Nous avons
Notre parole, en archipel, vous offre, après la douleur et le désastre, des fraises qu’elle rapporte des landes de la mort, ainsi que ses doigts chauds de les avoir cherchées.
Tyrannies sans delta, que midi jamais n’illumine, pour vous nous sommes le jour vieilli ; mais vous ignorez que nous sommes aussi l’œil vorace, bien que voilé, de l’origine.
Faire un poème, c’est prendre possession d’un au-delà nuptial qui se trouve bien dans cette vie, très rattaché à elle, et cependant à proximité des urnes de la mort.
Il faut s’établir à l’extérieur de soi, au bord des larmes et dans l’orbite des famines, si nous voulons que quelque chose hors du commun se produise, qui n’était que pour nous.
Si l’angoisse qui nous évide abandonnait sa grotte glacée, si l’amante de notre cœur arrêtait la pluie de fourmis, le Chant reprendrait.
Dans le chaos d’une avalanche, deux pierres s’épousant au bond purent s’aimer nues dans l’espace. L’eau de neige qui les engloutit s’étonna de leur mousse ardente.
L’homme fut sûrement le vœu le plus fou des ténèbres et c’est pourquoi nous sommes ténébreux, envieux et fous sous le puissant soleil.
Une terre qui était belle a commencé son agonie, sous le regard de ses sœurs voltigeantes, en présence de ses fils insensés.
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Nous avons en nous d’immenses étendues que nous n’arriverons jamais à talonner ; mais elles sont utiles à l’âpreté de nos climats, propices à notre éveil comme à nos perditions.
Comment rejeter dans les ténèbres notre cœur antérieur et son droit de retour ?
La poésie est ce fruit que nous serrons, mûri, avec liesse, dans notre main au moment même qu’il nous apparaît, d’avenir incertain, sur la tige givrée, dans le calice de la fleur.
Poésie, unique montée des hommes, que le soleil des morts ne peut assombrir dans l’infini parfait et burlesque.
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Un mystère plus fort que leur malédiction innocentant leur cœur, ils plantèrent un arbre dans le Temps, s’endormirent au pied, et le Temps se fit aimant.
René Char, La Parole en archipel