Agathe Novak-Lechevalier, Houellebecq, l’art de la consolation (2018)
Malgré son incontestable succès de public, Michel Houellebecq n’a jamais réussi à s’affirmer dans le milieu académique français. La plupart des spécialistes ont souvent donné une lecture superficielle de son œuvre, en se conformant aux avis hâtifs de la presse ou, pire, aux polémiques et aux scandales suscités par certains de ses ouvrages. C’est le cas, notamment, de Plateforme (2001) et de Soumission (2015).
Dans ce cadre, Agathe Novak-Lechevalier, maître de conférence à l’Université de Paris-Nanterre, est l’une des rares universitaires qui, par ses travaux, a essayé de réhabiliter l’image de cet auteur, si vitupérée par la critique française. Parmi ses précédents ouvrages, nous rappelons en particulier l’édition du « Cahier de L’Herne » consacrée justement à Michel Houellebecq en 2017. Par son dernier livre, Houellebecq, l’art de la consolation, publié chez Stock en octobre 2018, elle propose une interprétation novatrice de l’œuvre houellebecquienne, en repérant dans la notion de consolation un élément-clé capable de résumer la spécificité de son écriture. Avant d’avancer et de soutenir son hypothèse, Novak-Lechevalier démantèle les étiquettes négatives généralement associées à Houellebecq par la critique et par la presse, notamment celle d’auteur « déprimiste ». Ce terme a été forgé par Jean-Marie Rouart du Figaro littéraire lors de la parution en 1998 des Particules élémentaires et appliqué aussi à d’autres romanciers contemporains, tels que Virginie Despentes et Jean-Marie Le Clézio. Il désigne la façon dont certains romans, en opérant une rupture par rapport à la tradition littéraire précédente, exprimeraient une forme de « désespérance dans laquelle a disparu toute aspiration à un idéal », à travers une écriture qui repose « sur une ‘dénégation assumée et proclamée de l’art’ »[1]. Novak-Lechevalier critique ouvertement cette définition, qui réduit l’œuvre houellebecquienne (et, par conséquent, la littérature en général) au discours qu’elle tient sur la réalité et à l’expression de « la psyché contrariée de son auteur » (p. 24). Selon la spécialiste, bien qu’en effet la vision de l’auteur soit effectivement traversée par la souffrance et par le désespoir, son écriture, notamment poétique, se présente comme une « structure » (p.22) capable de l’emporter sur la douleur et de viser, sans jamais l’expliciter, à une véritable forme de consolation.
Le livre se compose de deux parties. Dans la première, l’autrice présente la production de Houellebecq à l’aune des multiples polémiques suscitées par ses romans et réfute, par des références ponctuelles aux textes, les définitions stéréotypées qu’au fil des années la critique a données de Houellebecq (comme par exemple celle de cynique, de néo-réactionnaire, d’auteur soumis aux lois du marché éditorial, de nihiliste et d’écrivain sans style).
Après avoir restitué une plus juste image de l’écrivain, dans la deuxième partie Novak-Lechevalier avance une interprétation personnelle de son œuvre à la lumière du concept de consolation. D’abord, elle propose un bref encadrement historique, en identifiant les moments saillants dans le développement de cette notion au cours des siècles. La référence principale de l’autrice, sur laquelle elle fonde son argumentation, c’est le texte de Michaël Fœssel Le Temps de la consolation (2015) : dans cet ouvrage, le philosophe interroge le lien particulier de la consolation avec la modernité, qui entretient un rapport tout à fait singulier avec la douleur : à l’époque de la consommation, en fait, la douleur est le sentiment improductif par excellence. Plus spécifiquement, la modernité impose au travail de deuil des rythmes accélérés, qui cacheraient au fond une volonté de nier la souffrance. Novak-Lechavalier partage avec Fœssel la nécessité de repenser le besoin de consolation contemporain en le transformant en un « ‘instrument critique’, intrinsèquement subversif », qui jette « un regard intransigeant sur le réel » (p. 99). Cet instrument, pour l’autrice, est bien incarné par l’écriture de Houellebecq. Après cet excursus théorique, l’autrice se plonge dans la production houellebecquienne, interprétée à partir de cette notion : en premier lieu, elle lit l’un de premiers textes de Houellebecq (Rester vivant, 1991) comme un véritable traité de la consolation, visant à accueillir et à exprimer la douleur et le malheur du monde sans les renier ; ensuite elle considère l’attention que Houellebecq met dans l’analyse sociologique et des milieux non (ou peu) représentés en littérature jusque là (la boîte de nuit, le supermarché, etc.) : ceux-ci seraient moins des marques de réalisme – qui le rapprocheraient d’ailleurs à d’autres auteurs de la tradition française, comme Balzac, terme de comparaison employé plusieurs fois par l’autrice – que des éléments nécessaires pour décrire la spécificité de la douleur contemporaine. La prise de conscience de l’impossibilité d’employer de vieux modèles de consolation – comme le modèle stoïcien ou chrétien – pour faire face à la souffrance, conduit Novak-Lechevalier à considérer la littérature comme le seul instrument de consolation valable à notre époque aux yeux de Houellebecq ; ceci, en raison de sa capacité de contraster l’individualisme contemporain à travers la création d’un rapport étroit avec le destinataire. La construction de cette relation intime entre l’auteur et le lecteur serait ainsi au cœur de l’écriture de Houellebecq, qui renoue ce lien à travers des stratégies formelles spécifiques, toutes analysées dans le volume (notamment, ce sont le comique, le pathos et l’emploi de la poésie comme instrument d’empathie).
Dans cette tentative d’opposition à la souffrance à travers la compassion « littéraire », la poésie joue, selon l’autrice, un rôle fondamental : elle constitue l’âme et la visée ultime de sa production – car Houellebecq, il faut le rappeler, est avant tout poète – puisque la poésie est un instrument puissant d’action sur le monde et le seul abri possible à la désolation contemporaine. Toute l’écriture de Houellebecq tendrait en effet vers la poésie. Ainsi l’autrice repère-t-elle dans ses romans tous les expédients qui font pénétrer la poésie aussi dans les mailles de la prose. Elle met l’accent, par exemple, sur l’importance de la fin des romans houellebecquiens, lieu privilégié de l’apparition des expédients poétiques (attention au rythme, présence d’alexandrins cachés, isolement des phrases, musicalité). Dans le choix de clore une prose poétiquement, Novak-Lechevalier voit la volonté d’amener le lecteur à dépasser tout principe rationnel de non-contradiction, en partageant la conception de la philosophie de Jean Cohen, référence constante de Houellebecq. Selon cette dernière, l’art poétique vise à produire un discours alogique où « toute possibilité de négation est suspendue » (p. 242) ; par un « sursaut salvateur et épiphanique » (p. 268) cette tension poétique pousse le lecteur à une conversion du regard, en dévoilant « la partie absente, l’autre du vide contemporain » (p. 273) qui devrait le conduire vers une possibilité non rationnelle (mais poétique) de délivrance, dernière signification de la consolation chez Houellebecq.
Silvia Cucchi
Université Sorbonne Nouvelle – Paris III
Pour citer cet article: Silvia Cucchi, « Agathe Novak-Lechevalier, Houellebecq, l’art de la consolation (2018) », Nouvelle Fribourg, URL: https://www.nouvelle-fribourg.com/musee-gutenberg/agathe-novak-lechevalier-houellebecq-lart-de-la-consolation-2018/
NOTES
1 « Une littérature de rupture », entretien de Jean-Claude Lebrun avec Jean-Marie Rouart, magazine en ligne Regards.fr, 1 février 1999.