La maladie à théâtre: Molière et Jules Romains
« L’on n’a qu’à parler avec une robe et un bonnet, tout
galimatias devient savant, et toute sottise devient raison. »
Molière, Le Malade imaginaire
Le 10 février 2023 sera le 350ème anniversaire de l’une des pièces les plus importantes de Molière : Le Malade imaginaire, une comédie en trois actes. C’est l’année 1673 quand cette pièce est représentée pour la première fois au Théâtre du Palais-Royal par la Compagnie du Roi. Le jour de la première, Molière a 51 ans et il est atteint de tuberculose, une maladie qui l’amène à la mort seulement quelques heures après la mise en scène voulue par Louis XIV, le 17 février 1673.
La préparation de celle-ci coïncide avec la rupture entre Molière et Jean-Baptiste Lully, célèbre compositeur et collaborateur de Molière qui arrive à obtenir des faveurs dans la cour et à faire rendre des ordonnances qui interdisent la représentation du texte original : Molière doit ainsi changer sa pièce. Il a dû non seulement réécrire certaines parties du livret, mais aussi s’occuper de l’accompagnement musical. Malgré les menaces de Lully, il arrive à présenter la « nouvelle » pièce en respectant les dispositions ridicules imposées par son rival. En quoi cette mise en scène est-elle différente par rapport à la première ? Au-delà de certaines modifications formelles, la pièce est représentée à théâtre et non plus à la cour du roi. C’est un succès incroyable. Pendant la quatrième représentation, lorsqu’il joue le rôle du protagoniste Argan, Molière vomit du sang sur scène. Amené chez lui, il meurt le soir, laissant aux futures générations une pièce profondément comique, mais à la fois intimement tragique.
Dans son œuvre, Molière s’appuie encore une fois sur les piliers fondant son idée de comédie, à savoir le fait de plaire, d’amuser et d’instruire. Bien évidemment, l’intrigue, simple et ridicule, provoque le rire, s’agissant d’une véritable farce de la médecine. Les noms des personnages eux-aussi donnent un caractère farceur à la pièce : il est question en effet d’ordonnances de clystères et de saignées, ce qui explique le choix des noms du docteur Diafoirus, avec son fils Thomas Diafoirus, et du docteur Purgon. Il y a aussi Monsieur Bonnefoy, l’apothicaire, un personnage dont le nom est révélateur : il est l’amant de Béline, seconde femme d’Argan, lequel est tellement occupé par ses maladies qu’il ne s’aperçoit pas de la trahison de celle-ci. Si l’intrigue principale suit l’évolution des maladies d’Argan, on peut dire qu’il y a une autre histoire parallèle, une sorte d’histoire dans l’histoire : l’amour entre Angélique, la fille d’Argan, et Cléante. Il s’agit du stéréotype de la relation amoureuse au XVIIème siècle, qui s’insère dans le sillon de la tragédie de Shakespeare, Romeo and Juliet : deux amants dont le mariage est interdit par les parents. La différence entre la pièce du dramaturge anglais, écrite entre 1594 et 1596, et l’histoire d’Angélique et Cléante est que Molière, à distance d’environ 80 ans, inscrit la relation amoureuse dans une comédie et non plus dans une tragédie. Cet amour, raconté en tant qu’histoire « secondaire », exprime dans ce cas la critique vers le pouvoir décisionnel des parents dans les relations des enfants. Molière montre ainsi le sentiment amoureux sous une lumière nouvelle. Pourtant, il faut avouer que la liaison entre les deux amants est entravée par Argan, tout au long de la pièce, et que leur amour ne se résout qu’à la fin. En effet, Argan veut que sa fille épouse Thomas Diafoirus, en vue de satisfaire ses pulsions égoïstes et d’avoir un médecin dans le foyer familial, ce qui pourrait être utile à son âge.
L’un des thèmes sur lesquels se fonde la pièce, c’est l’efficacité des remèdes médicaux. Dans le troisième acte, Béralde, le frère d’Argan, insiste sur la non-maladie du protagoniste et sur l’inutilité de tous les médicaments. C’est le point central de la pièce, une sorte de duel entre ceux qui soutiennent la médecine et ceux qui la repoussent. Il suffit de lire les répliques suivantes entre Argan et son frère pour s’en rendre compte :
BÉRALDE
Le grand malheur de ne pas prendre un lavement que Monsieur Purgon a ordonné. Encore un coup, mon frère, est-il possible qu’il n’y ait pas moyen de vous guérir de la maladie des médecins, et que vous vouliez être, toute votre vie, enseveli dans leurs remèdes ?
ARGAN
Mon Dieu ! mon frère, vous en parlez comme un homme qui se porte bien ; mais, si vous étiez à ma place, vous changeriez bien de langage. Il est aisé de parler contre la médecine quand on est en pleine santé.
BÉRALDE
Mais que mal avez-vous ?
ARGAN
Vous me feriez enrager. Je voudrais que vous l’eussiez mon mal, pour voir si vous jaseriez tant. Ah ! voici Monsieur Purgon.[1]
Cet échange témoigne d’une part de la vision de la médecine comme d’une maladie de laquelle il faut guérir, afin de n’être plus « soumis » aux volontés manipulatrices des mauvais médecins ; d’autre part, Monsieur Argan n’arrive pas à répondre à la question banale que son frère lui a posée : il ne sait pas de quoi il est malade. C’est d’ailleurs un malade imaginaire.
Il y a un autre personnage qui est digne d’attention : la bonne, figure qui revient dans les pièces de Molière et qui joue en général un rôle central dans la tradition de la comédie, même dans le théâtre du XXème siècle (il suffit de penser à Mary dans La Cantatrice chauve de Ionesco). Ainsi Toinette est-elle omniprésente dans la pièce, elle se moque de son maître Argan et, en même temps, elle soutient l’amour entre Angélique et Cléante. Le rôle de Toinette devient central dans le troisième acte, quand elle abandonne les vêtements de servante et se déguise en « médecin de la médecine[2]». Les répliques ridicules entre Argan et Toinette-médecin font penser à une autre pièce qui a enrichi le panorama théâtral du XXème siècle : Knock ou le triomphe de la médecine, par Jules Romains. Cette pièce en trois actes, mise en scène pour la première fois le 15 décembre 1923, s’inspire du chef-d’œuvre de Molière et présente une nouvelle critique de la médecine dans un contexte complètement différent : nous sommes pendant l’entre-deux-guerres, dans une société désormais désagrégée. Le sous-titre de la pièce semble indiquer la victoire de la part de la médecine ; pourtant, l’intrigue révèle qu’une autre lecture est possible. Le protagoniste est Knock, un homme qui fait semblant d’être un médecin avec beaucoup d’expérience. Il prend la place du docteur Parpalaid dans le petit village de Saint-Maurice, après que le vrai docteur s’est installé à Lyon pour faire carrière. Personne ne se fait soigner par le docteur Parpalaid et Knock doit trouver une façon d’attirer une nouvelle clientèle. La solution ? Il s’allie avec le pharmacien du village et il organise des visites gratuites afin d’inventer des malheurs (on reste donc dans le cadre des maladies inventées) et que les gens commencent à dépenser beaucoup d’argent pour se faire soigner :
KNOCK
Vous comprenez, mon ami, ce que je veux, avant tout, c’est que les gens se soignent. Si je voulais gagner de l’argent, c’est à Paris que je m’installerais, ou à New York.
LE TAMBOUR
Ah ! vous avez mis le doigt dessus. On ne se soigne pas assez.[3]
Si au début tout le monde évitait le docteur Parpalaid, à la fin de la pièce on ne sait plus comment s’occuper des nombreux malades qui arrivent pour leurs traitements périodiques.
La comparaison entre les deux pièces montre que la critique de Molière et de Romains envers la médecine porte surtout sur l’ignorance des gens qui se laissent manipuler par les docteurs. Il faut bien évidemment considérer le temps qui sépare les deux pièces : par exemple les premières notions concernant la circulation du sang datent de l’époque de Molière[4]. En effet, le dramaturge a consacré beaucoup de temps à l’étude des nouveautés médicales et à tous les procédés déjà existants, comme le témoignent ses autres pièces bâties sur le thème de la médecine : L’Amour médecin, Monsieur de Pourceaugnac, Le Médecin malgré lui.
Ce qui rapproche deux dramaturges si éloignés dans le temps est l’intention de proposer une comédie qui fasse à la fois rire et réfléchir le public sur la condition de soumission aux remèdes de la médecine : c’est d’ailleurs la peur de la mort qui est la cause de cette manipulation physique et mentale. En effet, Béralde dit à propos des médecins : « Entendez-les parler : les plus habiles gens du monde ; voyez-les faire : les plus ignorants de tous les hommes[5]». Pourtant, la cible de cette critique n’est pas la médecine en tant que telle, « mais le ridicule de la médecine[6]». Manipulateur de la langue, Molière ajoute « un comique de mots qui consiste en une mise en série de vocables existants ou inventés, s’achevant tous par le son ‘ie’ qui rime avec ‘vie’ et ‘folie’[7]».
L’année 2023 est aussi le 100ème anniversaire de la première de Knock. Nous sortons d’une période plutôt complexe à cause de la pandémie qui nous a frappés. Notre santé a été mise à l’épreuve et les médecins ont joué un rôle fondamental. Il reste que l’éternelle actualité des deux pièces nous invite à réfléchir sur la fragilité de notre santé et de notre vie. On ne s’improvise pas de médecins, mais on peut être conscient de ce dont notre corps a besoin. Une fois « instruits », il ne nous reste qu’une chose à faire : s’ausculter d’une manière à la fois amusée et lucide.
« Dès que je suis en présence de quelqu’un, je ne puis pas empêcher
qu’un diagnostic s’ébauche en moi… même si c’est parfaitement inutile. »
Jules Romains, Knock, ou le triomphe de la médecine
Edoardo Galmuzzi
Università Cattolica del Sacro Cuore, Milan
NOTES
1. Molière, Le Malade imaginaire, in Tout Molière, éd. André Versaille, Paris, Bouquins, 2022, p. 1982.
2. Ibid., p. 1985.
3. Jules Romains, Knock ou le triomphe de la médecine, Paris, Belin-Gallimard, 2008, p. 45.
4. Boileau avait écrit en 1971 L’Arrêt burlesque, une œuvre dans laquelle nous trouvons la citation suivante : « L’Arrêt fait défense au sang d’être plus vagabond, errer, ni circuler dans le corps, sous peine d’être entièrement livré et abandonné à la Faculté de médecine ». Cf. Georges Couton, « Préface », dans Molière, Le Malade imaginaire, Paris, Gallimard, 2020, p. 13.
5. Molière, « Le Malade imaginaire », op. cit., p. 1980.
6. Ibid., p. 1981.
7. Christian Biet, Le théâtre français du XVIIème siècle, Paris, L’avant-scène théâtre, 2009, p. 318.