ISSN 2421-5813

Résumé :

Le début du roman Le Ventre de Paris (1873) est assez surprenant. Il semble que Zola ait voulu transmettre aux lecteurs le même étonnement éprouvé par Florent, le protagoniste, au moment de son retour à Paris après un exil de huit ans au bagne de Cayenne1. C’est l’an 1858 et ses yeux sont éblouis par la série infinie des nouveaux becs de gaz qui illuminent les grands boulevards de Paris. Ce n’est plus le Paris qu’il connaissait et qu’il avait quitté. C’est désormais une nouvelle ville, que les travaux haussmanniens2 ont complètement bouleversée : « Maintenant, il lui fallait monter, atteindre Paris, tout en haut. L’avenue lui paraissait démesurée. Les centaines de lieues qu’il venait de faire n’étaient rien ; ce bout de route le désespérait, jamais il n’arriverait à ce sommet, couronné de ces lumières » (VdP 38). Guidé au début par Mme François, Florent parcourt les rues de Paris, où il croise l’un de ses vieux amis, Gavard. Celui-ci le conduit dans une charcuterie où il rencontre son frère Quenu avec sa femme Quenu-Gradelle : « Ah ! saperlotte, ah ! c’est toi […] je t’ai cru mort » (VdP 85).

Le deuxième chapitre s’ouvre en medias res, avec l’histoire de Florent et toutes les vicissitudes qu’il a vécues avant son retour dans la ville lumière. Tout commence avec la mort de sa mère et, quelque temps plus tard, avec son arrestation qui l’oblige à l’exil. Pendant l’absence forcée de son frère, Quenu commence à travailler dans la charcuterie de son oncle et il connaît Lisa, qui deviendra sa femme. À la mort de l’oncle et après avoir hérité une somme d’argent, il ouvrira une nouvelle charcuterie dans le quartier des Halles. Quand Florent arrive à Paris, Lisa lui offre la possibilité de travailler en tant qu’inspecteur de la marée des Halles et, soumis à la force manipulatrice de sa belle-sœur, il accepte.

Le protagoniste commence aussi à fréquenter le bar de M. Lebigre avec son frère Quenu et ses amis. La plupart de leurs rencontres sont surveillées par Mlle Saget qui « était prise d’un besoin irrésistible de descendre, d’aller voir » (VdP 254). Guidés par Florent, les hommes complotent en faveur de la République et expriment leur frustration vers l’Empire3Mlle Saget informe Lisa que son mari fait partie du groupe anti-impérialiste, ce qui provoque la réaction subite de Lisa. Celle-ci en discute avec Quenu, en expliquant les risques que comporte l’opposition républicaine : « Je te laisse absolument libre […] je ne veux pas porter les culottes […] tu es le maître, tu peux risquer ta situation, compromettre notre crédit, ruiner la maison… Moi, je n’aurai plus tard qu’à sauvegarder les intérêts de Pauline » (VdP 259). Par son discours, elle arrive à convaincre son mari et elle lui impose de prendre les distances de Florent : « S’il te monte encore la tête, s’il nous compromet le moins du monde, je t’avertis que je me débarrasserai de lui carrément… Je t’avertis, tu comprends ! » (VdP266).

Dans le chapitre suivant, le décor change : on n’est plus à Paris. Après avoir raconté l’histoire de Marjolin et de Cadine4Quenu et Lisa ne cessent de redouter la menace représentée par Florent, ce qui les pousse à le chasser définitivement. Avec son ami peintre Claude, Florent quitte le quartier des Halles pour aller à Nanterre, où il rend visite à Mme François. Au milieu de la nature, dans ce locus amoenus, il éprouve « une joie pure » (VdP 322) : « Florent allait et venait, dans l’odeur du thym que le soleil chauffait. Il était profondément heureux de la paix et de la propreté de la terre » (VdP 328). Une fois terminée la visite, il faut rentrer à Paris, aux Halles, et faire face à la réalité, « ce cauchemar de nourritures gigantesques, avec le souvenir doux et triste de cette journée de santé claire, toute parfumée de thym » (VdP 334).

Entretemps, bien qu’elle se sente coupable vers Florent, Lisa cherche les preuves de son engagement politique. Elle se rend chez l’abbé Roustan, dont la réponse est rassurante : « Les moyens sont le grand piège où se prennent les vertus ordinaires… Mais je connais votre belle conscience. Pesez chacun de vos actes, et si rien ne proteste en vous, allez hardiment » (VdP 341). Ensuite, Lisa « saccage » la chambre de Florent à la recherche de quelques traces de sa ferveur révolutionnaire. L’investigation sur l’identité de Florent continue dans le cinquième chapitre, jusqu’au moment où Mlle Saget découvre son histoire, y compris son emprisonnement à Cayenne. Maintenant, tout le quartier des Halles en discute. Tout le monde est contre Florent qui « à la vérité, devenait terriblement difficile à défendre » (VdP 386). Ce sont des jours difficiles aussi pour Quenu qui se retrouve au milieu de la querelle entre son frère et sa femme. Celle-ci trouve aussi les preuves de mouvements d’argent suspects dans la chambre de Florent. Lorsqu’elle se demande s’il ne faudrait pas le dénoncer, elle se rappelle « les paroles de l’abbé Roustan » (VdP 416) et elle trouve le courage de se diriger vers la préfecture de police avec tous les documents. L’agent de police lui annonce qu’ils sont déjà sur ses traces et la rassure : « Mais on tiendra compte de votre démarche, je vous le promets » (VdP418-419). Dans les dernières pages du chapitre, on assiste au repentir du protagoniste, qui regrette d’avoir accepté son emploi d’inspecteur. Maintenant il le considère « comme une tache dans sa vie. Il avait émargé au budget de la préfecture, se parjurant, servant l’Empire, malgré les serments faits tant de fois en exil » (VdP 423).

Le dernier chapitre du roman commence par l’espoir d’une insurrection : « Huit jours plus tard, Florent crut qu’il allait enfin pouvoir passer à l’action. Une occasion suffisante de mécontentement se présentait pour lancer dans Paris les bandes insurrectionnelles » (VdP 427). Ce n’est qu’une illusion. Gavard est emprisonné : « on avait trouvé sur lui un pistolet et sa boîte de cartouches » (VdP 448). Florent tombe dans un piège organisé par Lisa et la belle Normande. Ainsi, « dans la chambre, Florent se laissait prendre comme un mouton. Les agents se jetèrent sur lui avec rudesse, croyant sans doute à une résistance désespérée » (VdP 455). Les deux amis, Florent et Gavard, sont condamnés à la déportation. Le maigre Florent a perdu sa bataille et à Paris ne restent que les Gras, « s’arrondissant, crevant de santé, saluant un nouveau jour de belle digestion » (VdP464).

À propos de l’ouvrage :

Date de publication : 19 avril 1873.
Lieu : Paris, Les Halles.
Temps : Second Empire, 1858.
Personnages principaux :

Florent : il représente les Français qui refusaient le pouvoir de Louis-Napoléon Bonaparte III pendant la période du Second Empire. Au cœur du roman, son histoire permet de découvrir les dynamiques dans un Paris politiquement bouleversé.
Quenu 
: frère de Florent.
Lisa : femme de Quenu.
Pauline : fille de Quenu et de Lisa.
Gavard : un ami de Florent.
Autres personnages : Madame François, Madame Taboureau, les trois Méhudin (Louise, Claire et la vieille), M. Lebigre, Auguste et Augustine, la Sariette, Mademoiselle Saget, Madame Lecœur, Marjolin, Cadine, Roustan.

Les thèmes principaux :

Professeure de littérature à l’Université de Lorraine, Marie Scarpa a présenté Le Ventre de Paris par Émile Zola (1840-1902) lors d’une conférence qui a eu lieu à Aoste le 26 octobre 2022. Son analyse considère à la fois plusieurs niveaux de lecture de l’œuvre, notamment les niveaux symbolique, allégorique et ethnocritique. La rencontre a permis d’aborder les thématiques principales du roman ainsi que de reparcourir l’histoire des Halles de Paris. Pendant le Second Empire, les Halles deviennent un quartier central pour la ville, un véritable « ventre de métal » où se réunissent les parisiens. En effet Le Ventre de Paris est un roman d’analyse sociologique, car il s’agit d’une loupe qui permet d’observer de près la population du quartier. Nombreux sont les tableaux réalisés par Victor-Gabriel Gilbert (1847-1933) qui traduisent en images les mots utilisés par l’écrivain. Parmi ceux-ci, on peut rappeler Le Carreau des Halles, Au marché, Le jeune boucherLa marchande de fleurs faisant ses bouquets.

Victor-Gabriel Gilbert, Le Carreau des Halles (1880).

Scarpa souligne « qu’il n’est pas étonnant que, dans un “ventre”, le couple de personnages central soit un couple de charcutiers, les Quenu-Gradelle, et que les autres personnages correspondent aux différents métiers du marché » (Les Halles de Zola. Perspective ethnocritique 97). Malgré l’image « destructrice » des charcutiers, le roman témoigne de la présence simultanée de la vieille ville de Paris et des modifications structurelles et architecturales apportées par Haussmann. La description détaillée des rues, des places et de tous les coins de Paris, avec toutes les couleurs et les saveurs qui stimulent les sens, constitue le prétexte et, en même temps, le décor qui favorise une analyse complète de la société, à partir des personnages principaux. On pourrait remarquer les doubles oppositions qui caractérisent le roman : à partir du rapport entre la ville ancienne et moderne déjà mentionné, jusqu’au contraste entre l’univers populaire et la nouvelle bourgeoisie. On ne peut pas éviter de donner une lecture sociale aux pages de Zola, dont le but était de créer une sorte d’homogénéité à travers les rapprochements des classes antagonistes.

Il faut ajouter un autre aspect pour mieux définir le contexte des Halles, à savoir le carnavalesque, au sens bakhtinien du terme5. Le thème du carnaval se dégage à partir du retour de Florent dans la ville et dans ces rues où, pendant le Second Empire, se déroule le célèbre cortège folklorique du Bœuf gras. À ce propos, il est intéressant de mentionner quelques tableaux de Bruegel l’ancien, Le combat de Carnaval et de Carême, ainsi que La cuisine maigre et La cuisine grasse. Ces tableaux traduisent visuellement la lutte perpétuelle entre l’abondance et l’absence, entre les riches et les pauvres, entre la justice et l’injustice, dont le carnavalesque zolien se fait porteur.

Pour conclure, comme l’explique Scarpa, il y aussi des références religieuses. Parmi les aliments mentionnés dans le texte, le porc est celui qui occupe une place allégorique privilégiée et qui devient le symbole des Gras. Cet animal est évoqué pour sa nature de surabondance, mais aussi pour sa signification biblique dans le rapport entre l’humain et le Christ6. On peut trouver tous ces éléments et ces thématiques à l’intérieur d’un roman qui veut être descriptif, historique, politique, social, bref naturaliste.

Bibliographie principale :

SCARPA, Marie, Le Carnaval des Halles. Une ethnocritique du Ventre de Paris de Zola, Paris, CNRS, 2000.
—, « Les Halles de Zola. Perspective ethnocritique », in L. Robert et M. Tsikounas éd., Les Halles. Images d’un quartier, Paris, Publications de la Sorbonne, 2004, pp. 93-106.
ZOLA, Émile, Le Ventre de Paris, A. Lanoux et H. Mitterand éd., « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, Paris, Gallimard, 1960.
—, Le Ventre de Paris, Marie Scarpa éd., Paris, Classiques Garnier, 2014.

Bibliographie secondaire :

Émile Zola. Carnets d’enquête. Une ethnographie inédite de la France, H. Mitterand éd., Plon, coll. Terre humaine, 1986.
CARLES, Patricia, DESGRANGES, Béatrice, Le Ventre de Paris, Paris, Nathan, coll. Balises, 1993.
HAMON, Philippe, Le Ventre de Paris, Paris, Fasquelle, coll. Le Livre de poche, 1984.

Edoardo Galmuzzi
Università Cattolica del Sacro Cuore, Milano 

  1. Le bagne de Cayenne était un des principaux bagnes pendant la période du Second Empire. Fondé en 1952 en Guyane Française, Louis-Napoléon Bonaparte III y envoyait ses opposants politiques. Les européens avaient beaucoup de difficultés à survivre dans ce lieu tropical à cause des maladies et du climat, et c’est la raison pour laquelle on a cessé de les envoyer en Amérique du Sud et on a établi un nouveau bagne en Nouvelle-Calédonie.
  2. Georges Eugène Haussmann a été un haut fonctionnaire et un homme politique français. Il est célèbre pour avoir organisé et dirigé la transformation urbaine de Paris sous le Second Empire. En effet, Napoléon III lui donne la tâche de modifier et embellir la ville de Paris en 1853 à travers la construction de gares, de théâtres, de nouveaux ponts sur la Seine, d’églises, de parcs. L’empereur lui confie aussi le nouveau réseau d’égouts et la réorganisation des rues parisiennes, avec la naissance des Champs-Élysées.
  3. En 1852, Louis-Napoléon Bonaparte III fut proclamé empereur à travers un coup d’état, ce qui a causé la fin de la Deuxième République (24 février 1842 – 2 décembre 1852) et le commencement d’un régime autoritaire régi par une nouvelle constitution. Les années 1850 ont été bouleversés par ces changements radicaux, qui ont amené à une scission politique parmi les Français : ceux qui étaient de la part de la république et ceux qui étaient de la part de l’empire.
  4. Marjolin et Cadine représentent le stéréotype des enfants des Halles et surtout des enfants abandonnés. Ils habitent, ou plutôt ils sont confinés dans les Halles, comme le témoigne l’épisode où Marjolin, tombé malade, ne peut pas aller à l’école et il est « obligé » de rester dans le quartier.
  5.  Mikhaïl Bakhtine, historien et théoricien russe, a développé la notion de « carnavalesque » pendant les années 1960. Par ce terme il fait référence à la culture européenne du Moyen Âge et de la Renaissance. En effet, le carnavalesque surgit de ses études sur François Rabelais. Le carnavalesque consiste en une forme de « réalisme grotesque » subversif caractérisé par le renversement temporaire des hiérarchies sociales, se traduisant par la prédominance des masses sur l’individualité ; Bakhtine insiste sur le corps grotesque, c’est-à-dire une caricature de la physionomie des personnages, ce qui explique le rapport entre les Gras et les Maigres aussi dans le roman de Zola.
  6. Dans le contexte carnavalesque, c’est-à-dire dans le cadre d’une célébration de la surabondance alimentaire qui marque la plupart du mois de février, le cochon devient un symbole d’impureté. L’Ancien Testament explique la répulsion du peuple juif envers le porc, à la fois en tant que viande à manger et qu’animal vivant, parce que c’était un porteur de maladies ; en plus, dans le Nouveau Testament, on raconte comment Jésus a enfermé les démons dans les corps des cochons. Dans le roman, Florent sera « sacrifié » et cet acte sera comparé à un sacrifice animal, ce qui constitue un trait typique du carnavalesque.