La Cantatrice chauve : théâtre, anti-théâtre ou spectacle du monde
de Federica Locatelli -
C’est avec très peu de soutien que Nicolas Bataille met en scène en mai 1950, La Cantatrice chauve, première pièce d’un écrivain qui ne se voulait pas dramaturge : Eugène Ionesco. Si l’oeuvre rencontre d’abord peu d’écho – par la suite elle détiendra le record absolu de longévité à Paris, paraissant en continu à l’affiche du théâtre de la Huchette depuis 1957 –, elle a assisté à ses propres répercussions sur la scène internationale. La pièce de Ionesco a en effet posé les fondements de la dramaturgie moderne, où le tragique coïncide avec le comique et même, réside désormais en lui : « le comique étant l’intuition de l’absurde », écrit l’auteur, « il me semble plus désespérant que le tragique. Le comique est tragique, et la tragédie de l’homme dérisoire ».
En expliquant son propos, l’artiste montre comment les deux tensions coexistent naturellement et comment il suffit très souvent d’« un léger coup de pouce, [d’] un glissement imperceptible et l’on se retrouve dans le tragique »[1]. Il s’ensuit que La Cantatrice chauve représente et semble sur le point de résoudre cette dichotomie ancestrale entre le tragique et le comique, en montrant leur dépendance et leur négation mutuelles, leur réciprocité et leur opposition. Toute l’esthétique ionescienne est là, comme on le voit dans l’extrait qui suit :
J’ai tenté, dans Victimes du Devoir, de noyer le comique dans le tragique ; dans Les Chaises, le tragique dans le comique ou, si l’on veut, d’opposer le comique au tragique pour les réunir dans une synthèse théâtrale nouvelle. Mais ce n’est pas une véritable synthèse, car ces deux éléments ne se fondent pas l’un dans l’autre, ils coexistent, se repoussent l’un l’autre en permanence ; se mettent en relief l’un par l’autre ; se critiquent, se nient mutuellement, pouvant constituer ainsi, grâce à cette opposition, un équilibre dynamique, une tension.[2]
Ce théâtre du tragi-comique, ou mieux du comique du tragique, est « très simple […] visuel, primitif » : il assume le culte des images qui animait Charles Baudelaire (« Glorifier le culte des images, ma grande, mon unique, ma primitive passion », Mon cœur mis à nu), il donne à voir, il a le courage d’observer et de montrer. C’est un spectacle, au sens étymologique du mot, à savoir « ce qui s’offre aux regards, ce qui est susceptible d’éveiller des réactions ». Il répond ainsi à cette esthétique de l’éblouissement et de la stupéfaction que Peter Brooks attribue à la spécificité du mélodrame[3], dont la Cantatrice chauve se nourrit d’ailleurs. Selon les aveux d’un auteur qui a longtemps réfuté le théâtre, l’art dramatique serait le lieu propice à l’expression d’un étonnement quasi mystique, épiphanique, celui que l’on ressent aussi, quotidiennement, face à la nature anodine et tragique de l’existence :
Je plonge dans cet étonnement. L’univers me paraît alors infiniment étrange, étrange et étranger. A ce moment, je le contemple, avec un mélange d’angoisse et d’euphorie ; à l’écart de l’univers, comme placé à une certaine distance, hors de lui ; je regarde et je vois des images, des êtres qui se meuvent, dans un temps sans temps, dans un espace sans espace, émettant des sons qui sont une sorte de langage que je ne comprends plus, que je n’enregistre plus. “Qu’est-ce que c’est que cela ?”, je me demande, “qu’est-ce que cela veut dire ?”, et de cet état d’esprit que je sens être le plus fondamentalement mien naît dans l’insolite, tantôt un sentiment de la dérision de tout, de comique, tantôt un sentiment déchirant, de l’extrême fragilité, précarité du monde, comme si tout cela était et n’était pas à la fois, entre l’être et le non-être.[4]
On comprend peut-être mieux maintenant le sens du titre de la présente étude, qui propose trois substantifs, ‘théâtre’, ‘anti-théâtre’, ‘spectacle’ (du monde), séparés par la conjonction adversative ‘ou’. Celle-ci, employée d’habitude pour opposer deux éléments, ne suggère pas ici la nécessité d’opérer un choix à l’intérieur d’une dichotomie : entre les deux éléments qui se nient par le préfixe ‘anti’, il s’en interpose un troisième, qui apparaît comme une résolution, une possibilité autre : le « spectacle du monde », la définition que Ionesco lui-même offre de la scène théâtrale, car, à l’étonnement déjà mentionné, il faut ajouter la mission ambitieuse de vouloir résumer sur la scène la totalité, spatiale et psychique, de l’expérience humaine.
Nous nous proposons maintenant d’observer attentivement l’image qui suit, image emblématique choisie par les organisateurs pour représenter l’essence de l’exposition qui a eu lieu à la BnF en 2009, pour célébrer le centenaire de la naissance de l’artiste : on y voit Ionesco le dos tourné, mais face au monde, à la fois acteur et spectateur d’un spectacle en train de se dérouler. En tant qu’il est regardé, il observe l’univers de l’extérieur et son image s’y réfléchit en miroir, comme c’est le cas pour le personnage du Roi se meurt, Béranger Ier. De plus, son propre nom s’étale de manière à être visible de loin, occupant tout l’espace visuel où il se décompose en se reconstituant, en acquérant des formes nouvelles telles que l’ ‘o-œuf’, promesse d’une nouvelle naissance. Il s’ensuit que l’ambition ultime de l’art de Ionesco est de questionner le monde et d’interroger son identité d’homme, en transformant la matière, de nature linguistique, qui compose leurs relations.
Comme le suggère l’image, le langage doit être considéré comme le protagoniste véritable de ce tragique-comique de l’art ionescien, susceptible de ‘faire spectacle’, voire de donner à voir, de révéler l’essence du monde, à savoir cette « étrange épiphanie de l’insolite universel » dont a traité Ionesco en 1976, lors d’un entretien accordé au critique Roger Bensky. Laura Pavel a bien résumé le contenu et l’ambition de l’art ionescien qui se condense dans La Cantatrice chauve :
détaché du monde, Ionesco a la sensation que celui-ci s’éloigne dès qu’il le regarde, que les hommes se meuvent dans un espace atemporel, qu’ils parlent un langage incompréhensible – d’où ce sentiment d’insolite.[5]
Nous allons maintenant entrer de plus près dans l’analyse, en commençant par un bref passage tiré du Game of Logic de Lewis Carroll, publié en février 1887 : « No bald person needs a hair-brush ; No lizards have hair. No lizards needs a hair-brush ». Cette phrase à l’apparence étrange touche en fait le cœur de la question : au-delà de l’allusion à la calvitie et de l’ironie étalée qui éclatent aussi dans le moment-clef de la pièce de Ionesco, nous voyons se profiler les dynamiques du « jeu de la logique » au moyen duquel le mathématicien de la Christ Church d’Oxford bouleverse les conventions langagières. En s’appuyant sur la technique rhétorique du syllogisme, Carroll interroge la logique inhérente au langage : il donne à voir comment on peut s’exprimer d’une manière cohérente et formellement impeccable pour communiquer le vide, ou le non-sens. André Breton, lecteur attentif de l’auteur de The Game of Logic, écrit à ce propos :
Le nonsense dans Lewis Carroll demeure dans la contradiction profonde de l’âme humaine. La pensée, placée face à un obstacle insurmontable, peut trouver une voie de fuite idéale dans un langage logique et absurde.
La question éthique et la question linguistique forment ainsi la pierre angulaire de cette dramaturgie moderne[6], connue sous les différentes dénominations de ‘théâtre de l’absurde’[7], ‘nouveau théâtre’ ou ‘anti-théâtre’. Sa naissance est notoirement circonscrite autour des années cinquante : plus précisément entre la première représentation de La Cantatrice chauve, un après-midi du début de mai 1950, au Théâtre des Noctambules – la soirée était réservée à l’Exception et la Règle de Bertolt Brecht – et la mise en scène d’En attendant Godot de Beckett en 1953. Toutes ces définitions qui ont été attribuées à la production dramaturgique du siècle passé ne sont que des étiquettes qui peuvent difficilement résumer la diversité des ambitions et des réalisations – « how can such a label be justified ? » écrit Martin Esslin.
S’il faut donner une définition, il convient de se mettre à l’écoute des créateurs mêmes de ce théâtre, Ionesco, Beckett et Adamov, qui ont nié formellement la notion générique d’absurde pour se focaliser sur la nature profonde de leur production, qui serait la dérision et l’auto-dérision : « Je n’ai pas écrit de théâtre de l’absurde », affirme Ionesco, mais un « théâtre de la dérision ». Beckett lui-même précise : « Je n’ai jamais été d’accord avec cette notion de théâtre de l’absurde ». Ce théâtre trouverait ainsi son origine dans la lucidité de la dérision, grâce à sa nature contestataire et novatrice, à ses contenus tragi-comiques, à l’hybridation de ses personnages, à l’originalité de sa langue et au choc provoqué par ses techniques structurelles et spectaculaires[8]. Il aura cependant des ressources et des réalisations différentes au niveau de la recherche et de l’expérimentation dans chacun des cas.
Eugène Ionesco s’est donné pour but d’attaquer les conventions sociales et culturelles de l’intérieur, en renouvelant l’art dramaturgique au moyen des instruments du théâtre canonique même, en les interrogeant, en les bouleversant, en les poussant jusqu’au paroxysme, ce qui permet à l’auteur de les régénérer en les dotant d’une liberté nouvelle : « Une parodie de théâtre est encore plus théâtre que du théâtre direct, puisqu’elle ne fait que grossir et ressortir caricaturalement ses lignes caractéristiques »[9]. L’ambition a été donc de renouveler et de refonder l’art dramatique de l’intérieur, et, à partir de ses mêmes constituants traditionnels, d’offrir un nouveau spectacle du monde dans lequel l’affirmation et le refus, l’ordre et le chaos voient leurs contradictions s’atténuer et commencent à coexister :
Théâtre abstrait. Drame pur. Anti-thématique,
anti-idéologique, anti-réaliste-socialiste, anti-philosophique,
anti-psychologique de boulevard, anti-bourgeois, redécouverte d’un nouveau théâtre libre. C’est-à-dire libéré.[10]
Nous lisons ici, en négatif, une série de définitions marquées par la réitération de ce préfixe ‘anti’ qui accompagne l’entreprise ionescienne : il s’agit du seul moyen offert à l’écrivain pour s’approcher du but de sa quête artistique, dont la fonction est de suggérer l’idée qu’aucune définition affirmative ne pourra jamais être donnée du mystère de l’existence humaine, car l’univers aussi bien que l’homme sont si profondément complexes que toute tentative de les expliquer se solderait par un échec. Comme il écrit à propos de La Cantatrice chauve, « Si je comprenais tout, bien sûr, je ne serais pas ‘comique’ »[11].
Bien conscient de ces limites, l’artiste déclare ainsi avec certitude ce que la scène théâtrale ne doit et ne veut pas être : elle ne veut pas être un reflet de la vie quotidienne en tant que telle, elle ne veut pas ‘s’engager’ comme le théâtre idéologique à la manière brechtienne ou le théâtre didactique, à thèse, ou encore elle refuse la psychologie, en poussant le sentimentalisme à son point extrême de rupture : « Éviter la psychologie ou plutôt lui donner une dimension métaphysique. Le théâtre est dans l’exagération extrême des sentiments, exagération qui disloque la plate réalité quotidienne »[12].
Pour Ionesco, la scène doit devenir libre, ou mieux elle doit être libérée de toute définition a priori : elle doit devenir pure au moyen d’une épuration de l’intérieur, à partir de ses éléments constitutifs :
– de l’intrigue et de ses paramètres spatio-temporels (« Intrigues et actions dénuées d’intérêt ») ;
– de l’idée et de la fonction du personnage (« Personnages sans caractères. Fantoches. Êtres sans visage ») ;
– des catégories esthétiques du tragique et du comique (« Burlesque poussé à son extrême limite »)
– du langage, qui la cible véritable de l’entreprise (« Mots sans suite et dénués de sens »).
C’est proprement le langage que nous verrons se rattacher à la catégorie dite de l’absurde, mais au sens étymologique de ce qui est absurdus : il doit être entendu comme ce qui est sourd, ce qui n’est plus capable de produire ou d’entendre aucun son : ce qui est nié ici, c’est sa nature même d’instrument d’expression et de réception.
- Intrigues dénuées d’intérêt
Toute intrigue, toute action particulière est dénuée d’intérêt. Elle peut être accessoire, elle doit n’être que la canalisation
d’une tension dramatique, son appui, ses paliers, ses étages. Il faut arriver à libérer la tension dramatique sans
le secours d’aucune véritable intrigue, d’aucun objet particulier.[13]
L’intrigue se définit comme la combinaison de circonstances et d’incidents, l’enchaînement d’événements qui forment le nœud de l’action. Elle doit être approchée à partir d’une analyse des paramètres spatio-temporels dans lesquels elle est encadrée. Nous verrons comment l’intrigue à proprement parler est détruite dans ses éléments constitutifs ; la cohérence de la pièce ne sera garantie qu’à travers la récurrence des thématiques-clés, comme celle du feu dont la valeur métaphorique est évidente, et de certains constituants significatifs de l’art théâtral, notamment ceux qui appartiennent au genre du mélodrame.
Si l’on observe le cadre spatio-temporel dans lequel La Cantatrice se déploie, on remarque que cette anti-pièce semble respecter la règle de l’unité aristotélicienne des tragédies classiques : l’action se déroule en effet dans les vingt-quatre heures établies pour le respect de la vraisemblance et elle ne sort pas du lieu fermé choisi. Cela étant, l’insolite s’insinue toujours dans un ordre apparent.
D’une part, en ce qui concerne le cadre temporel, les dialogues entre les personnages ainsi que les indications scéniques établissent une temporalité autre : c’est le cas du dialogue entre les Smith à propos de Bobby Watson, décédé il y a deux ans, dont l’enterrement a été célébré l’année passée et de la mort duquel on parle depuis trois ans ou de la célèbre pendule anglaise qui sonne les temps à sa guise : dix-sept coups anglais, sept fois, 2-1 ou qui parfois ne sonne pas du tout, se vengeant en quelque sorte du temps qui rend absurde la vie humaine.
Mme Smith : Tiens, il est neuf heures. […]
La pendule sonne sept fois. Silence. La pendule sonne trois fois. Silence. La pendule ne sonne aucune fois. […]
La pendule sonne cinq fois. Un long temps. […]
Court silence. La pendule sonne deux fois.
D’autre part, les indications spatiales font du décor le type même d’un intérieur anglais encore plus que bourgeois :
Intérieur bourgeois anglais, avec des fauteuils anglais. Soirée anglaise. M. Smith, Anglais, dans son fauteuil et ses pantoufles anglais, fume sa pipe anglaise et lit un journal anglais, près d’un feu anglais. Il a des lunettes anglaises, une petite moustache grise, anglaise. À côté de lui, dans un autre fauteuil anglais, Mme Smith, Anglaise, raccommode des chaussettes anglaises. Un long moment de silence anglais. La pendule anglaise, frappe dix-sept coups anglais.
Si, d’une part, la répétition obsédante de l’épithète fournit la cohérence de la dimension spatiale, de l’autre elle dénonce la vacuité des conventions dans lesquelles s’insèrent les rapports humains ; l’ironie soutenant le rapport entre l’adjectif et son référent (le silence, les coups) détruit de l’intérieur à la fois le classicisme de l’unité spatiale et le rapport entre les mots et la réalité visible. Cette ‘dérision’ se répand ainsi à l’intérieur d’un univers familier dont les règles et le contenu sont bouleversés.
De plus, la spécificité du décor choisi réside d’une part dans la clôture de l’ambiance, typiquement ionescienne, et d’autre part dans la saturation de ce même espace clos par une prolifération obsédante d’objets, qui rappelle la technique des nouvelles d’Edgar Allan Poe. Ces objets acquièrent le statut de personnages, agissent, se multiplient et envahissent la scène : c’est le cas de la pendule de la Cantatrice chauve, des chaises ou des rhinocéros des pièces homonymes, porteurs d’un message que les mots ne contiennent plus ou du moins éludent :
Le trop de présence des objets exprime l’absence spirituelle. Le monde me semble tantôt lourd, encombrant, tantôt vide de toute substance, trop léger, évanescent, impondérable.[14]
Dans une lettre adressée à Sylvain Dhomme à propos des Chaises, Ionesco évoque un lieu où « les chaises, les décors, le rien se mettraient à vivre inexplicablement » et acquerraient cette vie que les personnages humains semblent avoir perdue. Les choses les dépassent littéralement : rappelons-nous par exemple les champignons qui grandissent à vue d’œil dans l’appartement d’Amédée (Amédée ou comment s’en débarrasser), ou le visage aux trois nez de la fiancée de Jacques (Jacques ou la soumission).
Tragique et comique fusionnant toujours, le revers de la médaille de cette prolifération est l’installation du vide, jusqu’à la mort même des personnages, engloutis par la matière.
- Personnages sans caractère. Fantoches
Personnages sans caractères. Fantoches.
Êtres sans visage. Plutôt : cadres vides
auxquels les acteurs peuvent prêter
leur propre visage, leur personne, âme, chair et os.[15]
L’exaspération de Ionesco face aux intrigues narrées se retrouve aussi à la base de la création des personnages à mettre sur la scène. L’auteur choisit de les pousser aux « limites du vrai et du vraisemblable, afin d’arriver à quelque chose qui soit plus vrai que la vie elle-même », car le théâtre, comme nous l’avons déjà dit, se veut cette image amplifiée de la vie.
Si l’on se réfère à la définition offerte par Ionesco dans la pièce même, les personnages ne sont que des fantoches, des êtres dépourvus de visage, donc d’identité : pour mieux dire, comme l’auteur le spécifie, ils ne sont que des cadres à remplir par les acteurs dans l’hic et nunc de la scène. L’anti-pièce ionescienne commence ainsi avec une liste assez conventionnelle des rôles : deux couples mariés, une bonne et un pompier, figures comiques de la dramaturgie moderne comme l’était le médecin classique. Le manque d’épaisseur psychologique des personnages apparaît d’emblée dans le simple fait que le nom propre, marque de l’individualité, est vidé de toute caractérisation unique ; la banalité du choix est poussée à l’extrême, avec pour seule caractéristique de signaler une origine anglaise. Cette crise du nom propre touche à son comble dans le personnage, seulement mentionné, de Bobby Watson au cours d’un dialogue entre les Smith dans la cinquième scène ; ce nom renvoie à plusieurs membres de la même famille, rendant toute communication impossible de par la déstabilisation du rapport référentiel.
Le point culminant de la crise identitaire est notoirement représenté par le monologue de la bonne, toujours dans la cinquième scène : Mary, qui est le seul personnage à oser s’adresser directement au public (« Je puis donc vous révéler un secret »), en mettant en crise l’illusion dramaturgique, explicite à la première personne l’incertitude quant à l’unicité individuelle : après avoir insinué le soupçon sur Donald et Elizabeth, elle déclare être à la fois Mary et Sherlock Holmes, femme et homme, présent et passé, réalité et fiction.
Tout cela à l’intérieur d’un discours argumentatif à la logique évidente, où les ‘épreuves’, ‘argumentations’ et ‘théories’, se structurent sur la base d’une progression syntaxique parfaitement cohérente : comme chez Lewis Carroll, l’insolite s’insinue dans ces trous que la logique essaie de boucher.
- Mots sans suite et dénués de sens
Dans les mots sans suite et dénués de sens qu’ils prononcent, ils peuvent mettre ce qu’ils veulent,
exprimer ce qu’ils veulent, du comique, du dramatique, de l’humour, eux-mêmes, ce qu’ils ont de plus qu’eux-mêmes.[16]
Comme nous allons le montrer maintenant, chez Ionesco le logos en tant que pensée se dissocie du logos en tant que langage : si le premier permet de construire des structures de pensée, le langage, qui les utilise, accomplit une action destructrice qui entame le rapport entre la parole et l’action, au détriment de toute référentialité et de toute tentative d’articuler une argumentation valide. Cet usage détourné du langage trouve sa légitimation dans la justesse du raisonnement, qui est pourtant compromise par des contradictions ouvertes et absurdes.
De nombreux passages attestent le recours de Ionesco aux procédés logiques, tels que le principe du tiers exclu : cette structure impose que, si l’on donne une proposition P et sa proposition contraire non–P, il faut obligatoirement choisir l’une des deux, en excluant toute alternative. Ionesco contredit ouvertement ce principe :
MADAME MARTIN :
Oh, Monsieur, à votre âge, vous ne devriez pas.
Silence.
MONSIEUR SMITH :
Le cœur n’a pas d’âge.
Silence.
MONSIEUR MARTIN : C’est vrai.
Silence.
MADAME SMITH :
On le dit.
Silence.
MADAME MARTIN :
On dit aussi le contraire.
Silence.
MONSIEUR SMITH :
La vérité est entre les deux.
Silence.
MONSIEUR MARTIN :
C’est juste.
Silence
Selon ce dialogue le cœur n’a pas d’âge, puis le contraire ; enfin, une troisième opinion pourrait être vraie. Le principe du tiers exclu est complètement subverti par le langage qui remplit ses cases. Un autre exemple éclatant est fourni à propos du principe de non-contradiction, qui est démenti à plusieurs reprises dans les indications scéniques :
MME SMITH :
Monsieur le Capitaine, puisque vous nous avez aidés à mettre tout cela au clair, mettez-vous à l’aise, enlevez votre casque et asseyez-vous un instant.
LE POMPIER :
Excusez-moi, mais je ne peux pas rester longtemps. Je veux bien enlever mon casque, mais je n’ai pas le temps de m’asseoir. (Il s’assoit, sans enlever son casque.) Je vous avoue que je suis venu chez vous pour tout à fait autre chose. Je suis en mission de service.
Ou encore :
MME SMITH (tombe à ses genoux en sanglotant ou ne le fait pas) :
Je vous en supplie.
La forme théâtrale permet de mettre en évidence ce conflit entre les mots et l’action qui suit – ce qui est décrit et ce qui se passe réellement. C’est dans cette impasse que le langage devient un agent destructeur : véritable protagoniste de la dramaturgie ionescienne, il fait éclater sur scène une impossibilité universelle de la communication.
Cette crise de la communication se manifeste à tous les niveaux du langage, à partir de sa fonction générale : les réalités de référence – ensembles de données qui devraient être du moins partiellement partagées par les interlocuteurs – ne se correspondent pas, non plus que le terrain de la mémoire (compromission des deux plans de correspondances, horizontal aussi bien que vertical). Notamment, les Martin ne se reconnaissent même pas, puisqu’ils ne partagent aucune mémoire. Ajoutons à ceci le manque de connexion sémantique entre les différentes sections ou parties du texte et l’absence d’informations apportées par l’échange communicatif. Tous ces aspects amènent à la surface la crise du langage, qui n’est plus qu’un amas de sonorités dispersées dans un flux insensé. De plus, Ionesco attaque la réalité même qui devrait servir de référent pour le langage : celui-ci ne fait que réfléchir l’incohérence du monde, dominé par l’absence de liens logiques entre ses parties.
Cette vision, bien que pessimiste, se propose comme une nouvelle vision du monde, exprimée par le langage :
Mais s’attaquer à un langage périmé, tenter de le tourner en dérision pour en montrer les limites, les insuffisances ; tenter de le faire éclater, car tout langage s’use, se sclérose, se vide : tenter de le renouveler, de le réinventer ou simplement de l’amplifier, c’est la fonction de tout « créateur » qui par cela même, ainsi que je viens de le dire, atteint le cœur des choses, de la réalité, vivante, mouvante, toujours autre et la même à la fois. […] Renouveler le langage c’est renouveler la conception, la vision du monde.[17]
De ce point de vue, le moment culminant de tension est représenté par la scène finale du drame, où le langage se décompose dans ses sonorités en articulant, au moyen du tissu phonétique, la dispersion sémantique mise en scène par Ionesco. Nous assistons à la répétition de certains phonèmes, comme k/ka, reproduisant une idée d’étouffement, à des passages abrupts d’un mot à l’autre à l’aide de la simple suppression ou à l’ajout d’un phonème (cacade/cascade), à l’invention de mots à partir de sons onomatopéiques, à la variation incantatoire de certains mots se distinguant par une syllabe ou par effet d’une dérivation néologique (« Les cacaohiers des cacaohières donnent des cacahuètes pas du cacao! Les cacaohiers des cacaohières donnent des cacahuètes pas du cacao! Les cacaohiers des cacaohières donnent des cacahuètes pas du cacao!») et au jeu de paronomases autour du phonème « ou ». L’effet linguistique le plus révélateur de la crise du langage en cours se produit au moment où les mots se dissolvent complètement en devenant une série de lettres juxtaposées :
MONSIEUR SMITH :
A, e, i, o, u, a, e, i, o, u, a, e, i, o, u, i !
MADAME MARTIN :
B, c, d, f, g, l, m, n, p, r, s, t, v, w, x, z !
MONSIEUR MARTIN :
Mm, ll, cc, vv, rr, vv, mm, ll, rr, rr, zz, zz !
Le langage est désormais réduit à son état primitif : une accumulation de signes dépourvus de sens. L’éclat de violence finale entre les personnages déplace l’enjeu linguistique au niveau de l’intrigue : l’absence de communication empêche tout rapport pacifique entre les êtres humains. L’anti-langage domine ce que Ionesco, dans le sous-titre, avait justement défini comme une anti-pièce. Il s’établit une relation profonde entre celui-ci et le titre lui-même, dont la création renvoie à une anecdote qui explique très bien l’attitude de Ionesco par rapport à son travail de dramaturge. Le titre La Cantatrice chauve est le produit d’un lapsus linguae, dû à l’acteur Henri-Jacques Huet, qui jouait le rôle du pompier dans la première mise en scène. L’acteur a prononcé les mots « cantatrice chauve » au lieu d’« institutrice blonde » et Ionesco a pensé que ce titre était parfait : ce syntagme ne devait rien signifier – il revenait une fois dans la pièce – et se constituait comme un anti-titre, accompagné justement du sous-titre « anti-pièce ».
- Le burlesque à sa limite
Pousser le burlesque à sa limite. […] Faire dire aux mots des choses
qu’ils n’ont jamais voulu dire[18]
Dans un passage de Notes et contre-notes, Ionesco inclut une réflexion très intéressante à propos de sa tentative d’apprendre l’anglais grâce à l’un de ces manuels où l’étudiant est invité à recopier des phrases données afin de les apprendre par cœur. Ce qui semble n’être qu’un exercice anodin se révèle une expérience cruciale : par ces phrases, que l’auteur considère comme des « constatations profondes », il se rend compte de faits qui semblent être d’une évidence incontestée et incontestable. Il ajoute :
C’est alors que j’eus une illumination. Il ne s’agissait plus pour moi de parfaire ma connaissance de la langue anglaise. M’attacher à enrichir mon vocabulaire anglais, apprendre des mots, pour traduire en une autre langue ce que je pouvais aussi bien dire en français, sans tenir compte du « contenu » de ces mots, de ce qu’ils révélaient, c’eût été tomber dans le péché de formalisme qu’aujourd’hui les maîtres de pensée condamnent avec juste raison. Mon ambition était devenue plus grande : communiquer à mes contemporains les vérités essentielles dont m’avait fait prendre conscience le manuel de conversation franco-anglaise. D’autre part, les dialogues des Smith, des Martin, des Smith et des Martin, c’était proprement du théâtre, le théâtre étant dialogue. C’était donc une pièce de théâtre qu’il me fallait faire. J’écrivis ainsi La Cantatrice chauve, qui est donc une œuvre théâtrale spécifiquement didactique.[19]
Ionesco décide ainsi de se consacrer à l’art théâtral, qui lui donne l’occasion de partager ces « vérités surprenantes ». Cependant, le fait de les insérer dans une structure dialogique – forme dramaturgique par excellence – lui a montré que, d’incontestées et incontestables, ces vérités éclatent et se confondent l’une avec l’autre :
Les vérités élémentaires et sages qu’ils échangeaient, enchaînées les unes aux autres, étaient devenues folles, le langage s’était désarticulé, les personnages s’étaient décomposés ; la parole, absurde, s’était vidée de son contenu et tout s’achevait par une querelle dont il était impossible de connaître les motifs, car mes héros se jetaient à la figure non pas des répliques, ni même des bouts de proposition, ni des mots, mais des syllabes, ou des consonnes, ou des voyelles ! … Pour moi, il s’était agi d’une sorte d’effondrement du réel. Les mots étaient devenus des écorces sonores, dénuées de sens ; les personnages aussi, bien entendu, s’étaient vidés de leur psychologie et le monde m’apparaissait dans une lumière insolite, peut-être dans sa véritable lumière, au-delà des interprétations et d’une causalité arbitraire.[20]
Cette illumination, qui marque si profondément la carrière de Ionesco, est la prise de conscience de l’incommunicabilité du monde. Comment peut-on réconcilier ce pessimisme avec le choix du registre comique ? D’abord, pour Ionesco, le comique représente à la fois une forme de détachement et d’opposition à l’absurdité de la condition humaine si bien figurée par le mythe de Sisyphe. Ce qui est comique provoque le rire, qui est, surtout dans une salle de théâtre qui est le lieu privilégié où l’on célèbre la valeur de l’art, le signe du partage par excellence. Enfin, le comique est l’outil qui ouvre au tragique : ses dynamiques voilent les larmes par le rire et, parfois, révèlent mieux que toute autre forme d’expression la profondeur du sentiment de désespoir de l’homme face à soi-même, aux autres et au monde.
Università Cattolica del Sacro Cuore di Milano
POUR CITER CET ARTICLE Federica Locatelli, « La Cantatrice chauve : théâtre, anti- théâtre ou spectacle du monde », Nouvelle Fribourg, n. 1, juin 2015. URL : https://www.nouvelle-fribourg.com/theatre/la-cantatrice- chauve-theatre-anti-theatre-ou-spectacle-du- monde/?preview=true&preview_id=230&preview_nonce=0a7b fa18f9&post_format=standard
NOTES
1 E. IONESCO, Notes et Contre-notes, « A propos de la Cantatrice chauve », Paris, Gallimard 1966, p. 252.
2 E. IONESCO, Notes et Contre-notes, p. 61.
3 P. BROOKS, The Melodramatic Imagination. Balzac, Henry James, Melodrama and the Mode of Excess, New Haven and London, Yale University Press, 1976, et particulièrement le chapitre « The Aesthetics of Astonishment », p. 24-55.
4 E. IONESCO, Notes et Contre-notes, p. 193.
5 L. PAVEL, «Ionesco et le Mélodrame comme théâtre du miraculeux », Seine et Danube, trad. par Virgil Tănase, http://www.seine-et-danube.com/article-ionesco-et-le-melodrame-comme-theatre-du-miraculeux-de-laura-pavel-traduit-par-virgil-t-nase-70122105.html. Page consultée le 31 octobre 2014.
6 Pour un approfondissement, nous renvoyons à D. BRADBY, Le Théâtre français contemporain : 1940-1980, Presses Universitaires de Lille, 1984, p. 98.
7 Pour une définition de la catégorie de l’absurde, nous renvoyons à l’essai de M. ESSLIN, « The Theatre of the Absurd », Modern Drama, 5, 1, 1962, p. 112-114.
8 Pour un approfondissement, nous renvoyons à E. JACQUART, Le Théâtre de dérision. Beckett, Ionesco, Adamov, Paris, Gallimard 1998.
9 E. IONESCO, Notes et contre-notes, « A propos de la Cantatrice chauve », p. 253.
10 Ibid., p. 251.
11 Ibid., p. 252.
12 E. IONESCO, Notes et contre-notes, p. 60.
13 Ibid., p. 250.
14 Cf. « Ionesco, Eugène », in Encyclopaedia Universalis, 1997.
15 E. IONESCO, Notes et contre-notes, « A propos de la Cantatrice chauve », p. 251.
16 Ibid.
17 Ibid., p. 153-154.
18 Ibid., p. 252.
19 Ibid., p. 245-246.
20 Ibid., p. 247-248.