façon la réflexion sur la voix ouvre-t-elle à une ultérieure expérimentation ?
A.T.T. Je dirais que l’intérêt pour la voix vient directement de celui pour la musique. Pour mon père, c’était surtout la qualité du son, de la sonorité. En fait, dans Une voix sans personne, cette voix d’enfant, de jeune fille, doit être cristalline. Dans l’A.B.C. de notre vie, au contraire, il a voulu différencier les voix par leur sonorité, par leur poids, ce qui montre qu’il s’agit d’un fait musical, non pas seulement d’une question d’écriture mais bien d’audition. L’importance de la voix revient aussi dans ces objets emblématiques des pièces tardiviennes, qui sont par exemple la radio ou le haut-parleur, de véritables voix sans personne qui agissent sur l’espace scénique et qui questionnent : que l’on songe par exemple au Guichet.
F.L. Finalement on rejoint la parole, du latin parabola, à la fois « parabole » ou « proverbe » et « comparaison », « similitude », dont la valeur magique qui lui est conférée suggère le pouvoir de se mettre en relation avec l’être, de conduire à un devenir de l’être : c’est le Verbe à proprement parler. C’est la parole qui donne ainsi à voir cette « figure mythique, insaisissable et protéiforme qu’est le Réel », comme l’écrit Tardieu : en même temps que l’auteur interroge le déficit du langage ou le « défaut des langues », la parole contribue à démasquer le vide ontologique qui habite la réalité. Ces manques convergent dans l’espace troué auquel Jean Tardieu nous conduit : un creux qui se donne à voir, par exemple, dans De quoi s’agit-il ?, percé par les méprises et les malentendus. À ce propos, l’exemple le plus frappant reste sans doute Finissez vos phrases, pièce où l’absence d’intrigue est exaspérée par un dialogue ne comprenant que des phrases inachevées, suggérant cet indicible (ce qu’on ne sait pas comment dire et que l’on ne peut pas dire) qui fait le mystère de l’instrument linguistique : Tardieu écrit « les mots dont je rêve n’existent pas » ; Beckett écrit L’innommable et, se demandant comment dire le réel, il conclut qu’il faut procéder « par pure aporie ou bien par affirmations ou par négations infirmées au fur et à mesure, ou tôt ou tard ».
A.T.T. Oui, c’est dans le sentiment du défaut des langues que s’inscrit la tentative de renommer le monde pour lui donner un sens plus profond. Tardieu dénonce ce défaut tant au niveau de la recherche formelle qu’au niveau de la représentation : le questionnement sur le langage devient une interrogation sur le réel, en s’objectivant dans le vide qu’on laisse volontairement ouvert sur la scène théâtrale.
F.L. Que l’on songe à ce propos à la tentative radicale explorée par la courte pièce de Beckett, Quad, écrite pour la télévision en 1980, où tout l’espace scénique se concentre autour d’un vide central. Dans un silence angoissant, quatre acteurs avec des tuniques à capuchons parcourent le quadrilatère autour de cet espace : ils comptent les pas et évitent le centre, en faisant attention à ne pas se croiser.
Dans la dramaturgie tardivienne, ce vide scénique, linguistique et ontologique se montre à travers le rôle accordé aux objets sur la scène, traduisant « le vertige de l’inépuisable vide ». L’objet incarne l’absence, le vide, le creux ; plus les objets s’accumulent sur l’espace scénique, plus ils font ressentir cette angoisse. Comme l’écrit Ionesco, « le trop de présence des objets exprime l’absence spirituelle. Le monde me semble tantôt lourd, encombrant, tantôt vide de toute substance, trop léger, évanescent, impondérable ». L’on pense tout de suite au rhinocéros ou aux chaises des pièces homonymes, doués d’une présence visuelle et sonore, qui encombrent et étouffent l’espace sans arriver pourtant à annuler la sensation du vide.
À propos des Chaises de Ionesco, il y a une anecdote à la fois drôle et emblématique, traduisant une angoisse familière aux artistes de la période : pourriez-vous nous raconter ce qui s’est passé à cette occasion ?
A.T.T. Dans les années cinquante, on parlait beaucoup de Jean Tardieu comme auteur dramatique, mais c’était une période où il avait également publié Monsieur Monsieur, ce qui lui avait garanti une certaine notoriété. À l’époque, Ionesco commençait à écrire, à se faire connaître, à être joué dans les théâtres, mais il n’était pas aussi célèbre … seulement après, sa célébrité a dépassé celle de mon père. Voilà ce qui s’est passé : un jour ils se rencontrent dans la rue, ils se saluent très amicalement et, comme toujours – je le sais parce que je rencontrais très souvent les amis de mon père –, ils se racontent leur difficulté à écrire, leur recherche. Par exemple, son ami le poète André Frénaud lui disait parfois : « je n’ai rien écrit depuis quinze jours. C’est terrible ! », comme pour le tenir au courant de sa souffrance. Quand mon père n’écrivait pas, c’était comme s’il était malade, il se sentait vraiment mal. Ce sont les tortures dont il parlait parfois. Au contraire, lorsqu’il avait un ouvrage en train, il y avait quelque chose qui le rendait heureux. Bref, mon père dit à Ionesco : « Je viens de faire une sorte de folie : j’ai écrit une pièce où il n’y a pas de personnages du tout. Il n’y a pas de personnages, et il y a seulement des fauteuils en scène ». Ionesco pâlit et dit : « Moi j’ai fait une pièce où il n’y a que des chaises en scène ». Cela finit par un éclat de rire, mais le pauvre Ionesco était tout déconfit.
F.L. L’effort dramaturgique de Tardieu s’insère dans un contexte culturel de grande vitalité – il suffit de penser aux dramaturges de l’absurde, au ferment existentialiste, aux expérimentations des nouveaux romanciers et de l’Oulipo dans le domaine de la prose – et il a traversé plusieurs générations. Quels étaient les milieux qu’il aimait fréquenter et les contacts qu’il tenait ? Est-ce qu’il s’intéressait aux nouveautés introduites dans la scène théâtrale européenne outre que française ?
A.T.T. D’un côté on ne peut pas parler d’un vrai milieu, de l’autre il fréquentait ce qu’on pouvait quand-même considérer comme un groupe d’artistes, selon un choix dicté par les affinités. C’étaient assez souvent ceux qui tournaient autour de Gallimard. Mais il avait des amis très chers avec lesquels il avait une relation personnelle profonde, comme André Frénaud ou le peintre Jean Bazaine. De même, il était lié d’un rapport très affectueux avec Albert Camus, Jean Tardieu l’a beaucoup apprécié à la fois comme homme et comme écrivain. Il a dit qu’il se sentait très proche de L’Étranger. Le fait d’être étranger à soi-même, c’est un sentiment qui revient dans sa poésie, surtout pendant les premières années de sa production. Et puis, parmi les gens avec qui il était en rapport d’amitié profonde, il y avait Ionesco. Je l’ai vu très souvent à la maison, je m’en souviens très bien.
Jean Tardieu a très longtemps suivi la production théâtrale française et étrangère mais il a cessé de le faire quand il a commecé à écrire pour le théâtre, non pour lui-même, mais dans le but d’être joué.
F.L. Venons maintenant au comique, ce comique qui gît au fond de la vision tragique du moyen expressif et qui constitue l’une des préoccupations esthétiques fondamentales de Tardieu. Ses pièces, souvent courtes, en un acte, montrent une situation quotidienne, dont la banalité est accrue par des dialogues qui semblent conventionnels (une conversation mondaine, etc.) ; en plus, elles sont structurées autour de mots « choisis au petit bonheur », par lesquels l’effet tragique d’incohérence est masqué par un ressort comique garanti par la musicalité e le malentendu autour de mots en assonance :
A.T.T. Pour vous répondre, je voudrais vous lire l’un des mes passages préférés d’Un mot pour un autre : « Madame : Chère, très chère peluche ! Depuis combien de trous, depuis combien de galets n’avais-je pas eu le mitron de vous sucrer !
Madame de Perleminouze : Hélas ! chère ! J’étais moi-même très, très vitreuse ! Mes trois plus jeunes tourteaux ont eu la citronnade, l’un après l’autre. Pendant tout le début du corsaire, je n’ai fait que nicher des moulins, courir chez le ludion ou chez le tabouret, j’ai passé des puits à surveiller leur carbure, à leur donner des pinces et des moussons. Bref, je n’ai pas eu une minette à moi. »
Ici, par exemple, il s’agit de rendre évident que les mots ne sont pas nécessaires à la compréhension et qu’ils s’adaptent aux situations, aux personnages, aux jeux de scène etc.
F.L. Il est donc question d’une nouvelle juxtaposition des deux tensions, le tragique et le comique, d’où surgit le drame moderne : dans Notes et Contre-notes, Ionesco raconte que, dans Victimes du Devoir, il a essayé de noyer le comique dans le tragique, tandis que dans Les Chaises, il s’est efforcé d’opposer le comique au tragique pour les réunir dans une synthèse théâtrale nouvelle. Mais au fond, on ne peut pas parler d’une véritable synthèse : les deux éléments ne se fondent pas l’un dans l’autre, ils coexistent et se nient mutuellement, dans une tension perpétuelle.
C’est ainsi, dans ce comique du tragique, dans cette comédie du langage et de la vie, pour reprendre le titre de ses ouvrages, que Jean Tardieu s’est plongé insatiablement : le comique en résulte comme une forme de détachement critique et à la fois de partage humain qui a inspiré son art. Et c’est aussi le message que nous a laissé en héritage ce poète dramaturge, lequel a reçu le Grand Prix de Poésie de l’Académie française et le Grand Prix de la Société des Gens de Lettres en 1986 : son intensité et sa profondeur nous interrogent encore maintenant, nous pouvons bien dire ces mêmes jours, où sa pièce De quoi parlez-vous ? au Lucernaire et sa Comédie de la vie à l’Aktéon continuent à attirer un public engagé et enthousiaste.
A.T.T. C’est à travers le théâtre que mon père a essayé de révéler les approches différentes d’une réalité cachée, celles qu’il faut essayer de surprendre, comme il le disait. Jean Tardieu définissait aussi le théâtre comme la tentative de dégager l’humain à travers le rituel : il partait d’une histoire, d’un personnage, d’une forme et la répétait : dans ce rituel s’incorporait la vie, comme une conséquence de ce que l’on cherche sur le plan formel.
L’art a été toujours consubstantiel à sa vie : c’était une sorte de méthode thérapeutique, une façon de se délivrer et de s’accomplir soi-même, en donnant un sens à ce qui ne semble pas en avoir : « Ce qui est contradictoire est nôtre », disait-il. Et c’est peut-être celle-ci la raison de l’actualité de son théâtre.
Pour en revenir à notre point de départ, j’aimerais ajouter ceci.
L’importance primordiale pour lui de la musique et de la peinture se résume peut-être ainsi: à la musique il a emprunté le besoin de s’appuyer sur la syntaxe et sur la forme, tout en donnant son importance à la sonorité et au rythme; de la peinture il a retenu l’attitude d’un peintre qui serait frappé par l’image et par son pouvoir poétique dans le sens plus proprement étymologique de la « poesis ».
Federica Locatelli
Carlotta Contrini
Università Cattolica del Sacro Cuore, Milano
POUR CITER CET ARTICLE Federica Locatelli, Carlotta Contrini, « Entretien avec Alix Turolla- Tardieu », Nouvelle Fribourg, n. 1, juin 2015. URL : https://www.nouvelle-fribourg.com/cafe/entretien-avec-alix- turolla-tardieu/